Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 25, Number 4, October-December 2017
Dossier « Des recherches participatives dans la production des savoirs liés à l’environnement »
Page(s) 412 - 417
Section Regards – Focus
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2018008
Published online 23 February 2018

© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2018

Combien avons-nous perdu de biodiversité depuis la signature de la Convention pour la diversité biologique, en 1992 ? De toute évidence, nous n’avons pas les données pour répondre précisément à cette question et c’est un obstacle pour prendre en compte la biodiversité dans la mise en œuvre des politiques de conservation. Cette situation contraste avec le climat pour lequel des instruments très précis permettent de mesurer ses diverses composantes – température, précipitations, vent, etc. –, de la même façon à travers le globe. Il n’y a pas de tels instruments pour la biodiversité dont on peine encore à appréhender la complexité. Comprendre les tenants et aboutissants de son érosion demande de tenir compte à la fois de cette complexité – la diversité des gènes, des espèces, des écosystèmes et toutes les interactions au sein et entre ces composantes –, la multiplicité des pressions qui s’exercent sur elle, des divers mécanismes de réponse des organismes, des populations et des communautés (plasticité, sélection, réorganisation des assemblages d’espèces), cela à de multiples échelles de temps et d’espace : un défi immense. Une partie des questions sous-jacentes peuvent être abordées par les approches expérimentales classiques de la recherche. Mais comme pour le climat, il faut associer à ces études expérimentales et théoriques, une approche basée sur l’observation à l’échelle de cette complexité : mesurer cette biodiversité de manière reproductible dans de nombreux sites et des contextes variés, et à différents pas de temps. Faute d’instruments de mesure, faute d’une armée de professionnels, la seule solution pratique est de proposer à un réseau d’observateurs, en s’appuyant sur le volontariat, des protocoles standardisés de recueil des données. Ce partenariat entre recherche académique et public volontaire connaît aujourd’hui un essor important, sous le nom de sciences participatives, au point qu’un auteur nord-américain le qualifie de phénomène typique du XXIe siècle1 ! Gilles Bœuf comptait ainsi près de 200 initiatives de la sorte en France dans son rapport sur la question remis à la ministre de l’Écologie en 20122.

Science participative et biodiversité : d’où vient-on ?

Les archives du Muséum national d’histoire naturelle montrent que l’histoire naturelle, la discipline scientifique qui a donné naissance à l’écologie et la systématique notamment, s’est depuis longtemps appuyée sur un partenariat entre chercheurs académiques et amateurs. Ainsi au XIXe siècle, le Muséum éditait une brochure : Instruction pour les voyageurs et pour les employés dans les colonies sur la manière de recueillir, de conserver et d’envoyer les objets d’histoire naturelle. On retrouve là la forme la plus élémentaire de ce qu’on appelle aujourd’hui science participative : la recherche académique édite un protocole à destination de participants qui ne sont pas des professionnels de la recherche, pour organiser la collecte de données indispensable à ses travaux. On peut imaginer qu’à l’époque la motivation des contributeurs était principalement la fierté de participer à une œuvre commune sous la bannière d’un établissement scientifique de renom.

Une autre forme plus bottom up de science participative existe également depuis longtemps et recouvre l’activité des naturalistes. Ces amateurs ont acquis une expertise pointue presque toujours de manière autodidacte par le terrain, sur un groupe d’espèces dont ils sont des spécialistes, et ils sont le plus souvent organisés en sociétés savantes. Leurs activités de prédilection sont les inventaires, dont l’objectif premier est le repérage de l’ensemble des espèces d’un groupe taxonomique donné qui sont présentes dans un lieu donné, avec le souci de se rapprocher de la complétude. Correctement réparties dans l’espace, ces données d’inventaires permettent de compiler des atlas de distribution des espèces. On retrouve là plusieurs caractéristiques des sciences participatives : le volontariat, le projet collectif autour d’une base de données commune en vue d’améliorer la connaissance. Cela dit, le lien avec la recherche académique n’est pas systématique et se fait éventuellement dans un second temps si ces bases de données sont déposées dans des banques de données publiques et/ou réanalysées par des chercheurs. Cette perspective est bien présente dans l’imaginaire des naturalistes, même s’il faut constater que la plupart du considérable effort d’observation de leur part ne suit pas cette voie et reste dans les carnets de terrains. Cette activité a pris de l’ampleur tout au long du XXe siècle. Cet essor semble s’être accompagné d’une distension avec la recherche académique qui s’est elle-même considérablement développée et semble avoir voulu se distinguer de la pratique de l’amateur. À la fin du XXe siècle, c’est plutôt sous l’angle d’un rapport de force que s’organisent ces communautés, autour de l’accès et la propriété des données.

