Open Access
Editorial
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 25, Number 3, July-September 2017
Page(s) 219 - 220
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2017058
Published online 04 December 2017

En mars 2017, Michel Wieviorka a remis à Thierry Mandon, secrétaire d'État à l'Enseignement supérieur et à la Recherche, un rapport intitulé Les sciences humaines et sociales françaises à l'échelle de l'Europe et du monde1. La lettre de mission mentionne explicitement le risque de provincialisation de la recherche française en sciences humaines et sociales (SHS). L'auteur principal, Michel Wieviorka, s'est associé la contribution de Jacques Moret, inspecteur général au ministère de l'Éducation nationale et de la Recherche. La trajectoire de M. Wieviorka rend particulièrement légitimes son point de vue et ses analyses. Outre son abondante production scientifique sur la globalisation dans le cadre du Centre d'analyse et d'intervention sociologique (CADIS), il a en effet notamment présidé l'Association internationale de sociologie ainsi qu'une commission de l'European Research Council (ERC).

Le rapport concerne bien les SHS et non la seule sociologie, même si M. Wieviorka est mieux informé, plus inquiet pour sa discipline. Il tente d'évaluer le niveau de présence des SHS françaises dans le mouvement d'internationalisation de ces disciplines. Ce rapport est un diagnostic et il s'accompagne de nombreuses propositions assez concrètes.

Le diagnostic est fin et nuancé, mais aussi sans concessions. Nulle nostalgie à avoir, pour les auteurs du rapport, pour l'époque où les grandes figures des SHS françaises (Foucault, Bourdieu, Touraine, Ricœur, etc.) étaient des phares à l'échelle internationale ; cette époque était aussi celle d'une forte politisation de la recherche et de grandes divisions idéologiques qui ne favorisaient sans doute pas la discussion des idées. Ce qui a changé depuis cet âge d'or, c'est d'abord le nombre de chercheurs, d'enseignants et d'étudiants en augmentation, mais c'est aussi la fragmentation et la spécialisation croissante des recherches, non seulement des objets mais aussi des postures qui peuvent être hypercritiques ou plus proches de l'expertise ou de la gestion : en découle le risque de ce qu'on pourrait appeler une insularisation des sciences sociales. Parallèlement, la recherche en SHS s'internationalise rapidement par l'entrée de nouvelles communautés scientifiques (pays émergents) mais aussi par la prégnance croissante des enjeux liés à la globalisation (sécurité, migrations, environnement global…). La question est alors celle de la place des SHS françaises dans ce mouvement.

Notons que cette évaluation n'est pas facile, principalement faute d'outils pour la mener. Si le CNRS a mis en place une base de données (RIBAC2) qui recense la production de ses chercheurs, il n'existe pas (encore) d'inventaire qui engloberait l'ensemble des SHS en France. Les auteurs procèdent en deux temps : dans le premier, ils évaluent la part prise par les chercheurs français dans les programmes européens, dans le second, ils tentent d'apprécier leur participation à la vie scientifique internationale à travers leurs publications, leur présence dans des congrès ou en analysant quelques indices de l'attractivité des centres de recherche français.

Quant à la présence européenne, le diagnostic est sans appel : la participation française aux programmes européens est faible, que ce soit dans le cadre des projets collaboratifs (Horizon 2020), dans celui des bourses de recherche de l'ERC ou des bourses Marie Curie. Nuançons tout de suite : certaines disciplines s'en sortent mieux (économie, sciences cognitives, linguistique, archéologie, parfois l'histoire) mais sociologie, géographie, études culturelles, philosophie sont quasiment absentes. Dans ce même contexte européen, les universités et centres de recherche nationaux attirent aussi très peu de chercheurs étrangers.

Quant aux autres modalités de rayonnement international de la recherche française, elles témoignent d'un engagement limité. Si la présence est convenable dans les colloques et congrès, elle est, par exemple, faible dans les associations internationales, les comités éditoriaux des revues, les organisations de congrès. Le seul point positif est celui des centres de recherche français à l'étranger, via des organismes comme l'Institut de recherche pour le développement (IRD) ou les structures soutenues par le ministère des Affaires étrangères pour « accompagner » la diplomatie française : s'ils maintiennent une présence et une attractivité, ils restent des initiatives partielles, insuffisantes pour affronter la globalisation.

Au-delà du diagnostic, sans appel et peu contestable, quelle analyse les auteurs proposent-ils ? On peut ranger les causes dans trois catégories : les carences d'outils, les logiques institutionnelles et in fine les cultures scientifiques.

