Open Access
Publication ahead of print
Journal
Nat. Sci. Soc.
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2025034
Published online 08 July 2025

© G. Giacchè et C. Aubry, Hosted by EDP Sciences, 2025

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

Selon les estimations des Nations unies (2022), la population mondiale atteindra 9,7 milliards de personnes d’ici 2050 (soit une augmentation de 20 % de la population actuelle)1. Selon la Banque mondiale, la tendance à une concentration de la population dans les villes tendrait à se confirmer, voire à s’accentuer2. Ces prévisions tendancielles nous obligent à réfléchir à la planification et à l’aménagement des villes dans une perspective de durabilité. La prise de conscience des effets de l’urbanisation (imperméabilisation des sols, îlot de chaleur, perte de biodiversité, distension des liens sociaux…) et des nuisances urbaines (pollutions du sol et de l’air…) incite à réfléchir à un nouveau modèle de ville (Véron, 2008), notamment face au changement climatique. Le référentiel de la ville durable (Charte d’Aalborg 1994 : Charte d’Aalborg + 10, 2004) invite à intégrer la dimension environnementale dans la conception et l’aménagement des espaces urbains en utilisant les ressources de manière économe tout en améliorant leur qualité (air, sol, biodiversité) pour le bien-être des hommes et des écosystèmes. Plus récemment, les villes se sont intéressées aussi et de plus en plus à leur système alimentaire. Le pacte de Milan (MUFPP, 2015) marque un tournant vers l’engagement des collectivités dans la structuration de systèmes alimentaires urbains plus durables, c’est-à-dire « inclusifs, résilients, sûrs et diversifiés, qui fournissent une alimentation saine et abordable à toutes les personnes dans un cadre fondé sur les droits de l’homme, qui minimisent les déchets et préservent la biodiversité tout en s’adaptant et en atténuant les impacts du changement climatique ». La planification alimentaire urbaine devient ainsi un objet d’action publique et de recherche.

En France, le débat sur la ville durable a été profondément impacté par les lois Grenelle de 2009-2010 qui ont offert aux aménageurs un cadre renouvelé d’intervention, et aux élus une réorientation de leurs actions en faveur de l’écologie, de l’environnement et de la biodiversité. Dans la continuité des Grenelle de l’environnement, le plan Ville durable est mis en place en 2010, avec notamment le programme « Restaurer et valoriser la nature en ville », initié par le secrétariat d’État à l’Écologie. Le maintien de l’agriculture urbaine et périurbaine est reconnu alors comme un enjeu majeur pour une gestion durable des territoires et va devenir l’un des maillons de la transition écologique (Dumat et al., 2016). Dix ans plus tard, en 2020, le ministère de la Transition sociale et écologique et le ministère de la Cohésion des Territoires lancent une nouvelle « feuille de route de la ville de demain ». L’agriculture urbaine est identifiée comme un levier pour « accélérer les transitions en faveur de l’aménagement urbain durable3», notamment dans les quartiers prioritaires. Dans ce cadre, l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) lance, en février 2020, l’appel à Projets « les quartiers fertiles ». Ce programme a pour ambition de soutenir la mise en culture, à terme, de 100 quartiers du Nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU). L’agriculture urbaine est identifiée comme un levier de transformation urbaine pouvant agir à la fois sur la dimension économique, favorisant l’attractivité des quartiers avec la création d’emplois, sur la dimension sociale avec l’amélioration du cadre de vie et la cohésion sociale, ainsi que sur la dimension environnementale à travers la préservation des ressources naturelles.

Par ailleurs, la crise de la COVID a mis l’accent sur les fragilités de notre système d’approvisionnement urbain ainsi que sur les difficultés à satisfaire les besoins alimentaires des publics les plus précaires et sur les difficultés d’accès de ces mêmes publics à des espaces naturels de proximité. Le ministère de l’Agriculture, avec le volet « Jardins partagés et agriculture urbaine » du Plan de relance 2021, a mis à disposition des moyens financiers importants pour un déploiement des jardins partagés ou collectifs, tout en soulignant l’importance de garantir un ancrage territorial de ces projets. Au-delà de ces dispositifs nationaux récents, on constate, depuis une dizaine d’années, un engouement à l’échelle locale pour le développement de ces initiatives d’agriculture urbaine à travers le lancement d’« appels à manifestation d’intérêt » (AMI) ou d’appels à projet (AAP) comme, par exemple, le programme Parisculteurs de la ville de Paris (2016-en cours).

Ce foisonnement d’actions publiques en faveur du développement de l’agriculture urbaine et de la re-territorialisation de l’alimentation urbaine semble motivé, pour une grande part, par le potentiel de contribution attendue à l’accélération des transitions territoriales (alimentaires, écologiques, agricoles…). Toutefois, la démultiplication de ces financements, souvent ponctuels et limités aux investissements, interroge aussi la capacité des territoires à réguler l’inscription des agricultures urbaines en termes d’accès aux ressources et à leur donner une cohérence et une priorisation en termes d’objectifs (végétalisation urbaine, accès aux aliments frais auprès de populations précaires, conservation de la biodiversité…).

On constate également un foisonnement des recherches sur l’agriculture urbaine depuis une vingtaine d’années. Des revues de littérature essayent de systématiser les connaissances acquises, par exemple, sur ces fonctions et caractéristiques (Orsini et al., 2020), les services écosystémiques (Evans et al., 2022) et les bénéfices socioculturels (Ilieva et al., 2022), les impacts sur la santé (Audate et al., 2018) et la justice alimentaire (Horst et al., 2017). Comme le montrent ces articles, si les multiples bénéfices de l’agriculture urbaine sont désormais tenus pour acquis, les possibles effets négatifs et la nécessité de prévoir des mesures d’atténuation/évitements de ces effets sont de plus en plus mis en avant. Les recherches en agriculture urbaine sont souvent situées en reposant sur des approches empiriques tout en produisant des connaissances qui ont un objectif transformateur (Salomon Cavin et al., 2021). Cependant, comme le démontrent ces auteurs, par une mise en perspective entre les contextes français et nord-américain de la recherche en agriculture urbaine, les pratiques et les épistémologies de la recherche se situent dans un contexte académique et socioculturel qui détermine différentes formes d’engagement, allant de l’activisme aux prestations d’appui. Dans cet article, nous mettons la focale sur une modalité d’engagement spécifique dans le champ de recherche en agriculture urbaine, à savoir le processus de construction des savoirs sur l’agriculture urbaine et leur mobilisation par les acteurs via la démarche mise en place par le bureau de recherche et d’expertise en agriculture urbaine, Exp’AU. Pour cela, nous présenterons d’abord l’origine et le fonctionnement d’Exp’AU et nous préciserons ensuite les référentiels théoriques et méthodologiques qui orientent la démarche réflexive et sa pratique opérationnelle. Enfin, nous indiquerons les modalités de coconstruction de la méthode METH-EXPAU et de ses modes de transfert, pour conclure en soulignant ses perspectives de développement mais aussi les limites et les difficultés dans l’application de la démarche.

