Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 33, Number 2, Avril/Juin 2025
Page(s) 184 - 192
Section Vie de la recherche – Research news
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2025043
Published online 22 September 2025

© M. Pateau et A. Lieutaud, Hosted by EDP Sciences

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

Introduction

Les 21 et 22 novembre 2022, l’Agence nationale de la recherche (ANR) a organisé un colloque final des 4 projets de recherche initiés après les ouragans Irma, José et Maria, survenus en moins d’un mois dans les îles du nord de l’arc antillais entre fin août et début septembre 2017 (appel à projets ANR « Ouragans 2017 : catastrophe, risque et résilience1 »). Les recherches étaient centrées sur la vulnérabilité et la résilience face au risque cyclonique extrême et ont toutes abordé le terrain avec l’enjeu de capitaliser les retours d’expérience pour mieux se préparer au futur.

Ce colloque de deux jours en format hybride (en présentiel et à distance) s’est tenu à l’auditorium Maurice Gross, de l’Université Gustave-Eiffel (Champs-sur-Marne). Les horaires ont été adaptés pour permettre la plus large participation à distance depuis les Antilles (13 h 30-19 h 30). Malgré la longueur des après-midi, l’effort d’adaptation horaire fut apprécié.

Le colloque a été conçu pour être tout à la fois un temps de restitution des travaux de recherche et un espace de partage de connaissances et d’expériences entre les scientifiques des quatre projets et les porteurs d’enjeux, les acteurs privés ou publics concernés par la gestion du risque cyclonique et agissant à l’échelle nationale ou locale. Sa construction en sessions thématiques articulant des conférences scientifiques et des tables rondes a bien fonctionné, suscitant des témoignages forts et une mobilisation active, tant dans la salle qu’en ligne, et aussi bien de la part de la communauté scientifique que des opérationnels et porteurs d’enjeux, ce qui nous semble un point important à souligner. De fait, le temps imparti à ces moments de partage a souvent été vécu comme insuffisant !

Le présent document ambitionne d’aller au-delà d’un simple bilan, en mettant en perspective le retour et le partage d’expérience que la recherche sur cet épisode inédit d’aléas cycloniques extrêmes peut mettre en œuvre, stimuler ou faciliter, à différentes étapes de son processus.

Partager l’expérience d’une catastrophe naturelle inédite ?

L’épisode météorologique catastrophique survenu dans les îles du nord de l’arc antillais de fin août à début septembre 2017 est inédit à plusieurs titres. En premier lieu, les dégâts produits par la succession des trois ouragans sur des territoires insulaires, physiquement vulnérables, ont été colossaux et ont produit un traumatisme considérable tant psychologique que matériel pour les populations. Leur survenue à la fois très rapprochée dans le temps (15 jours) et d’un niveau élevé de dangerosité (catégorie 5) en a fait un événement historique à fort impact. Pour mémoire, un ouragan (que l’on dénomme aussi cyclone ou typhon, selon les océans) est une perturbation atmosphérique tourbillonnaire, de grande envergure, due à une chute importante de la pression atmosphérique, qui survient généralement en zone intertropicale. Par nature, il véhicule plusieurs aléas extrêmes qui vont se déclencher simultanément (vents, houles cycloniques, pluies). Plus l’ouragan est intense, plus les aléas qui lui sont associés sont violents. Dans la situation de 2017, on a observé au passage d’Irma des vents extrêmes (80 m/s, soit plus de 280 km/h, comme l’a rappelé Raphaël Cécé de l’Université des Antilles lors du colloque), des submersions marines de forte ampleur et des pluies torrentielles, qui sont à l’origine des dégâts évoqués plus haut. Dans le contexte de changement climatique, la fréquence de tels épisodes devrait s’accroître dans les décennies, voire les années à venir (Fabrice Chauvin, Météo-France, conférencier invité lors du colloque).