À la même époque, un autre dispositif qui s’apparente aux sciences participatives est l’organisation du baguage des oiseaux. Depuis 1911, le baguage est utilisé en France pour suivre les populations d’oiseaux, leurs déplacements et leurs dynamiques. Ce sont principalement des ornithologues passionnés qui pratiquent cette activité sur leur temps de loisir ; ils étaient environ 450 en 2015 et ils capturent, baguent et relâchent 300 000 oiseaux chaque année. Afin d’assurer à la fois une gestion de l’information fluide et une organisation rigoureuse, le Muséum coordonne depuis les années 1930 le réseau des bagueurs exerçant sur le territoire français (y compris en outre-mer et dans les Terres australes et antarctiques françaises), dans un service aujourd’hui devenu le CRBPO (Centre de recherches sur la biologie des populations d’oiseaux), rattaché au Cesco. En conformité avec les lois de protection de la nature, ces activités sont autorisées par arrêté ministériel qui délègue au CRBPO la capacité de délivrer aux amateurs des autorisations de capture d’espèces d’oiseaux protégées à des fins de baguage scientifique. Le CRBPO organise leur formation, valide leurs compétences, délivre les autorisations annuelles de capture pour baguage, anime scientifiquement le réseau et archive l’ensemble des données en France. Il assure également la gestion des bagues qu’il fournit gratuitement. Par rapport aux deux autres formes évoquées plus haut, les bénéfices réciproques entre chercheurs et amateurs et la coconstruction du dispositif sont beaucoup plus évidents : cela permet aux participants d’exercer leur passion dans un cadre légal et de bénéficier de l’infrastructure collective de circulation de l’information ; la recherche a ainsi accès à des données exceptionnelles par leur qualité, leur quantité, notamment par la couverture géographique et temporelle. Cette interdépendance conduit à une forte écoute réciproque entre les chercheurs du CRBPO et les bagueurs pour définir les protocoles. Les bagueurs peuvent ainsi définir leur propre « programme personnel » à leur initiative et avec l’assistance de la direction scientifique du CRBPO, ou participer collectivement au « programme national de recherche en ornithologie ». Depuis quelques années, le CRBPO forme les bagueurs qui le souhaitent à l’analyse des données, ce qui les conduit notamment à être particulièrement attentifs à la qualité de leurs données et par là, au respect des protocoles. Cependant, ce partenariat est obligatoire pour les bagueurs volontaires qui dépendent du CRBPO pour obtenir une autorisation de capture autrement illégale. Ce modèle très efficace de science participative est de ce fait difficile à généraliser.

Science participative et biodiversité : où en est-on ?

Ce premier panorama montre que dans le domaine de la biodiversité, le partenariat entre la recherche académique et des amateurs volontaires n’est pas nouveau et qu’il prend des formes variées. Quoi de neuf alors ? L’émergence de la thématique des changements globaux conduit à une forte augmentation de la demande de connaissance sur la biodiversité, à commencer par le besoin en données qui permettent de comparer l’état de la biodiversité dans le temps et dans l’espace. Par ailleurs, l’arrivée des outils numériques a changé la manière de faire de l’histoire naturelle en démocratisant la pratique : les bases de données collaboratives en ligne remplacent les carnets de terrain ; la photo numérique permet à tout le monde de produire de l’information de qualité sur les insectes pollinisateurs en suivant un protocole (voir plus loin) ; les possibilités d’échanges entre les parties prenantes, chercheurs et amateurs, sont fluidifiées par les réseaux sociaux, etc. Explosion de la demande de la part de la recherche et potentielle massification de l’offre par les citoyens sont ainsi sans aucun doute à l’origine de l’essor des sciences participatives en ce début du XXIe siècle.