Le bureau de recherche et expertise Exp’AU

La montée en puissance de la thématique de l’agriculture urbaine est à l’origine de la création, en 2012, de l’équipe « Agricultures Urbaines » au sein de l’unité mixte de recherche SADAPT (INRAE-AgroParisTech). Christine Aubry, fondatrice de l’équipe, a également créé, en 2015, Exp’AU (Expertise en Agricultures Urbaines), une structure d’interface entre la recherche et la société, afin de pouvoir observer ce mouvement en l’accompagnant. Exp’AU est une structure à l’interface : 1) des pratiques de transfert d’AgroParisTech et de l’INRAE ; 2) du monde académique et de la société ; 3) de plusieurs domaines disciplinaires, des sciences agronomiques aux sciences humaines et sociales.

En ce qui concerne le premier point, il faut souligner qu’Exp’AU opère sous l’égide d’AgroParisTech Innovation4 (anciennement Adeprina), mais il revendique son ancrage dans les pratiques de recherche-action qui caractérisent le département Action, Transitions et Territoires-ACT (anciennement SAD) d’INRAE dont est membre l’UMR SAD-APT (Albaladejo et Casabianca, 1997).

Exp’AU a été créé pour répondre à des sollicitations émergeant du terrain en matière d’agriculture urbaine, tout en capitalisant sur les données et les résultats de missions pour la production d’articles, la formalisation des questionnements de recherche ou l’enseignement supérieur agronomique. Les acteurs du territoire (collectivités, élus, services techniques, bailleurs, etc.) sont souvent démunis pour définir les formes d’agriculture urbaine adéquates au regard de la spécificité des espaces urbains dont ils disposent et des dynamiques territoriales qui les traversent. L’implantation de ce type de projets fait émerger de multiples questions liées à leur pertinence et à leur faisabilité sur les territoires concernés. Quelles sont les attentes des différents acteurs et des habitants ? Quels types de projet (commercial ou non, pérennes ou pas…) peut-on implanter ? Quelles superficies sont nécessaires ? Comment, plus précisément, mettre en place un jardin partagé ou une microferme (trouver les lieux, les acteurs, dimensionner les aides…) ? D’un point de vue pratique et opérationnel, il s’agit d’accompagner des partenaires publics ou privés dans l’aide à la décision pour la mise en place de ces projets. La nature des relations entre Exp’AU et les commanditaires est régulée par l’établissement, à côté d’une convention administrative, d’une annexe technique et scientifique qui précise les objectifs de la mission de prestation intellectuelle, le questionnement et les objectifs de la mission ainsi que les méthodes employées, les livrables et le calendrier. Cela se traduit en une « recherche commanditée » où l’objet d’étude est un « objet négocié » avec le commanditaire (Albaladejo et Casabianca, 1997). Les commanditaires font appel à nous en qualité d’experts en nous assignant une position d’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO). Cependant, ce rôle nous permet de nous situer dans le cadre d’une recherche-action (Hugon et Seibel, 1988) avec son double objectif de transformer les espaces urbains à travers la mise en place des projets d’agriculture urbaine et de produire des connaissances concernant ces transformations. La posture adoptée dans l’action consiste en l’accompagnement des acteurs pour garantir la qualité du processus qui aboutit à la prise de décision, en se positionnant « en amont de la décision technique, pour appuyer la réflexion des différents acteurs concernés, en vue de parvenir à une représentation partagée et des voies possibles » (ComMod Collectif et Bousquet, 2009, p. 82). Il s’agit d’aider les commanditaires à décaler leur regard du projet (visé/souhaité) afin d’interroger ces acteurs sur la pertinence et la correspondance entre les fonctions souhaitées et les demandes urbaines, mais aussi entre les ressources nécessaires à la mise en place des projets et les ressources territoriales. En parallèle, nous adoptons une approche empirico-inductive. Nous passons des « faits observés, cas singuliers, données expérimentales, situations » à une connaissance générale (Martin, 2012) sur ces processus qu’investissent les villes. Les phases d’enquête sur le terrain et les phases d’analyse et traitement des données se succèdent mais aussi s’interpénètrent. L’enquête fait progresser la connaissance, elle suscite aussi de nouvelles questions. La recherche et l’action se nourrissent. Lors de missions de prestation, nous adoptons autant que possible les mêmes outils (grilles d’entretien, grilles de lecture, cartographies des acteurs et des espaces…) afin de collecter les mêmes données sur des territoires différents. La création de ces bases de données permettra ensuite de pouvoir les exploiter pour approfondir des interrogations et questionnements sur la diversité de ces agricultures (formes, fonctions, systèmes) et leurs modalités d’insertion territoriale (dispositifs, pratiques, acteurs, ressources).