L’expérience vécue par les populations et les acteurs locaux, de même que l’évaluation scientifique des processus de relèvement des territoires sinistrés, forment à plusieurs égards un apprentissage essentiel pour l’anticipation de futures crises. Les quatre projets de recherche lauréats de l’appel à projets « Ouragans 2017 » ont été les témoins « métacognitifs » d’une expérience humaine hors du commun. Ils ont tous pratiqué une démarche de retour d’expérience pour conduire leurs travaux et leurs analyses (RETEX scientifique). En parallèle, les services de gestion de crise et d’intervention, coutumiers des retours d’expérience, ont pu capitaliser et formaliser leurs besoins pour mieux se préparer aux futurs événements.

Le RETEX scientifique et son pendant institutionnel mené par les administrations et les collectivités territoriales constituent donc des formes de production de connaissances, dont une des spécificités est d’être élaborée pour et au service de l’action. Le contexte particulier des risques et catastrophes naturels porte intrinsèquement la nécessité de bien communiquer, tant en termes de survie, de secours que de coordination des interventions immédiates en temps de crise. Mais le besoin d’amélioration de la gestion de crise et des accompagnements postcrise est récurrent à travers les épisodes catastrophiques. D’une certaine manière, ce colloque révèle l’utilité de mettre en dialogue les résultats scientifiques, les pratiques et les expériences, pour partager un fonds commun expérientiel et soutenir une capacité collective d’amélioration. Nous espérons que ce colloque a été propice à des réflexions constructives pour le futur et proposons de partager ici ces réflexions pour leur offrir des perspectives.

Une participation non négligeable d’acteurs et de parties prenantes

Cent soixante-trois personnes ont participé au colloque dont 91 étaient présentes sur place. La figure 1 détaille les secteurs d’activité des participants, notamment pour les 18 % exerçant dans le domaine de l’action publique. 83 % des participants résidaient en Hexagone, 15 % dans les outre-mers (principalement Saint-Martin et la Guadeloupe), les 2 % restants à l’étranger (Norvège, Belgique et Maroc). Sur l’ensemble des participants, on a relevé une quasi-parité femme-homme : 47 % de femmes et 53 % d’hommes.

La participation majoritairement académique révèle l’intérêt de la communauté scientifique pour le sujet et peut-être plus particulièrement pour l’orientation donnée au colloque qui avait annoncé son ambition d’une restitution en dialogue science – décision publique.

La mobilisation plus faible des acteurs et porteurs d’enjeux publics ou privés, malgré les différents leviers de communication, a néanmoins été compensée par une participation très active et impliquée dans tous les échanges, ainsi que par une diversité de secteurs d’intervention : cellules de crises, réseaux d’experts, opérationnels du terrain, etc. Cette faible mobilisation, même à distance, s’explique en partie par le fait que les acteurs opérationnels se projettent difficilement dans ce type d’événement « recherche », anticipant mal son bénéfice immédiat pour l’action. Pour autant, ceux qui étaient présents, en particulier les acteurs de terrain, ont plébiscité l’intérêt du colloque, tout en soulignant la difficulté de se libérer sur un temps aussi long.

thumbnail Fig. 1

Secteur d’activité des participants. La moitié des participants étaient des scientifiques, 17 % des étudiants et 18 % relevaient d’administrations ou de structures en charge de l’action publique locale ou nationale, impliquées dans la gestion directe ou indirecte des risques et catastrophes naturelles (dont un élu d’une collectivité territoriale et les préfets délégués de Saint-Martin et Saint-Barthélemy).

Les apports de la recherche pour les territoires sinistrés

À l’issue des 5 tables rondes, le conseil scientifique du colloque a dressé un panorama des échanges, faisant émerger quelques éléments réflexifs sur les apports de la recherche. Notamment, la mise en tension entre logiques scientifiques et logiques opérationnelles, lors des recherches sur le terrain par les équipes financées, a parfois nourri des incompréhensions. Le cadre de neutralité institutionnelle proposé par le colloque, assorti de la liberté de ton et de parole recherchée, a permis de pousser les échanges au bout des clarifications. Il en ressort un sentiment d’enseignements et de questionnements réciproques et féconds.