Cette logique a conduit à la mise en place de Vigie-Nature, un programme du Muséum dont l’objectif est de collecter les données nécessaires pour décrire les mécanismes de réponse de la biodiversité face aux changements à l’échelle de la France, en s’appuyant sur des réseaux de contributeurs volontaires.

En 1989 est lancé le programme de Suivi temporel des oiseaux communs (STOC), première brique de Vigie-Nature, basé sur deux volets : l’un s’adossant au réseau déjà existant des bagueurs du CRBPO, le STOC-capture, l’autre s’adressant aux autres ornithologues amateurs et utilisant la méthode des points d’écoute. Celle-ci consiste à dénombrer sur un point fixe les individus des différentes espèces d’oiseaux détectées surtout à l’ouïe (cris et chants) ou à la vue, pour une durée donnée (5 minutes pour le protocole STOC). Un point-clé quand on veut mettre en place ce type de programme est la légitimité du porteur. Dans ce cas, elle s’appuie, d’une part, sur le CRBPO et, d’autre part, sur l’utilisation du terme « oiseaux communs » qui précise bien l’objet du programme : le STOC vient se placer en complément des démarches d’inventaires existantes peu efficaces pour faire des suivis, tout particulièrement des espèces communes dont les variations d’effectifs passent inaperçues lors d’inventaires successifs. Ce n’est qu’en 2004 qu’est publié le premier article significatif issu des données STOC « Common birds facing global change » dans la revue Global Change Biology. STOC a été en partie légitimé par ce succès et cela a coïncidé avec une considérable expansion des programmes de suivis et la véritable mise en place de Vigie-Nature.

Une série de suivis s’appuie comme le STOC sur les réseaux naturalistes et donc sur des observateurs considérés comme compétents : suivi des papillons (2006), des chauves-souris (2006), des plantes (2007) et des libellules (2012). Dans le même temps, des observatoires sont proposés au « grand » public, c’est-à-dire à des observateurs qui n’ont pas de compétences préalables et qui vont se former à des protocoles adaptés. Le premier a été l’Observatoire des papillons des jardins (2006) étendu aux escargots (2009), bourdons (2009) et oiseaux (2012) ; on peut citer également le Suivi photographique des insectes pollinisateurs (SPIPOLL, 2010), puis « Sauvages de ma rue » sur la flore urbaine (2011), Biolit sur les ceintures d’algues brunes et leurs communautés de bigorneaux sur les estrans rocheux (2013) et Birdlab qui s’intéresse aux oiseaux à la mangeoire (2014).

Chacun de ces programmes (dont le regroupement constitue Vigie-Nature) bénéficie de la tutelle scientifique d’un ou plusieurs chercheurs dont il alimente les recherches (environ 15 équivalents temps plein de chercheurs, doctorants ou post-doctorants, au Muséum ou en collaboration, valorisent ces données). Chacun est coconstruit et coanimé avec un partenaire national, généralement une structure associative, un facilitateur indispensable en charge d’animer la relation entre le chercheur et le participant. Le fonctionnement de Vigie-Nature s’appuie également sur une équipe d’une douzaine de chargés de mission/ingénieurs qui travaillent au Muséum à plein-temps à l’animation de cette plateforme. Ils veillent à la faisabilité des protocoles en lien avec les chercheurs et les associations, établissent le cahier de besoins des interfaces de saisie des données pour chaque programme, animent les relais locaux, etc. Ils assurent aussi la liaison entre les scientifiques et les observateurs, en communiquant sur les résultats et en relayant les remontées des participants ou des structures d’animation ; ils produisent également des indicateurs ou autres métriques standardisées sur demande. L’ensemble bénéficie d’un blog de médiation scientifique hebdomadaire repris dans la page Facebook de Vigie-Nature qui a une activité plus quotidienne.