Référentiel théorique et d’action

Depuis une vingtaine d’années, on observe la montée en puissance d’un processus de re-territorialisation de l’agriculture, qui consiste en « un mouvement de retour de l’agriculture vers le territoire » (Rieutort, 2009), mais aussi « pour » les territoires (par exemple l’approvisionnement des cantines scolaires avec des produits locaux). Ce mouvement porte « de nouveaux référentiels de production, de nouveaux objectifs » (Rieutort, 2009) en produisant des ressources socioterritoriales spécifiques. La territorialisation de l’agriculture « désigne la construction d’un rapport étroit entre l’activité agricole et les caractéristiques du territoire, en lien avec les autres activités présentes » (Magrini et al., 2016). Ces auteurs soulignent que ce rapport repose aussi sur un ensemble d’interactions sociales, politiques et économiques qui conduisent à la production des ressources matérielles et immatérielles, notamment des connaissances. Ce processus s’appuie sur des apprentissages collectifs et des dispositifs institutionnels qui légitiment la production de ces biens et « ressources territoriales » (Gumuchian et Pecqueur, 2007 : Lajarge et al., 2012).

On constate ainsi que ce processus de territorialisation s’articule autour de deux mouvements parallèles. D’une part, celui d’une agriculture localisée autour des villes qui se reterritorialise en réponse à une demande urbaine croissante de produits et de services de proximité. Ce mouvement vise à structurer notamment un modèle alimentaire territorialisé qui émerge et tend à se substituer au système alimentaire dominant, ce dernier étant caractérisé par un processus de déconnexion entre producteur et consommateur et de déterritorialisation de la production. D’autre part, celui d’une agriculture multifonctionnelle qui investit et reconquiert l’espace urbain, en participant à la production d’une ville fertile et « renaturalisée » qui rompt avec le modèle de la ville dense, moderne, fonctionnelle où l’agriculture, les liens au vivant et à l’alimentation n’avaient plus leur place. La négociation pour l’utilisation des ressources telles que le foncier, l’eau, la main-d’œuvre est alors implicite, et inscrite dans la définition même de l’agriculture urbaine en tant qu’activité « localisée en ville ou à sa périphérie, dont les produits sont majoritairement destinés à la ville et pour laquelle il existe une alternative entre usage agricole et non agricole des ressources » (Moustier et Mbaye, 1999). Il devient de ce fait essentiel de caractériser la diversité des espaces urbains et des ressources activées par le processus de territorialisation afin de mieux comprendre le rôle de l’agriculture urbaine dans la production d’une ville plus durable.

Pour étudier et accompagner ce mouvement, nous faisons appel aux sciences territoriales (Magnaghi, 2010 : Lajarge, 2011 : Feyt et al., 2012) qui articulent l’action et la recherche, depuis le choix du terrain et des problématiques, la définition des protocoles, jusqu’aux transferts des résultats. Le territoire est ici à la fois le cadre d’action et d’intervention des collectivités et un objet d’investigation. L’objectif partagé (ou négocié) devient la « capitalisation de l’expérience au service de la production de connaissances » (Feyt et al., 2012). Ce processus passe par une recomposition des savoirs disciplinaires et opérationnels pour accéder à une « conscience du lieu » (Magnaghi, 2010) fondamentale pour activer et mobiliser les énergies socioterritoriales (Poli, 2019). Nous avons pu constater que le succès de ces projets repose à la fois sur de fines connaissances des ressources socioterritoriales existantes et potentielles (Pouvesle et al., 2019) et sur une large acceptation du projet par l’ensemble des acteurs, des élus et services des collectivités, sans oublier celle des habitants qui résident à proximité de lieux d’implantation. Les projets d’agriculture urbaine ne sont pas des projets « prêts à porter » mais ils doivent se construire en « cousu main » et s’ancrer dans les territoires.

METH-EXPAU : son déploiement et transfert

Nous voudrions ici rendre compte du processus de coproduction des connaissances et des savoirs sur et pour l’agriculture urbaine, à travers le déploiement de l’itinéraire méthodologique METH-EXPAU ainsi que de ses modalités de transfert auprès des collectivités territoriales. Cet itinéraire a été conçu pour accompagner des acteurs publics et privés dans la mise en place de projets d’agriculture urbaine. Il se structure en trois étapes : le diagnostic territorial, la définition de la gamme de possibles, la sélection des procédures adaptées pour la mise en place des projets (Giacchè et al., 2021). À cet itinéraire est adossée une boîte à outils sous forme de tableau-guide avec la liste des thèmes à aborder lors de la phase de diagnostic, ainsi que des fiches synthétiques, thématiques et méthodologiques. Cet itinéraire a fait l’objet d’une déclaration d’invention Inrae5 en 2019 ainsi que de la rédaction d’un guide opérationnel en 2022.

Nous distinguons ici deux modalités d’application de la méthode : son déploiement, entre 2015 et 2021, par les chargés de mission Exp’AU, et son transfert auprès d’un public cible, notamment les détenteurs du foncier (collectivités, aménageurs, bailleurs) [2019-en cours].

La coconstruction des savoir-faire et des savoirs de et sur l’agriculture urbaine

Cette méthode se déploie dans un contexte de coconstruction avec les parties prenantes des territoires concernés. Nous entendons par coconstruction « un processus volontaire et formalisé sur lequel deux ou plusieurs individus (ou acteurs) parviennent à s’accorder sur une définition de la réalité (une représentation, une décision, un projet, un diagnostic) ou une façon de faire (une solution à un problème) » (Foudriat, 2019, p. 17). Dans notre cas, il s’agit de l’interaction entre les chargés de mission Exp’AU et les chercheurs, d’une part, et les acteurs locaux, notamment les agents des services des collectivités et/ou les élus, d’autre part. Tout au long des missions, les relations entre les deux parties permettent d’arriver à la définition d’un diagnostic territorial partagé ainsi qu’à l’identification des pistes d’action pour le développement de l’agriculture en ville. Afin d’éclairer ces processus et les modalités d’interactions, nous nous appuierons sur la vingtaine de missions de prestation intellectuelle réalisées spécifiquement auprès de collectivités territoriales depuis le lancement d’Exp’AU, une dizaine d’autres missions ayant été réalisées au bénéfice d’agences de l’État, d’entreprises, d’associations plus rarement, n’ont pas été prises en compte.