Ce sentiment de réussite tient aussi au caractère très impliqué des recherches développées (forte présence sur les terrains touchés), avec des cas d’études concrets, à visée opérationnelle ou préopérationnelle : certains résultats valent expertise et sont complétés d’une réflexion vers l’aide à la décision (par exemple, la production collaborative de livrets collaboratifs et de guides de bonnes pratiques en matière de construction). Il tient enfin aux approches très largement multidisciplinaires, voire transdisciplinaires, impliquant des partenaires académiques et non académiques qui se sont appuyés sur une collaboration active avec des organismes sociaux (compagnons bâtisseurs, l’association Trait d’union France victimes [devenue depuis France Victimes 978]), par ailleurs présents au colloque.

Le conseil scientifique reconnaît également, à travers les présentations faites par les porteurs de projets, la mise en évidence de connaissances nouvelles importantes. Notamment, des progrès importants ont été faits dans la relation entre intensité de l’aléa et niveaux de dommages matériels et humains, y compris lorsque ces informations sont rapportées à l’historique de la catastrophe et des facteurs d’aggravation de la vulnérabilité des territoires frappés. Les temps de réponse des diagnostics d’impacts se réduisent. De nouveaux outils sont proposés pour l’aide à la préparation et à la décision, tout particulièrement des outils cartographiques relationnels, de situation (état du trait de côte) ou de simulation (prédiction des dommages, analyse de décisions).

Les débats ont par ailleurs permis de révéler de nouveaux défis et des questions en suspens. Les avancées réalisées dans le cadre des projets de recherche pour rassembler, traiter et rendre interopérables des données très variées ont mis en évidence les efforts restant à faire sur le partage des données entre les différents secteurs, en amont, pendant et après la catastrophe pour mieux organiser la gestion de crise et le relèvement (par exemple, les indicateurs sanitaires, taux de pauvreté, statistiques de logement, biens assurés, etc.). L’articulation des échelles de temps intégrant temps longs (anticipation, projet de territoire, programmation, plan d’actions) et temps courts (alerte, gestion de crise, réparations pour se mettre à l’abri, rétablissement des réseaux) est un nœud pour l’action comme pour la recherche. Les projets ont conduit au développement d’outils de cartographie relationnelle, d’outils de simulation (gestion des déchets), de modèles ontologiques, tout en posant la question de comment s’assurer du transfert de ces technologies vers les services opérationnels.

Tous les constats convergent vers la nécessité de consolider, capitaliser et valoriser les retours d’expérience dans les organisations (acteurs et décideurs de tous ordres, locaux ou nationaux, sur place ou à distance). Les travaux menés dans le cadre des projets, proposant notamment un retour d’expérience intersectoriel et pluridisciplinaire, ont montré que les sciences humaines et sociales pouvaient permettre d’éclairer certains angles morts institutionnels (aspects psychologiques, socioculturels, organisationnels). Cela met en exergue l’importance de s’appuyer sur les sciences humaines et sociales comme ressource de compréhension pour un accompagnement adéquat de ces processus.

Enfin, la gestion de la crise et de l’après-crise, y compris à moyen terme, est par nature un art complexe, qui mobilise une capacité à décider en situation d’incertitude parfois extrême. La question des outils et des procédures est posée. Ainsi, les nombreux travaux et documents de cadrage déjà produits sur le sujet soulignent l’intérêt du RETEX comme support méthodologique à intégrer au sein d’un processus de décision.

Les apports du partage d’expériences scientifiques et opérationnelles

De l’ensemble des échanges, témoignages et interventions, il semble rester trois grands volets d’informations « apprenantes », dans le sens qu’elles ont laissé une trace qui mériterait d’être prolongée, reprise ou relayée pour amener d’autres actions, d’autres projets.

Mémoire de l’événement : un trauma individuel et collectif

Ce trauma a touché autant les acteurs publics en intervention – mais également dans leurs propres familles – que les civils en attente d’intervention. Un trauma de l’événement, mais aussi de ses suites : violences, pillages, défiances, phénomène de « fake news », nouvelles règles incomprises, etc.

Le choc psychologique et ses impacts sont très difficiles à évaluer, y compris dans le temps, et les scientifiques, notamment psychosociologues, soulignent la délicatesse, la finesse et la spécificité des méthodes à déployer. Les traces du traumatisme étaient encore très perceptibles en 2022 (20 % de la population de Saint-Barthélemy présentait encore des signes de stress post-traumatique) et l’injonction à la résilience ajoute une pression supplémentaire. Pour autant, comme démontré par le projet RELEV2, l’événement eut parfois des conséquences positives inattendues (Encadré 1).