Cette organisation permet de mutualiser le savoir-faire, la réputation, l’animation et facilite également les analyses croisées entre jeux de données. La forte implication d’un laboratoire de recherche tel que le Cesco dans l’animation de Vigie-Nature permet d’augmenter les chances que les données servent effectivement à la recherche, pari qui semble tenu avec quelque 90 papiers publiés dans des revues internationales depuis 2006. Cette implication est fortement favorisée par le statut des enseignants-chercheurs du Muséum qui peuvent consacrer tout ou partie de leur mi-temps « non-recherche » à l’animation de ces dispositifs au titre de la diffusion des connaissances et de la contribution à l’expertise.

Les nouvelles technologies font partie des facteurs de succès de ces dispositifs auprès des participants. C’est particulièrement le cas de celui des chauves-souris qui utilise des enregistreurs d’ultrasons. Les toutes dernières technologies en la matière sont effectivement très attractives mais ont une contrepartie : les suivis sont difficiles à standardiser car les « bat boxes » changent tous les deux ans ! Cependant, ces suivis s’avèrent très prometteurs : il n’y a pas besoin de compétence particulière sur le terrain pour manipuler le matériel d’enregistrement, les sonogrammes peuvent être archivés et réanalysés autant que de besoin, des logiciels d’analyse automatique de plus en plus performants sont développés pour décrypter les importantes quantités d’information collectées. Enfin, et surtout, les enregistrements sont généralement ceux d’individus en train de chasser des insectes : les informations obtenues ne se rapportent pas simplement à la présence d’espèces mais aussi à des relations trophiques, ce qui est bien plus intéressant. Un autre dispositif a toutes ces qualités : le SPIPOLL. Le principe pour le participant est de prendre en photo, pendant exactement 20 minutes, avec un appareil des plus ordinaires, le plus possible d’espèces d’insectes (et d’araignées) qui fréquentent une espèce de plante en fleur choisie. Le participant constitue à partir de ce safari-photo une collection des différents types d’insectes photographiés, et cherche à les identifier à l’aide d’une clé en ligne de 630 espèces ou groupes d’espèces répertoriés. Ces collections sont ensuite partagées en ligne sur un site dédié pour une validation par les autres participants et des experts. En 5 ans, quelque 1 000 participants ont accumulé plus de 20 000 collections dans toute la France, soit 215 000 photos annotées, une manne pour la recherche sur les réseaux d’interactions plante-insectes.

Deux dispositifs de Vigie-Nature ont une ambition particulière :

– L’Observatoire agricole de la biodiversité (OAB) coanimé avec l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA). Il s’appuie sur les divers réseaux en lien avec le secteur agricole pour mobiliser et former des animateurs locaux, chacun étant chargé de recruter un petit groupe d’agriculteurs. L’OAB propose quatre protocoles simples et peu contraignants d’observation de la biodiversité ordinaire présente dans les exploitations agricoles, en lien direct avec les enjeux tels que perçus par les agriculteurs : 1) la pollinisation avec les nichoirs à abeilles solitaires ; 2) le rôle du paysage avec les transects papillons (parcours de 100 m de long en bord de champ) ; 3) la qualité des sols avec les placettes vers de terre (carré de 50 cm de côté arrosé d’une solution d’eau et de moutarde) ; 4) les interactions auxiliaires-ravageurs avec les plaques « invertébrés terrestres ». L’OAB répond ainsi à un double objectif : (i) l’amélioration des connaissances scientifiques sur la biodiversité en lien avec les pratiques agricoles, par l’alimentation d’une base de données, et à terme par l’élaboration d’indicateurs ; (ii) l’acquisition de connaissances et de compétences par les participants, en leur permettant, grâce à des observations effectuées sur leurs parcelles, de qualifier la biodiversité, de la relier à leurs pratiques, et de s’en approprier les enjeux.

– Vigie-Nature École (VNE) concerne l’enseignement, à la fois au collège et en primaire (150 instituteurs et professeurs, 400 classes participantes en 2015 dans une phase pré-opérationnelle). VNE est animé au Muséum par un enseignant détaché, et relayé par des correspondants académiques formés au dispositif. Il propose à ce jour sept protocoles de Vigie-Nature qui servent de supports aux cours, et qui sont mis en œuvre sur le temps scolaire, lors de plusieurs séances dans et hors de l’établissement. Les classes participantes produisent de « vraies » données qui alimentent les bases de Vigie-Nature. Le projet permet de reproduire en cours une séquence de recherche : question, protocole, collecte de données, mise en perspective, conclusion. Il permet également d’aborder l’enseignement et les questions de biodiversité en plaçant la participation au cœur du dispositif, en favorisant la relation élève-professeur-chercheur et en s’appuyant sur les sorties de terrain et donc sur le contact avec le vivant.