Dans le tableau 1, ont été indiquées les étapes qui caractérisent le déroulement d’une mission et les objectifs associés, en détaillant les acteurs y participant et les types d’interactions. L’objectif est ainsi de mieux expliciter l’influence des différents acteurs dans la production des savoirs de et sur l’agriculture urbaine, lesquels se produisent tout au long du processus du diagnostic territorial, et son insertion dans les territoires.

Toutes les missions sont précédées d’une phase qui permet de poser le cadre de la commande et de définir le contenu de la prestation qui sera ensuite formalisé dans une annexe technique et scientifique (étape 0. Poser le cadre). Le premier contact se fait généralement avec un responsable de secteur de la collectivité (espaces verts, transition écologique, politique de la ville…) à la suite d’une commande politique. Il s’agit de décrypter et de traduire la demande sociale dans des thématiques scientifiques. Les commanditaires cherchent des experts pour les aguiller dans la définition d’un projet d’agriculture urbaine dans un périmètre spatial défini avec des objectifs concrets à atteindre. Généralement, les sollicitations reçues portent sur deux types de périmètre : un espace vacant ou sous-utilisé (un parking désaffecté, une toiture, une friche…) nécessitant d’être redynamisé par la création de fermes participatives et/ou productives, ou un quartier investi par des opérations d’aménagement ou de rénovation en quête d’une identité pour se démarquer. L’alimentation locale, l’innovation sociale ou technologique (par exemple la circularité des flux et des matières), les enjeux de rentabilité économique sont souvent évoqués. Dans une moindre mesure, nous avons reçu des sollicitations à l’échelle de la ville issues d’une vision globale et stratégique reconnaissant dans l’agriculture urbaine un levier pour améliorer le cadre de vie global (confort thermique, espace de sociabilité, production locale d’aliments). Dans tous les cas, les questionnements des acteurs rencontrent une question de recherche. Il s’agit de repréciser les objectifs en les recontextualisant dans une problématique plus large. Pour Exp’AU, les objectifs de la commande doivent faire sens pour produire des connaissances scientifiques nouvelles et/ou tester des méthodes ou des hypothèses. Par exemple, si pour une commune de la première couronne parisienne, l’objectif premier était de développer l’agriculture urbaine sous des formes essentiellement productives et marchandes pour l’alimentation locale de qualité ; pour Exp’AU, il s’agissait de comprendre les contraintes et les leviers relatifs aux agricultures urbaines dans toute leur diversité et multifonctionnalité dans une commune particulièrement dense, dont un tiers de la population est constitué de cadres supérieurs. Autre exemple, dans une commune de la deuxième couronne parisienne, dont la moitié des habitants sont des retraités ou des ouvriers, la communauté d’agglomération avait pour objectif d’identifier des usages agricoles compatibles dans une optique d’accessibilité alimentaire au regard des potentialités et des contraintes du site, notamment la qualité du sol ; la question centrale pour Exp’AU était de comprendre comment des projets d’agriculture urbaine pourraient s’insérer au sein d’un des premiers grands ensembles d’Île-de-France, tout en considérant l’évolution des besoins urbains. Dans les pays industrialisés, au sein d’une même région, on constate que les attentes des collectivités par rapport à l’agriculture urbaine, et notamment vis-à-vis de ses contributions alimentaires, varient en fonction du contexte socioéconomique local (Mansfield et Mendes, 2013).

Les échanges préliminaires permettent de créer un accord autour d’un questionnement partagé, les acteurs acceptent d’emblée que l’analyse territoriale puisse remettre en question leurs idées et objectifs premiers, voire la pertinence même du projet d’agriculture urbaine. Dans chaque mission, deux instances sont mises en place pour assurer le suivi. D’une part, le comité technique auquel participent le chargé de mission6 et le référent principal, afin de pouvoir discuter des avancements de la mission tout en partageant la méthode (liste d’acteurs à interroger, espaces à visiter…) et les informations recueillies. La participation des référents (Tab. 1) se traduit par des formes très diverses d’interventions comme la collaboration dans la collecte des données, l’assistance dans l’élaboration des résultats et la contribution à la définition des choix possibles, avant leur présentation au comité de pilotage. Pour arriver à la prise de décision, cette deuxième instance est élargie aux élus ainsi qu’aux autres directions concernées dans la ville.