Témoignage de Frédéric Mortier* pendant le colloque.

« Le désastre était tel que la gestion de crise a duré, tellement il fallait faire face à tout. Je n’oublierai pas les destructions considérables, la désolation, la détresse humaine, psychologique et matérielle. Certaines familles avaient tout perdu, le choc pour les enfants, tout le monde manquait de tout. Leur univers avait basculé en quelques heures apocalyptiques. »

« Ces jours ont vu le pire comme le meilleur se côtoyer. Une belle énergie et de la solidarité, l’engagement de tous avec des moyens humains et matériels considérables projetés par l’État. Les décisions des premiers jours vont préfigurer l’action postcrise pour la reconstruction humaine et matérielle. »

* Délégué territorial au sein de la délégation interministérielle à la reconstruction des îles de Saint-Barthélemy et Saint-Martin (2017-2018) puis délégué interministériel aux risques majeurs outre-mer (2019-2021).

L’utilité sociale du colloque

L’utilité sociale du colloque, tant par son sujet que par sa conception, faisant le pont entre science et société, a été plébiscitée (mentionnée par plusieurs orateurs des collectivités territoriales).

Le thème fait rarement l’objet, en France, de séances publiques de restitution et peut-être moins encore de partages d’expériences entre scientifiques et acteurs publics. Le contexte événementiel de la thématique des risques naturels et des ouragans a pu contribuer au succès de ce positionnement dialogique : le colloque fut ainsi précédé de la 5e édition des Assises nationales des risques naturels, les 13 et 14 octobre 2022, et de la 17e rencontre Géorisques, les 16 et 17 mai 2022 en Guadeloupe (organisée par les Universités Paul-Valéry − Montpellier 3 [UR Lagam] et des Antilles [UR Large]).

Ces échanges ont contribué fortement à l’appropriation des résultats récents des recherches par les acteurs et ils leur ont permis de questionner directement les chercheurs. Se dessine ainsi le défi de rendre opérationnels ces résultats, même intermédiaires, pour en faciliter davantage l’appropriation, leur généralisation, puis leur transfert vers d’autres sites.

Le colloque a parfois aussi fait apparaître l’action publique en première personne : l’être humain dans son expérience, ses choix, ses responsabilités, ses engagements, face à (et dans) la décision et l’action à entreprendre. Un statut et un défi qui s’entrelacent aux enjeux de la décision en situation d’incertitude.

Entre chercheurs et institutionnels ou acteurs publics ou privés, les référentiels cognitifs ne sont pas les mêmes et les temporalités diffèrent. Les frottements sont inévitables car des logiques peuvent s’opposer. Ils sont cependant restés porteurs de questionnements nouveaux, d’enseignements. Le colloque a formé un espace de dialogue, au sein duquel les problématiques de terrain étaient accueillies avec intérêt et bienveillance. Peut-être justement parce qu’elles constituent aussi des questions potentielles de recherche.

Bilan pour l’action

L’approche en retour d’expérience (RETEX) « à froid » déployée par les scientifiques sur le terrain et présentée pendant le colloque met en évidence l’importance et l’intérêt de cette démarche comme moyen de capitaliser l’expérience dans les organisations (la mémoire se perd toujours, besoins méthodologiques). Le débat souligne également le besoin de construire aussi ce qui vient après le RETEX, pouvant prendre la forme d’un « MANEX » (manuel d’exploitation), pour planifier et agir en conséquence. Les discussions ont ainsi porté sur trois grands domaines potentiels d’action : la coordination dans la gestion de crise, la reconstruction postcatastrophe et le relèvement à plus long terme des territoires sinistrés (économique, social, psychologique…).