En quelques années, ces sciences participatives ont sans doute significativement transformé les relations entre le Muséum et le public, que ce soit les naturalistes qui apprécient (avec beaucoup d’exigence et de vigilance) ce partenariat plus coopératif, ou les nouveaux participants qui représentent quelques dizaines de milliers de personnes, dont les retours sont très majoritairement enthousiastes. Nous manquons de recul pour mesurer la profondeur de ces changements. On peut néanmoins penser qu’ils sont fragiles, relativement confidentiels et que le public touché par la communication mise en œuvre était déjà sensibilisé. Pour reprendre le titre de l’article de Silvertown3 : ce début de siècle est une « nouvelle aube » pour les sciences participatives : « aube » car tout reste à faire et nous ne faisons qu’effleurer leur potentiel, « nouvelle » pour rappeler qu’elles ressemblent aux pratiques du XIXe siècle qui constituaient par bien des égards un âge d’or de l’histoire naturelle.

Science participative et biodiversité : quelles perspectives ?

Fortement contestés par la recherche académique tout au long de cette phase récente d’expansion, souvent qualifiés de « pseudoscience », ces dispositifs ont su prouver non seulement qu’ils pouvaient contribuer à une recherche de qualité mais également qu’ils étaient souvent les uniques pourvoyeurs de données à certaines échelles spatiales et temporelles inaccessibles aux seuls moyens de la recherche publique. Entre les mains des chercheurs, ces données permettent de tester des prédictions théoriques ou de vérifier le caractère général de processus trouvés dans des études expérimentales ponctuelles4. Dans une certaine mesure, on assiste également à un glissement par rapport à la démarche classique de la recherche : au lieu de se focaliser sur ce qu’on sait ne pas savoir, en appliquant la séquence hypothèse-expérimentation, on met en œuvre un dispositif de collecte dont on ne saura qu’une fois le corpus de données constitué, à quelles questions il peut répondre. On voit apparaître alors des « surprises », en découvrant des phénomènes dont on ignorait même… qu’on les ignorait. Or, ces phénomènes inattendus sont de plus en plus fréquents dans le contexte actuel de changements. Ainsi, le programme STOC permet aujourd’hui d’étudier finement les réponses au réchauffement climatique, ce qui ne faisait pas partie des objectifs initiaux, le processus étant en 1989 encore confidentiel. À une autre échelle, on a découvert dans les collections SPIPOLL la présence de macroparasites de guêpes polistes, dont on peut ainsi étudier la distribution et la sensibilité au milieu urbain (ce milieu étant connu pour désorganiser les relations interspécifiques)…

La défiance initiale semble dépassée. Le projet « 65 millions d’observateurs » du Muséum a obtenu le soutien du Programme d’investissements d’avenir (PIA) « Développement de la culture scientifique et de l’égalité des chances » : ce projet vise à rénover, restructurer et renforcer les programmes de sciences participatives dans le domaine de l’histoire naturelle. Démarré le 1er janvier 2015, pour une durée de quatre ans et demi, il bénéficie d’un cofinancement du PIA à hauteur de 4,39 M€.

À l’origine du projet, plusieurs constats témoignent d’un besoin de repenser le modèle des sciences participatives : érosion de la participation pour les programmes les plus anciens comme le STOC ou l’Observatoire des Papillons des Jardins5, épuisement de l’animation des dispositifs, organisation complexe, outils hétérogènes et souvent obsolètes. En réponse à ces constats, le projet propose de fédérer les principaux acteurs des sciences participatives, afin de développer ensemble à partir de leurs expériences et de leurs besoins, des outils pour tous. Ces outils visent à faciliter la participation des observateurs et susciter leur intérêt pour les sciences et la biodiversité, à impliquer le participant tout au long de la démarche scientifique : coconstruction des questions de recherche, participation à l’analyse des données. Il s’agit également de poursuivre l’extension des sciences participatives à des secteurs professionnels dont l’activité est liée aux problématiques de biodiversité : agriculture, gestionnaires d’emprises vertes, bâtiment, pêche… Enfin, il s’agira de disséminer les outils auprès de relais locaux en France métropolitaine et en outre-mer.