La diversité des territoires et des questionnements nous a conduite à formaliser l’étape du diagnostic en la structurant en trois thématiques prioritaires associées à trois échelles géographiques. Les trois étapes consistent en l’évaluation agrotechnique à l’échelle de la parcelle, l’analyse du contexte sociospatial à l’échelle du quartier pour caractériser la demande urbaine d’agriculture en ville et enfin les dynamiques agri-alimentaires à l’échelle du territoire pour limiter les concurrences entre agricultures urbaines et autres agricultures proches tout en favorisant les complémentarités (Giacchè et al., 2021). Nous avons ainsi établi une liste des données généralement accessibles et disponibles au regard des thématiques et des échelles, ainsi que des éléments et des informations à collecter en amont pour bien identifier la faisabilité des projets. La phase de collecte des données s’avère très chronophage car les sources de données sont multiples et souvent dispersées (documents cartographiques et statistiques, images, photos, rapports, documents, dire d’acteurs) et à différentes échelles (villes, quartiers…). Les dirigeants de secteurs (espaces verts, environnement, transition écologique, politique de la ville, développement durable, démocratie participative, économie sociale et solidaire…) sont des interlocuteurs privilégiés car ils détiennent souvent des informations primordiales (historique des usages des espaces et leur destination future, connaissance des acteurs locaux, des fonctionnements des secteurs et des procédures) et nous permettent aussi d’accéder à des documents non publiés (rapport, bilan, diagnostic). Il s’agit de recomposer les connaissances et les informations nécessaires en stimulant l’activation des passerelles et des échanges interservices, rares dans des collectivités le plus souvent organisées en silos. Pour compléter cet état de lieux, il faut également interroger les acteurs du territoire directement ou indirectement concernés à l’aide d’une grille d’entretiens semi-directifs afin de faire émerger les ressources présentes à l’échelle territoriale ainsi que les freins ou contraintes au développement des agricultures urbaines. Tout d’abord, il s’agit d’interroger les principaux « bénéficiaires » de ce projet, c’est-à-dire les habitants. Les limites imposées par les ressources humaines et la temporalité des missions induisent des biais car, souvent, on passe par des documents orientés sur le projet (projets présentés dans le cadre du budget participatif, comptes rendus des conseils de quartiers, balades urbaines, rapports) et on interroge des habitants à statut spécifique (comités de quartier, amicales, associations…). Toutefois, si les projets s’inscrivent dans le cadre d’un projet d’urbanisme opérationnel plus vaste, s’ouvrent alors des possibilités d’interroger plus largement les habitants, notamment lors des phases de concertation prévues par le code de l’urbanisme ou de s’appuyer sur des espaces (la maison du projet) et des services de la ville (démocratie participative) facilitant la démarche. Les autres acteurs potentiellement concernés sont les aménageurs et les promoteurs ou d’autres structures porteuses des projets d’agriculture urbaine dans le territoire qui pourraient entrer en concurrence. On peut aussi élargir la focale en s’adressant à des structures en charge des missions en lien avec l’agriculture urbaine (les structures de collecte et de valorisation des déchets, de distribution d’aide alimentaire, les établissements scolaires, les associations en lien avec l’alimentation, la nature et l’environnement, l’insertion professionnelle). L’intérêt de la mise en place d’un projet d’agriculture urbaine réside aussi dans les liens qui peuvent se tisser avec d’autres secteurs sur le territoire. Toutefois, la démarche de diagnostic peut être plus ou moins inclusive en fonction de l’ambition du projet, de la volonté politique, des objectifs attendus, de la disponibilité et de l’intérêt des acteurs. Une analyse croisée des sources bibliographiques et documentaires ainsi que des comptes rendus de réunions, d’entretiens (voire leur retranscription intégrale) à l’aide d’une grille de lecture aboutit à une cartographie des acteurs et des espaces ; la détermination des enjeux et à leur spatialisation ; une synthèse des dynamiques en cours aux trois échelles géographiques étudiées. La présentation des résultats du diagnostic prend la forme de cartographies où les espaces ainsi que les acteurs et leurs besoins (parfois contradictoires) peuvent ressortir. Il s’agit d’expliciter la présence (ou pas) des conditions préalables au développement des agricultures urbaines dans un contexte situé et caractérisé par ses propres dynamiques. Ce moment permet à la fois de partager les informations entre les différents services et de faire le lien dans une perspective de transversalité, mais aussi d’expliciter les enjeux afin de repenser « leur hiérarchisation en fonction des dynamiques observées et des objectifs visés » (Lardon et Piveteau, 2005). Cela conduit aussi à une confrontation entre enjeux et acteurs. Par exemple, l’objectif communal d’une production alimentaire locale et accessible au sein d’un quartier prioritaire dans un grand ensemble est entré en tension avec une appropriation habitante préalable des espaces de pied d’immeuble pour des fonctions récréatives de proximité. Un phasage échelonné dans le temps, qui passe par des opérations de préfiguration, semble une solution pertinente pour arriver à une complémentarité des usages (en se concertant avec les habitants sur un partage de l’espace, dans l’exemple ci-dessus). Cette étape conduit ainsi les acteurs publics à prendre aussi en compte les points de vue et les temporalités de différentes catégories d’acteurs interrogées et à identifier les solutions plus en lien avec les dynamiques et les attentes sociétales, voire avec les caractéristiques des espaces. Cela peut amener, dans certains cas, à un changement des objectifs et des attentes dans le développement de l’agriculture urbaine. Ainsi, la ville dense dans la petite couronne parisienne précitée, souhaitant la mise en place d’une diversité de formes commerciales d’agriculture urbaine à visée d’alimentation de qualité, a été confrontée aux caractéristiques de surfaces disponibles (espaces réduits en plein sol, souvent contaminés, faibles ensoleillements) ainsi qu’aux demandes sociétales privilégiant des formes non professionnelles à orientation de lien social entre habitants. De même, les acteurs socioéconomiques locaux n’étaient pas encore prêts à répondre à une offre locale de produits alimentaires, car le marché de Rungis à proximité correspond à leurs demandes (Giacchè et al., 2021). Les liens entre l’offre agricole et alimentaire existante ainsi que l’acceptabilité et la demande sociétale (notamment à l’échelle du quartier) nous ont alors conduits à orienter la ville vers la mise en place des projets de jardinage collectif et des projets professionnels à vocation sociale et pédagogique, si besoin en bacs hors sol dans les espaces trop pollués7.

Ces étapes de définition de la gamme des possibles (étape 2) et, ensuite, des procédures adaptées (étape 3) à leur mise en place suivent l’état de lieux. Souvent, un travail de sensibilisation préalable à l’étape 2 est réalisé afin de déconstruire l’idéalisation fréquente de l’agriculture urbaine en tant que vecteur d’emplois, de rentabilité économique en propre, dans la production quantitative d’aliments frais et locaux, de cohésion sociale, d’adaptations aux changements climatiques, etc. D’une part, il est quasiment impossible de trouver un projet qui puisse maximiser la réponse à tous les enjeux identifiés, de même que chaque enjeu nécessite une solution adaptée à son échelle. Pour cela, à la fin du diagnostic, il s’avère nécessaire d’arriver à prioriser les enjeux de manière réaliste. Par exemple, la réduction des îlots de chaleur urbains ne peut pas se résoudre avec la végétalisation d’une seule toiture ; la création d’une ferme urbaine de 1 000 m2 ne pourra pas satisfaire la demande des fruits et légumes des habitants d’un quartier ni trouver son modèle économique par la seule vente, sauf à s’orienter vers des productions de niche largement déconnectées des attentes de la plupart des riverains, etc. En effet, il est aussi important de prendre en compte les potentielles retombées négatives en termes de justice sociale et/ou alimentaire de certains projets dits « productifs » d’agriculture urbaine.