Sur le plan institutionnel, du point de vue strictement quantitatif, l’écart inévitable entre les promesses et les réalités ne doit pas empêcher la transparence et l’adaptation. Pour mieux anticiper l’avenir, les acteurs, notamment les administrations ou leurs intervenants mandatés, doivent être identifiés, dans leurs rôles respectifs et leurs relations entre eux. Celui de l’État, notamment comme passeur d’informations, de moyens et de compétences doit être explicité. Qualitativement, il apparaît important de faire figurer regrets et satisfactions dans la liste des leçons à tirer pour le futur. En effet, l’anticipation doit être entendue comme débutant dès la conception des politiques publiques et de l’action, de sorte que les engagements non tenus dans la durée ou les décisions rétroactives pénalisantes puissent être corrigés pour le futur. Mais on se souviendra aussi que le meilleur se rencontre partout au cœur du désastre et des comportements les plus égoïstes. La solidarité des Français envers leurs compatriotes des îles sinistrées a été plébiscitée, de même que l’entraide locale, en dépit des pilleurs et des égoïsmes de sauvegarde, ou encore la qualité de l’intervention d’urgence immédiate et de moyen terme (sécurité civile, armée, EDF, certains opérateurs locaux, etc.). Les essais réussis doivent figurer parmi les pistes et outils de coordination et de coopération interservices à généraliser. Par exemple, l’élaboration conjointe de fiches d’instruction a permis d’avancer avec le même langage et la même compréhension des objectifs et situations, tout en contribuant à développer la culture du risque dans les organisations.

En termes de reconstruction, un constat qui précède tous les autres est que tous les problèmes se manifestent en même temps, tant en matière de pénurie de logistique et d’approvisionnement, que de main-d’œuvre ou de logement. Il faut prioriser, tout en avançant sur tous les fronts :

  • Mettre en place des délestages de fortune et des dispositifs provisoires, quand tout a été détruit ou reste impraticable, nécessite une bonne connaissance de l’état du terrain pour éclairer les décisions et les adaptations notamment réglementaires.

  • Soutenir la relève de l’habitat dans les secteurs les plus vulnérables et sensibles, en favorisant le déploiement de démarches d’autohabilitation, nécessite des approches collaboratives et systémiques comme l’action des compagnons bâtisseurs, avec le soutien de la fondation de France et l’accompagnement de l’État.

  • La prise en compte et l’articulation des temps courts, ceux de l’urgence de soigner et de reloger, et des temps longs, ceux de la réflexion d’un aménagement du territoire plus résilient, sont des éléments majeurs de complexité.

Ensuite, la nécessité du « build back better » en écho à un « plus jamais ça » engage la réforme des normes et règles de l’urbanisme. Ainsi, la délégation interministérielle à la reconstruction a initié la rédaction de fiches de construction et de réhabilitation de l’habitat, avec le concours d’une quarantaine d’entrepreneurs antillais et du CSTB (Centre scientifique et technique du bâtiment3). L’efficacité de ces actions passe par :

  • la coopération entre services pour une gestion optimisée et encadrée des dérogations ;

  • l’implication plus persuasive des pouvoirs publics sur le long terme, pour l’application et le contrôle de ces règles d’urbanisme et de construction ;

  • une communication et une coopération prioritaires avec la population.

La mise en œuvre d’une réforme de la construction au moment où le besoin de (re)construction est critique porte en puissance une tension importante entre acteurs publics et administrés. La concertation est ainsi apparue comme un angle mort de la reconstruction à Saint-Martin. En effet, les documents d’urbanisme étaient obsolètes et portaient des visions divergentes sur le futur du territoire et sur le chemin pour y parvenir. Ces divergences sont vite devenues conflictuelles, enracinées dans le souvenir d’un précédent ouragan (Luis) particulièrement violent dont l’île a beaucoup peiné à se relever. Dès lors, l’élaboration d’un plan de prévention des risques naturels (PPRN), en pleine période postcatastrophe, à Saint-Martin, a cristallisé toutes les tensions. La situation à Saint-Barthélemy s’est avérée très différente, probablement parce que les règles d’urbanisme et d’aménagement avaient été mises à jour et partagées plus récemment. Sur ce registre donc, il semble important de veiller à :

  • la participation de tous (y compris avec le relais des associations locales ou des actions portées par les compagnons bâtisseurs) car cela a pour effet de former, sensibiliser et renforcer la capacité individuelle d’agir, facteur-clé du relèvement psychologique ;

  • faire comprendre les objectifs des nouvelles normes et règles d’urbanisme, avec des outils de facilitation (procédures adaptées, guides de bonnes pratiques…), voire en envisageant des mécanismes de coconstruction de ces guides de bonnes pratiques ;

  • choisir des méthodes et dispositifs de concertation adaptés, intégrant le soutien nécessaire à la résilience, une bonne coopération entre les services et avec la population, une articulation effective avec les cellules d’accompagnement locales, les langues vernaculaires et le multiculturalisme local, pour assurer la meilleure compréhension possible des référentiels de pensée et des comportements de chacun, car le sens des priorités varie selon les contextes individuels ou culturels.