Les outils sont principalement les soutiens que les institutions peuvent apporter aussi bien aux candidats français à des programmes internationaux qu'à des chercheurs étrangers qui viennent en France. Des améliorations sont en cours. Il s'agit aussi de l'édition scientifique française très fragmentée et du retard qu'elle a pris dans l'open access et le numérique.

Les raisons institutionnelles sont plus lourdes. Elles renvoient à un certain localisme de la recherche (auto-recrutement) et une faible valorisation des séjours à l'étranger, des publications internationales, des participations à des programmes dans l'évaluation des chercheurs. Elles tiennent aussi dans les universités aux charges d'enseignement trop lourdes alors même que les enseignants-chercheurs devraient s'engager à l'international. Les auteurs pointent également le passage parfois obligé par l'agrégation comme un obstacle important dans certaines disciplines. Ajoutons que la pratique des habilitations à diriger des recherches (exclusivité française) dans ce même moment de la trajectoire les en détourne aussi. En matière d'attractivité, la fragmentation des institutions de recherche prive aussi nombre d'entre elles de la visibilité internationale que seuls des regroupements peuvent permettre.

À la frontière de ces raisons institutionnelles et des raisons culturelles, on peut ajouter deux facteurs qui me paraissent très importants : d'une part, les démarches pluridisciplinaires restent peu valorisées en France alors qu'elles sont exigées, non seulement par les institutions internationales, mais aussi par les enjeux contemporains ; d'autre part, l'encadrement des jeunes chercheurs et des doctorants est souvent déficient et les collectifs vivants et dynamiques, indispensables pour encourager un engagement international, manquent.

Instruments et règles institutionnelles n'expliquent cependant pas tout car ces obstacles pourraient rapidement être surmontés si la volonté ou la demande existait. L'analyse se fait plus subtile quand les auteurs n'opposent pas simplement un modèle d'internationalisation à un modèle français de l'organisation de la recherche. L'internationalisation sur un modèle anglo-saxon (compétition, évaluation par des indicateurs, logique des projets de court terme, mobilités fortes) n'est pas, pour M. Wieviorka et J. Moret, la panacée, elle a ses propres travers et défauts. Il y a donc une légitimité certaine à résister à ce modèle ou du moins à entretenir une distance critique à son égard. Mais les auteurs insistent fortement sur le fait que le modèle européen – celui d'une Europe de la recherche – n'est pas celui-là. Par exemple, les bourses de l'ERC sont largement ouvertes à l'initiative venant des chercheurs eux-mêmes, elles sont pourtant peu sollicitées par les chercheurs français. Les projets collaboratifs des programmes européens ne sont pas très différents de ceux proposés par l'Agence nationale de la recherche (ANR). Il y a donc une sorte d'indifférence française à l'égard d'une Europe de la recherche. Pour les auteurs, la résistance à l'internationalisation peut aussi cacher ce qu'on pourrait appeler le confort du localisme, voire un repli arrogant sur soi et sur un passé idéalisé.

Le rapport pose ainsi la question, centrale selon moi, de la manière dont on pense le rôle des sciences sociales. L'analyse de M. Wieviorka et J. Moret insiste bien sur le fait que la situation actuelle n'est plus celle des années 1960 quand les chercheurs de ces disciplines étaient au nombre de quelques dizaines et pouvaient se voir comme l'indispensable conscience critique d'une société nationale en phase de modernisation. Aujourd'hui, ils sont quelques milliers et fortement sollicités par les tâches d'enseignement. Les défis auxquels leurs travaux s'intéressent sont aussi bien différents, liés notamment à la globalisation et ils requièrent donc des points de vue et des échanges allant au-delà des contextes nationaux. La montée en généralité ne peut s'opérer sans élargir les regards. Mais aussi, à mon avis de sociologue francophone et non français, une réflexion doit être menée sur les apports de la sociologie, qui devrait conduire les chercheurs en SHS à intégrer dans leur travail et leurs théorisations les impacts escomptés de leurs recherches. En d'autres termes, la réflexivité doit s'alimenter du désir « de contribuer à penser et de là à résoudre des problèmes3 ».


1

Wieviorka M. (avec Moret J.), 2017. Les sciences humaines et sociales françaises à l'échelle de l'Europe et du monde. Rapport à Monsieur Thierry Mandon, secrétaire d'État à l'Enseignement supérieur et à la Recherche, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 101 p., https://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/SHS/50/8/RapportSHS_EP1_07032016_743508.pdf.

2

Recueil d'informations pour un observatoire des activités de recherche en SHS.

3

Ibid., p. 77.


© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2017

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