Fréquemment, on constate que les collectivités (au moins en Île-de-France) priorisent des projets visant à fournir des services écosystémiques à côté, voire en premier lieu, par rapport à de la production alimentaire locale. Cependant, la proximité géographique n’est pas le seul facteur déterminant la structuration d’une filière courte et directe : en particulier, les formes commerciales sont composées fréquemment d’une multitude de parcelles de petite taille qui rendent très complexe la logistique commerciale (Provent et Raton, 2022) et, de ce fait, fragilisent les modèles économiques. Par ailleurs, les collectivités négligent souvent d’autres types de productions (fleurs coupées, plantes tinctoriales, plants potagers ou ornementaux, très demandés en ville) qui peuvent être proposés par certains porteurs de projets ou par d’autres agriculteurs qui voient dans ces productions des formes de complémentarité, voire d’associations possibles entre urbain et périurbain.

C’est pourquoi nous encourageons les collectivités à organiser des temps de travail collectif en associant les différentes parties prenantes afin de coconstruire des scénarios partagés de développement de l’agriculture urbaine. Chaque territoire présente ses caractéristiques et doit trouver ses réponses et outils pour la mise en place de projets adaptés. L’objectif est d’arriver à définir une feuille de route et des pistes d’action adaptées aux formes d’agriculture urbaine identifiées comme les plus consensuelles. La qualité d’expert « neutre » d’Exp’AU permet aussi d’impliquer dans la démarche d’autres acteurs que ceux initialement « convoqués » par les autorités du territoire ou connus d’elles. La typologie des acteurs impliqués et leurs modalités de participation sont adaptées en fonction du territoire. Les modalités d’interaction conseillées pour impliquer davantage les acteurs du territoire sont la mise en place d’ateliers de sensibilisation et de consultation pour faire se rencontrer les acteurs et permettre de capitaliser sur les informations, et définir ainsi collectivement les enjeux associés au développement de l’agriculture urbaine à l’échelle territoriale. L’objectif est de créer des espaces de dialogue et de créativité qui puissent stimuler l’interconnaissance et la coconstruction des scénarios. Cependant, si les collectivités sont encore en phase de réflexion en amont, elles ne préfèrent généralement pas activer ce processus de consultation large, qui risque d’entraîner des attentes fortes des acteurs du territoire et des habitants. Si ces moments de consultation et de confrontation sont pratiqués, on constate que c’est la remontée des connaissances et des attentes provenant du public qui est privilégiée, les autorités gardant fréquemment une grande prudence quant à leurs enjeux propres. Si on se réfère à l’« échelle d’Arnstein » (1969), la participation citoyenne ici constatée se situe entre la « coopération symbolique » (pour des projets professionnels marchands qui sont souvent délégués à des acteurs du secteur) et un pouvoir effectif des citoyens par la mise en place d’un partenariat (notamment pour l’installation des jardins partagés) : leur degré d’influence sur la prise de décision reste cependant limité aux espaces assignés et doit s’inscrire dans des démarches institutionnalisées.

La participation des acteurs tout au long de la phase du diagnostic, depuis le partage des informations jusqu’à la définition des priorités d’action, est cependant favorable à une meilleure acceptabilité de ces projets, voire, mais cela mérite d’être vérifié sur le moyen terme, à une plus grande pérennité de ces projets.

Si, dans le cadre de missions, des connaissances situées permettent d’aboutir à des pistes d’action concrètes et à une montée en compétence des services de la ville, d’autres connaissances plus fondamentales sur les agricultures urbaines et leurs modalités d’intégration territoriale ont été capitalisées par Exp’AU en vue d’une montée en généricité. Notre travail de production, de capitalisation des données et d’actualisation des référentiels, du fait de ces expériences partagées avec les porteurs de projet, les collectivités et les chercheurs, est un processus continu, compte tenu de la diversité des initiatives et du dynamisme du secteur. Celui-ci étant récent, il n’existe pas encore de référentiels technico-économiques et/ou juridiques/réglementaires partagés et stabilisés qui puissent servir de références indiscutables pour orienter et guider les choix. Les retours d’expériences dans le secteur de l’agriculture urbaine contribuent donc à la construction de ces référentiels et à l’établissement des conditions minimales (en termes de surface, portance, qualité de sol…) pour la mise en place de ces projets, sachant que ces données sont évaluées au regard de chaque contexte et porteur de projet.

Tab. 1

Processus de coconstruction du diagnostic territorial (réalisation : G. Giacchè, C. Aubry).

Le transfert de la méthode et son appropriation

L’itinéraire méthodologique METH-EXPAU a été transmis dans le cadre de formations initiales et continues. Un module sur la méthode METH-EXPAU a également été intégré dans le parcours de master de la dominante « Ingénierie des Espaces Végétalisés Urbains » (IEVU) d’AgroParisTech. Il s’agit de donner des outils méthodologiques aux futurs professionnels du secteur. Un point à souligner concerne les compétences nécessaires pour travailler en agriculture urbaine. Ce domaine est très complexe car il faut pouvoir saisir la diversité des besoins, des publics cibles, des espaces d’implantation ainsi que l’intrication des dimensions techniques et sociales. Les projets d’agriculture urbaine appellent nécessairement de la multicompétence, avec soit de la double compétence individuelle, soit, le plus souvent, une combinaison de compétences au sein d’une équipe projet ou entre structures (Giacché et al., 2022). Le déploiement du diagnostic territorial requiert, par exemple, des connaissances de sciences agronomiques afin d’établir le potentiel « agricolisable » des espaces, mais aussi en sciences sociales afin de pouvoir activer une phase d’enquête de terrain visant à faire émerger les attentes des populations et les freins et contraintes dans le développement des agricultures urbaines. Enfin, le travail de traduction des attentes sociales, voire de spatialisation des enjeux et des scénarios, implique aussi des compétences dans la représentation spatiale et dans la « médiation » afin de pouvoir identifier et expliciter les points de tensions et les conflits entre acteurs, et pouvoir arriver à une solution partagée.