Un exemple phare de problématiques connexes inattendues qui s’invitent à la table de la concertation est celui de la culture de l’assurance. Tous les habitants ne sont pas assurables ou assurés. Il y a, dans les Petites Antilles, une culture de l’autoassurance, qui peut poser problème au moment de la reconstruction, surtout lorsqu’il s’agit de mettre en place de nouvelles règles de construction (délais de validation des projets de reconstruction) et de les faire appliquer (principe de liberté de l’autoassuré). Existent également les cas de mal-assurance et les contrats low cost, signés avec des enseignes sans dispositif de réassurance, dont plusieurs ont fait faillite. Les problématiques qui en découlent sortent du cadre réglementaire et viennent complexifier le processus de relèvement postcatastrophe. Dans ce contexte, après un moment de flottement, les assureurs présents ont fourni un gros travail et les indemnisations accordées ont été considérables. Mais la complexité fut telle que les services ont demandé le soutien de l’État pour imposer l’assurance.

Le troisième volet abordé est celui du relèvement. Sur le plan économique, toutes les activités se sont effondrées et, faute d’institut de statistique séparé pour ces îles, l’accès aux données est compliqué. On a observé cependant que le redressement hôtelier et touristique a été rapide à Saint-Barthélemy et a pris beaucoup de retard sur Saint-Martin (aéroport toujours pas reconstruit fin 2022). Le secteur du bâtiment s’est redressé, voire s’est développé, sur Saint-Barthélemy. Il commence doucement à se relever sur Saint-Martin, où la crise sanitaire du Covid-19 est venue se surajouter aux impacts de l’ouragan avec un nouvel effondrement du tourisme.

La délégation interministérielle à la reconstruction a été un outil apprécié et pertinent. Elle a en particulier aidé à restructurer l’organisation locale et à planifier et coordonner l’effort de reconstruction. Elle a dû s’adapter chemin faisant aux besoins émergents, très différents selon les îles, couvrant un champ très large d’intervention, comme renforcer le contrôle de légalité et des rémunérations, implanter ou réimplanter certains instruments de la vie publique (comité de lutte contre les fraudes, comité environnement et urbanisme, procédures de marchés publics…). Les collaborations locales ont été parfois complexes et se sont déployées à des rythmes différents entre les deux îles. Lorsque le relèvement s’est accompagné d’une réorganisation juridique et fonctionnelle des services, il a aussi fallu aider ces services à faire monter en compétence leurs personnels, rendant la coopération parfois délicate. Une marge de progrès a été soulignée sur ce plan, surtout du point de vue des besoins des collectivités accompagnées.

Du côté des populations, les recherches indiquent que les conséquences négatives sont très importantes et durables, mais on observe également des cas dits de « croissance post-traumatique » (projet RELEV). Les conséquences négatives sont surtout associées au stress post-traumatique qui se décline sur le temps long (fatigue, angoisse à l’approche de la saison cyclonique, sentiment de solidarité et discrimination, discours conspirationnistes). Les effets de ces différentes natures de stress sur les enfants restent critiques et se manifestent aussi dans l’augmentation des violences familiales. Dans ce contexte, la résilience peut parfois être vécue comme une injonction et devenir anxiogène. Mais la crise produit parfois aussi une situation de rupture positive entre la vie d’avant et la vie d’après (identité sociale forte et attachement, capacité d’avancer, confiance accrue dans les institutions), libérant des capacités d’agir, des initiatives et des engagements personnels ou collectifs (encadré 2).

Témoignages de résidents sur les conséquences psychologiques de la catastrophe.