Plus de cent partenaires de toute nature sont impliqués dans ce projet aux côtés du Muséum, regroupant des projets de sciences participatives sur la biodiversité marine (Vigie-Mer), terrestre (Vigie-Nature), et la recherche de météorites (Vigie-Ciel) : associations nationales de protection de la nature, collectivités locales, parcs naturels, muséums en région, Centres permanents d’initiatives pour l’environnement (CPIE)…

Ces acteurs se sont rassemblés autour de valeurs communes, parmi lesquelles : (i) reconnecter le citoyen avec le monde naturel et sa complexité, quel que soit son degré de connaissances initial (grand public, naturalistes amateurs ou confirmés, professionnels d’un secteur d’activité en lien avec la nature) ; (ii) donner aux participants les capacités de s’approprier les enjeux environnementaux et d’agir en conséquence, au-delà d’actions de sensibilisation ou d’éducation à l’environnement ; (iii) faciliter les liens entre le monde de la recherche et les citoyens dans les domaines de la biodiversité et de l’histoire naturelle ; rendre les dispositifs accessibles au plus grand nombre, en favorisant ainsi l’égalité des chances à l’accès à la culture scientifique ; (iv) favoriser entre les partenaires et les participants les principes de l’économie du don et de l’ouverture des données ; (v) ancrer les programmes de sciences participatives dans les territoires, à travers l’animation d’un réseau de relais locaux : établissements scolaires, collectivités, associations, CPIE…, tout en gardant leur cohérence nationale.

On le pressent, il y a quelque chose de nouveau dans cette formulation : faire de la science avec la société, répondre à l’aspiration des citoyens à s’impliquer dans la vie de la cité mais aussi à celle du chercheur à renouveler ses questionnements en se confrontant au « monde réel ». Au-delà de l’effet de mode, les sciences participatives peuvent être une réponse adaptée aux enjeux du siècle. Ces projets peuvent nous aider à faire face à la situation extrêmement complexe de notre présent et à répondre à l’urgence pour notre avenir. Face à de tels enjeux (redéfinir notre contrat social en prenant en compte notre dépendance au caractère renouvelable de nos ressources qui proviennent du vivant), il faut mobiliser différemment et bien au-delà de la recherche. Nous sommes bien trop peu dans nos laboratoires, que ce soit pour collecter les données nécessaires pour aborder de telles problématiques, mais également pour formuler des questions, imaginer des solutions. Les sciences participatives ne répondront pas à tout, mais elles ont une potentialité transformative, notamment en contribuant à l’« encapacitation » (empowerment et capabilities au sens d’Amartya Sen) des participants, d’autant plus quand elles concernent leur cadre de vie : elles leur offrent la possibilité de mieux appréhender leur environnement proche, et d’agir en conséquence. À nous de les mettre en œuvre !


1

Silvertown J., 2009. A new dawn for citizen science, Trends in Ecology & Evolution, 24, 9, 467-471.pl1

2

Bœuf G., Allain Y.-M., Bouvier M. 2012. L’apport des sciences participatives à la connaissance de la biodiversité. Rapport du ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement, 29 p.

3

op. cit.

4

Couvet D., Devictor V., Jiguet F., Julliard R., 2011. Scientific contributions of extensive biodiversity monitoring, Comptes Rendus Biologies, 334, 5-6, 370-377.

5

En effet, même si les effectifs des participants croissent globalement grâce à la multiplication des programmes, beaucoup d’entre eux voient une diminution de leurs observateurs.

Citation de l’article : Julliard R., 2017. Science participative et suivi de la biodiversité : l’expérience Vigie-Nature. Nat. Sci. Soc. 25, 4, 412-417.

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