Nous avons aussi formé une quarantaine d’acteurs publics à l’échelle nationale (collectivités territoriales, bailleurs, aménageurs) lors de deux sessions de formation en 2019 et 2020. L’objectif était de leur fournir des connaissances sur la diversité des formes d’agriculture urbaine et sur la mise en œuvre de ces projets tout en garantissant une meilleure intégration à l’échelle territoriale : il s’agissait de leur apporter les outils pour pouvoir faire leurs choix. Ces deux sessions ont été particulièrement importantes dans la formalisation des modalités de transfert de l’itinéraire méthodologique (contenu des modules de formations, définition d’atelier pratiques…). Une formation enrichie a ainsi pu être proposée à une trentaine d’autres acteurs publics, à partir de 2022, via la Métropole du Grand Paris.

Les collectivités commencent à comprendre la complexité de travailler sur ce domaine qui touche plusieurs secteurs de leur organisation administrative et des dimensions techniques et sociales variées. On constate, depuis peu, une tendance à internaliser ces compétences par la création des postes spécifiques de chargé de mission « agriculture urbaine ».

Depuis 2019, nous réfléchissons aux modalités de transfert de la méthode à l’échelle nationale sans besoin d’intermédiaires pour son déploiement. Nous avons pour cela investi dans l’évolution de l’itinéraire méthodologique vers un guide opérationnel, facile d’utilisation, mobilisable par les acteurs territoriaux. Les cibles prioritaires identifiées sont : i) les services techniques des collectivités territoriales en charge de la nature et de l’agriculture en ville (voire d’autres secteurs pertinents, éducation, santé…) et les bailleurs sociaux et ii) les aménageurs et les promoteurs. Le but était de transmettre une démarche « générique » pour la réalisation des étapes nécessaires au choix et à la mise en place d’un projet d’agriculture urbaine. Des réunions de travail ont été organisées avec les services de deux collectivités volontaires. Ils ont testé et relu le document et nous ont fait part de leurs observations quant aux contenus et à leur facilité d’appropriation. Pour réaliser un tel transfert des connaissances, nous avons essayé de mieux expliciter les passages entre les trois étapes structurant l’itinéraire méthodologique (diagnostic, choix des formes d’agriculture urbaine et procédures de mise en place) en intégrant aussi les référentiels existants − techniques, réglementaires, points de vigilance, etc. Il s’agit de faire comprendre aux agents des collectivités publiques ainsi qu’aux acteurs de l’aménagement les enjeux et la complexité des facteurs impliqués dans la mise en place d’un projet d’agriculture urbaine. Ce travail, conduit entre 2021 et 2022, nous a permis de capitaliser l’itinéraire méthodologique sous forme d’un « guide opérationnel » Meth-EXPAU® (Bertrand et al., 2022).

Donnant suite à une suggestion des collectivités, nous avons également tenté de réaliser un outil en ligne avec, pour ambition, d’autonomiser le plus possible, pour les acteurs des villes, le passage entre le diagnostic et le choix des formes d’agriculture en ville. L’idée était de laisser les collectivités renseigner les différents critères (caractéristiques agrotechniques de la parcelle, caractéristiques du quartier, etc.) pour ensuite leur donner « automatiquement » la gamme des choix possibles. Afin de vérifier la faisabilité d’un tel outil, nous avons participé à la manifestation Ag’kathon8 à Dijon en novembre 2021. Le travail démarré lors de la manifestation a été prolongé par un binôme de stagiaires en deuxième année du diplôme Expert en système informatique, qui a produit un algorithme permettant de générer les résultats pertinents en fonction des réponses aux questions. Une première version de l’outil numérique METH-EXPAU a été testée par une quinzaine de collectivités. L’outil s’avère d’une appropriation facile et rencontre a priori un grand intérêt. Cependant, les résultats obtenus sont souvent peu concluants car les utilisateurs n’arrivent pas à renseigner toutes les données demandées. Cela montre la difficulté de la phase de collecte des données, du fait notamment de la fragmentation et de la dispersion des informations auprès de différents interlocuteurs au sein des collectivités. Il faudrait peut-être encourager les collectivités à avoir des chargés de mission capables d’exploiter cet outil. Une telle autonomisation ne remplace toutefois pas la phase d’enquête et le travail d’expertise. De plus, le développement de cet outil demande un investissement humain et économique conséquent et sur le long terme (maintenance, évolution), qui remet en question sa faisabilité à l’échelle des moyens réduits dont dispose Exp’AU pour ce faire. De fait, cette utilisation du numérique pour prendre des décisions dans le cas de systèmes complexes présente des intérêts mais aussi de nombreuses limites, partagés par des domaines de décision complexe aussi divers que la santé (Bertezene, 2022), la science militaire (Cattaruzza, 2017) ou les décisions de justice (Godefroy et al., 2019).

Atouts et limites dans la conception et la diffusion de l’outil METHEXPAU et ses déclinaisons opérationnelles

La formalisation de l’itinéraire méthodologique METH-EXPAU nous a enfin permis de capitaliser sur les savoirs et savoir-faire acquis sur les terrains, de transmettre une démarche méthodologique aux actuels et futurs professionnels, mais aussi de définir une démarche d’investigation de terrain. Nous avons pu observer et recueillir une diversité de questionnements qui varient en fonction des territoires et de leurs configurations (degré d’urbanisation et densité), des échelles d’intervention (site, quartier, ville), du contexte territorial (quartiers prioritaires, nouveaux quartiers…) et du cadre d’action (zone d’aménagement concerté, quartier en renouvellement urbain…). Pour cela, le processus de définition d’un diagnostic préalable à l’installation d’un projet d’agriculture urbaine repose sur une démarche itérative (entre les échelles spatiales du site au territoire), multiscalaire (entre les échelons institutionnels) et systémique (agriculture, alimentation, économie circulaire…). La recomposition des savoirs et des savoir-faire repartis et ancrés sur une diversité de services et acteurs est primordiale pour coproduire une connaissance partagée et holistique, d’une part, et identifier les ressources territoriales, d’autre part.