« Mon fils a vécu Irma […] Et puis après ça, il est parti en Guadeloupe. C’est pour aider. Il m’a dit qu’il fallait qu’il fasse quelque chose. Il faut qu’il aide les autres. Donc il est en première année en formation à l’hôpital ici […] En même temps, il est pompier volontaire à Saint-Martin. Irma lui a ouvert une voie. » (source : Oscar Navarro, professeur des universités en psychologie sociale et environnementale, Université de Nîmes)

« Tout le monde était préparé à un ouragan, mais personne n’était préparé à Irma… La mémoire était ancrée dans l’expérience de l’ouragan Luis qui a laissé les traces d’une certaine défiance vis-à-vis de l’administration et ses recommandations d’évacuer vers des “abris sûrs”. » (source : Oscar Navarro)

Un autre constat frappant est celui de la pléthore d’interventions et d’expertises postcatastrophe, qui a pour effet paradoxal de complexifier l’information, en ce sens que les experts n’ont pas connaissance de leurs actions respectives ni de leurs résultats. Il y a sur ce plan un impérieux besoin de coordination. Mais quelle que soit cette compétence externe, le niveau initial de capacité technique et financière locale est primordial car il peut aggraver les difficultés. Enfin, un constat partagé par tous est celui de la différence entre sortie de crise et relèvement. La sortie de crise a lieu le jour du départ des secours. Pour autant, le relèvement se poursuit bien au-delà avec des besoins d’aide cruciaux, qui s’effacent eux aussi dans une sorte d’angle mort de la reconstruction. Ainsi, les travaux de recherche et les échanges pendant le colloque ont mis en lumière l’importance vitale pour les populations de poursuivre les accompagnements localement au-delà des trois mois de l’urgence, y compris par visioconférence, et dans de nombreux registres, notamment psychologiques. Au-delà du champ psychologique, anticiper la gestion de cet « après la crise » permettrait de mieux préparer la suite, pour que les actions se prolongent lorsque l’aide d’urgence s’arrête (encadré 3).

Sur le vif.

« L’anticipation, finalement, ce n’est pas prévoir, ni se préparer, c’est être prêt. » (intervenant anonyme)

En guise de conclusion, quelques recommandations et enseignements pratiques

Un colloque comme moment de partage d’expérience

Ce colloque a permis d’expérimenter l’espace de dialogue que peut offrir la recherche-action ou la recherche participative, un espace « hors contexte » libérant la parole de ses préséances et de ses logiques d’acteurs, et offrant une mise à distance qui, en facilitant les croisements temporels et sectoriels, a favorisé des apprentissages impossibles autrement. Il montre que recherche et questionnements opérationnels se nourrissent et s’enrichissent mutuellement et qu’ils méritent de sortir d’une opposition stérile dans laquelle ils sont souvent placés.

La recherche peut éclairer la décision politique et la décision politique a besoin de s’ouvrir aux savoirs locaux (connaître pour agir).

La recherche permet d’accéder aux données les plus à jour et donc à des connaissances nouvelles pour servir le déploiement pérenne de nouvelles pratiques. Deux registres de connaissances ont été particulièrement nourris par les quatre projets de recherche :

  • Celui de la vulgarisation des leçons apprises, que ce soit en matière de précarité sociale et d’anticipation de la vulnérabilité, de trauma des vécus postcatastrophe (violences, pillages, défiances, règles d’urbanisme…), de difficultés multifacettes de la circulation de l’information (réseaux sociaux, relations à l’État et aux institutions en charge). C’est aussi partager la mémoire et les apprentissages4.

  • Celui des recommandations et guides de bonnes pratiques, que ce soit pour le relèvement structurel, humain, économique et organisationnel5, pour accompagner la décision en situation d’incertitude6, ou pour mieux anticiper et optimiser la gestion des déchets7.

La recherche-action, c’est également la prise en compte du temps long et de l’impact sur les populations sinistrées de la recherche se faisant. Il n’en ressort pas toujours des outils opérationnels visibles, mais des paroles potentiellement libératoires lorsqu’elles sont accompagnées avec professionnalisme.

Le RETEX scientifique peut inspirer le RETEX institutionnel, pour mieux capitaliser l’expérience.

De façon spécifique, le colloque a permis, dans le cas particulier des ouragans de 2017 aux Antilles, d’identifier les leçons apprises et leur transférabilité (voir ci-dessus), les angles morts et hiatus institutionnels (temporalité des aides, normes et règles, évaluation à distance de la réalité, questions d’assurance, etc.) et les solutions possibles (par exemple, reconstruire mieux). Il a également permis d’évaluer les dimensions humaines de la crise (aspects émotionnels, psychologiques, relationnels), y compris dans les processus de gestion, d’intervention et de prévention (place des sciences humaines et sociales, connaissance des acteurs, rôles, interrelations). Il offre en outre des pistes méthodologiques opérationnelles, qui s’appuient sur une approche empirico-déductive (collecte itérative d’informations et bilans réflexifs ex-post8), comme le partage du bilan et des interprétations (mais attention aux méthodes de collecte), la mémoire des problématiques et des solutions, l’intégration du retour d’expérience de la recherche, les comparaisons techniques organisationnelles ou de connaissances, avant, pendant et après la catastrophe.

Enfin, ce colloque a permis de mettre en lumière les particularités du contexte insulaire tropical face au changement climatique sur des territoires représentatifs des outre-mers : une densité humaine souvent supérieure à celle dans l’Hexagone et un fort sentiment d’appartenance qui donne aux personnes une volonté de participer au relèvement territorial. Les dimensions et la localisation de ces territoires en font des pionniers d’expériences à taille humaine.

Retenons l’importance de se préparer et de s’améliorer à la lumière des RETEX car les aléas se suivent et ne se ressemblent pas toujours, l’importance du contexte local pour les adaptations nécessaires et les voies de transferts possibles, et enfin l’importance de veiller à la communication entre les populations et les institutions en charge.

Remerciements

Nous remercions Frédéric Mortier, Maud Devès, Justin Daniel, Gilles Grandjean, Nicolas Eckert et Anne-Hélène Prieur-Richard pour leurs relectures et conseils avisés, ainsi que toute l’équipe de la direction de la communication de l’ANR, pour l’organisation de l’événement, et l’ensemble des intervenants, témoins et participants au colloque, pour la qualité des échanges.


1

Les quatre projets lauréats étaient APRIL, DEPOS, RELEV et TIREX. Le programme de l’événement est disponible sur https://ouragans2017.sciencesconf.org/. Voir aussi, dans ce même numéro, le texte de Maud Devès et al., « Recherche-action en situation postcatastrophe : retour sur les recherches conduites grâce au dispositif d’appel à projets Flash de l’Agence nationale de la recherche ».

5

Voir, par exemple, les quatre fiches pratiques du projet RELEV : https://hal.science/hal-04066473.

6

Voir, par exemple, l’article issu du projet APRIL : Chevillot-Miot É., Canovas I., Duarte-Colardelle C., Iasio C., Winter T., November V., 2020. Un retour d’expérience graphique sur la crise cyclonique de 2017 aux Antilles, Annales des Mines − Responsabilité & environnement, 98, 2, 41-47, https://doi.org/10.3917/re1.098.0041.

7

Voir, par exemple, une présentation des résultats du projet DEPOS : https://www.youtube.com/watch?v=mPFqomnrO6I.

8

Voir le projet TIREX : https://tirex.univ-montp3.fr/.

9

Délégué territorial au sein de la délégation interministérielle à la reconstruction des îles de Saint-Barthélemy et Saint-Martin (2017-2018) puis délégué interministériel aux risques majeurs outre-mer (2019-2021).

Citation de l’article : Pateau M., Lieutaud A., 2025. Colloque « Ouragans 2017 » : enseignements du dialogue et du partage d’expérience entre scientifiques et acteurs de la gestion des risques naturels. Nat. Sci. Soc. 33, 2, 184-192. https://doi.org/10.1051/nss/2025043

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Secteur d’activité des participants. La moitié des participants étaient des scientifiques, 17 % des étudiants et 18 % relevaient d’administrations ou de structures en charge de l’action publique locale ou nationale, impliquées dans la gestion directe ou indirecte des risques et catastrophes naturelles (dont un élu d’une collectivité territoriale et les préfets délégués de Saint-Martin et Saint-Barthélemy).

Dans le texte

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