Nous avons constaté que l’étape de diagnostic territorial est un moment particulièrement intense de coproduction de connaissances partagées avec les acteurs de territoire : elle devient alors un levier pour déclencher des processus collectifs et concertés de développement territorial, parfois au-delà de l’objet « agriculture urbaine » directement mis sur la table. La démarche vise à créer un espace d’apprentissage afin de donner aux collectivités publiques des clés de compréhension concernant les contraintes et les leviers à l’installation des projets d’agriculture urbaine, ainsi qu’un espace de travail collectif intra et inter-services. La démarche permet ainsi de changer les représentations de et sur l’agriculture urbaine et d’aller vers un consensus. Les facteurs de réussite reposent sur le partage des informations et la confrontation des points de vue des acteurs afin de permettre une interconnaissance et une réelle coconstruction.

Les principales difficultés restent encore la collecte des données pertinentes (périmètre, typologie…) pour dresser un état des lieux fiable et solide, ainsi que le manque de référentiels (économique, juridique, réglementaire) partagés pour orienter et guider le choix des acteurs.

Plusieurs dispositifs ont été ainsi conçus pour le transfert de la méthode : des séminaires de formation auprès des collectivités et des bailleurs sociaux ; des modules dans les cours de formation initiale ; un guide opérationnel et un outil numérique qui, du fait des obstacles signalés plus haut, n’a pas vu son développement poursuivi. À l’heure actuelle, ce transfert repose encore fortement sur l’intermédiation des chargés de mission d’Exp’AU et des chercheurs qui s’impliquent sur la base du guide méthodologique. Des adaptations de ce guide sont en cours pour des cas spécifiques (par exemple les établissements pénitentiaires) [Sias et al., 2024].

La perspective actuelle en termes d’action est de diffuser plus largement la méthode pour permettre aux acteurs du territoire de devenir plus pertinents dans leur choix en s’appuyant sur une méthodologie de projet adaptée à l’agriculture urbaine et à sa diversité. Il est clair que cet objectif est facilité lorsqu’ils disposent en interne de compétences formées. En ce qui concerne la recherche, il serait intéressant de pouvoir réinvestir les terrains étudiés pour une étude longitudinale visant à valider nos hypothèses de départ sur la pertinence des choix au regard des enjeux et des ressources territoriales, mais aussi pour caractériser in vivo les modalités d’intégration des agricultures dans les territoires urbains. Il s’agirait de pouvoir analyser et interroger les projets réalisés (ou pas) et leurs évolutions, et vérifier si ces processus de diagnostic ont pu faire basculer les pratiques opérationnelles vers un urbanisme agroécologique dans lequel les systèmes agricoles et alimentaires urbains deviennent des éléments structurants de l’aménagement du territoire (Tornaghi et Dehaene, 2021).

Références


1

Cet article est le produit des missions de prestation intellectuelle réalisées par le bureau de recherche et expertise EXP’AU, sous l’égide de l’association AgroParistech Innovation, ayant par objectif de coconstruire avec les partenaires des scénarios d’agriculture urbaine compatibles avec leurs territoires. Ces missions sont commanditées par des acteurs publics et privés. Dans l’article, nous approfondirons les processus d’apprentissage mutuel dans le cadre de missions auprès de collectivités territoriales. Ce retour réflexif sur nos actions et surtout sur les interactions avec nos commanditaires a fait l’objet d’une présentation lors du 58e colloque de l’Association de Science Régionale de Langue Française (ASRDLF) qui a eu lieu à Rennes en juin 2022.

3

Dossier de presse « Habiter la ville de demain », 2020, www.irev.fr/sites/default/files/atoms/files/2020.02.05_ville_de_demain_dp.pdf.

4

AgroParisTech Innovation est une association créée en 1972 pour assurer le portage administratif et financier des contrats de recherche et d’innovation (ainsi que des actions de déve- loppement et de perfectionnement) conclus entre les équipes de recherche et d’enseignement affiliées à AgroParisTech et les entreprises, les agences, les collectivités territoriales, l’État.

5

L’itinéraire méthodologique a été conçu en collaboration avec Christine Aubry (Inrae). Afin d’assurer la propriété intellectuelle de l’outil, nous avons déposé une déclaration d’invention en 2019.

6

Les missions sont assurées par des chargés de mission, issus de formations en agronomie ou sciences humaines et sociales, en lien avec la coordinatrice. La direction scientifique est assurée par Christine Aubry, agronome senior. Des collaborations plus ponctuelles avec des chercheurs économistes ou géographes de l’UMR SAD-APT INRAE/AgroParisTech, voire au-delà, peuvent avoir lieu.

7

Avec l’augmentation des activités d’agriculture urbaine professionnelle et de leur visibilité dans un contexte très urbanisé, une prise de conscience a émergé sur le risque de pollution des sols urbains souvent remaniés. De plus, il n’existe pas encore, en France, de seuil réglementaire de polluants à respecter pour la culture alimentaire, sauf en contexte d’épandage de boues. Pour cela, un programme de recherche-action piloté par AgroParisTech et INRAE, Securagri, a été mis en place afin d’établir une démarche méthodologique, le guide REFUGE, pour caractériser la qualité des sols et les risques associés en contexte d’agriculture urbaine (Barbillon, 2019).

8

L’objectif de la manifestation était de faire émerger des outils numériques innovants pour répondre aux enjeux de la transition agricole. Pendant les 36 h de challenge, ponctuées d’ateliers et d’animations, 10 équipes pluridisciplinaires, encadrées par des coachs et mentors, ont dû produire un livrable répondant à une problématique de terrain. Nous avons soumis notre problématique à un groupe de 5 étudiants en filière informatique.

Citation de l’article : Giacchè G., Aubry C., 2025. Vers la définition d’outils et méthodes pour le développement de l’agriculture en ville : l’itinéraire METH-EXPAU et ses modes de transfert. Nat. Sci. Soc., https://doi.org/10.1051/nss/2025034

Liste des tableaux

Tab. 1

Processus de coconstruction du diagnostic territorial (réalisation : G. Giacchè, C. Aubry).

Current usage metrics show cumulative count of Article Views (full-text article views including HTML views, PDF and ePub downloads, according to the available data) and Abstracts Views on Vision4Press platform.

Data correspond to usage on the plateform after 2015. The current usage metrics is available 48-96 hours after online publication and is updated daily on week days.

Initial download of the metrics may take a while.