Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 25, Number 4, October-December 2017
Dossier « Des recherches participatives dans la production des savoirs liés à l’environnement »
Page(s) 360 - 369
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2018001
Published online 28 February 2018

© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2018

Les approches participatives1 reposent sur l’hypothèse que l’expression par les acteurs concernés de leurs points de vue, expériences et connaissances empiriques conduit à une prise en charge plus pertinente de la question traitée qu’une analyse et une restitution par des experts, que ce soit parce qu’elle enrichit la connaissance sur la question ou parce qu’elle entraîne un engagement social plus profond. Cependant, après quelques décennies de développement de ce type de démarches, les controverses restent vives (Lavigne-Delville et al., 2000 ; Asselt Marjolein et Rijken-Klomp, 2002 ; d’Aquino et Seck, 2002 ; Barbier, 2005 ; Stringer et al., 2006 ; Leroy, 2008 ; Hubert et al., 2013 ; Barnaud, 2013 ; Muhammad et al., 2015). L’objet de cet article est de présenter les résultats d’une expérience qui s’est construite à partir d’une position particulière, parmi d’autres, sur cette grande question.

L’ambition de notre approche est de mieux mobiliser la diversité des savoirs et des expériences afin d’améliorer notre recherche de solutions adaptées au monde d’aujourd’hui (d’Aquino et Bah, 2013). Or, l’intégration des connaissances n’est pas nécessairement linéaire, à partir d’une démarche structurée de diagnostic telle que la pratiquent la plupart des scientifiques. Elle peut aussi être itinérante, à partir d’allers et retours entre expérience et généralisation, entre apports d’autres points de vue et conceptualisation personnelle. En ce qui concerne par exemple la prise en charge locale d’un territoire, notre projet est de libérer la réflexion collective du carcan technique d’un diagnostic territorial. En effet, la procédure de diagnostic puis de planification est certes adaptée à une mobilisation rigoureuse de l’information scientifique mais elle impose une forme particulière, technique, d’intégration des connaissances : d’une part un processus linéaire de diagnostic, avec les étapes successives de collecte des informations, d’analyse, de définition des enjeux et contraintes, et d’élaboration d’un plan d’action, et d’autre part des formes d’expression et de restitution de la connaissance (l’écrit, les graphiques, les cartes, etc.). Or, cette forme d’expression et de prise en compte des connaissances et des points de vue sur le monde est plus adaptée à l’expression de la connaissance technique qu’à l’expression, forcément progressive et incrémentale, des points de vue d’acteurs non techniques. De plus, à propos des questions de développement territorial, il nous semble difficile de dissocier, dans ce que l’on considère à tort comme un diagnostic technique, les données purement techniques d’un point de vue plus subjectif sur le monde et sur la façon dont il devrait fonctionner : par définition, un diagnostic territorial suggère un enjeu territorial, concept hautement polysémique dont l’identification dépend des options sociales, économiques, politiques qui sont retenues. L’enjeu serait donc de libérer la réflexion collective en lui fournissant tout de même un support aidant les participants à progresser à leur façon.

Afin de concrétiser cette orientation, une méthode d’accompagnement a été expérimentée, qui s’appuie sur deux hypothèses. La première est épistémologique : face aux interrogations actuelles de la société, l’invention collective est toujours possible. Tout n’a pas été imaginé pour arriver à s’entendre sur nos territoires. En particulier, nous sommes loin d’avoir mobilisé la diversité des formes de savoirs et de sagesses dispersées de par le monde. La seconde hypothèse est stratégique : la seule façon pour que ces inventions collectives puissent perdurer à grande échelle est qu’elles soient portées et répandues par leurs « inventeurs » eux-mêmes, dans leur territoire local comme plus largement aux échelles supérieures. C’est ce que nous appelons une perspective multiniveaux.

Depuis la fin des années 1990, cette position particulière a été progressivement mise en œuvre au Sénégal en situation réelle de développement territorial, c’est-à-dire avec peu d’investissements et sur de grands territoires (d’Aquino et al., 2002 ; d’Aquino et Papazian, 2014). L’enjeu était de proposer aux populations des supports de simulation sur l’état d’un territoire, ses usages actuels et ses devenirs possibles, qui (i) mettent toutes les connaissances en position d’être réfutées, sans en considérer certaines, par exemple techniques, comme déjà « vraies » et (ii) laissent les participants façonner eux-mêmes, sans méthodologie de diagnostic ou de planification particulière, les différentes options possibles de prise en charge d’une question territoriale.

Depuis quelques années, le Sénégal connaît une multiplication des mobilisations villageoises en opposition à l’attribution de terres par l’État à des investisseurs privés. En 2008, le débat international concernant l’attribution de terres paysannes à des acteurs privés rencontre un grand écho sur la scène nationale, où des acteurs civils et ruraux revendiquent pour une gestion sobre des ressources naturelles et se structurent au sein d’un comité, le Cadre de réflexion et d’action sur le foncier au Sénégal ou CRAFS (Hopsort, 2014). L’une des ONG les plus impliquées, ENDA PRONAT, lance début 2014 une stratégie de mobilisation à grande échelle dont l’enjeu est de laisser les paysans locaux construire leurs propres contre-propositions de réforme foncière, en alternative aux conceptions dominantes pour l’appropriation privative des terres. L’équipe d’ENDA PRONAT a alors eu recours pour cela à l’outil de simulation participative TerriStories, qui lui avait été présenté par ses concepteurs (d’Aquino et Bah, 2013) au cours de l’année précédente. Cette expérimentation participative grandeur nature a abouti à des principes qui se sont avérés originaux, tant face aux conceptions dominantes de gestion du foncier qu’aux formes existantes de foncier coutumier. Les acteurs locaux ont donc utilisé l’outil de simulation participative de façon autonome, sans être accompagnés par une équipe technique d’appui ou un projet quelconque, pour porter jusqu’à l’échelle nationale les points de vue locaux qui se sont progressivement formalisés au cours des jeux de simulation. C’est ce processus d’innovation collective, au cours duquel l’imagination est stimulée par une discussion mieux argumentée grâce à la simulation, que nous nous proposons d’analyser dans cet article.

Méthodologie : jeu, théâtre et simulations pour s’en sortir ensemble dans un monde incertain

Un support de simulation participative

Pour essayer de libérer l’expression et l’imagination des participants d’un format imposé de diagnostic, un outil de simulation participative territoriale, TerriStories, et une stratégie spécifique pour l’insertion de cet outil dans une action collective autonome, l’approche Grounded Changes (www.terristories.org/) ont été progressivement mis au point.

TerriStories se présente comme un jeu de simulation à règles très ouvertes, en partie à construire par les participants eux-mêmes (Encadré 1). Le support est composé de plusieurs plateaux « territoriaux », constitués de damiers aux cases amovibles, proposés en différentes couleurs aux joueurs. Proposer plusieurs plateaux permet non seulement de prendre en compte une diversité géographique, y compris en termes d’échelles (laissées à l’appréciation des joueurs de chaque plateau), mais aussi de reconnaître une diversité de pratiques et de réalités sociales propres à chaque espace. Une boîte à accessoires propose une variété de formes et pions colorés, sans légende particulière attribuée : cela permet aux joueurs de modifier à loisir chaque plateau, de façon à ce qu’ils puissent reconstruire les territoires selon leurs propres points de vue. Enfin, une séance de jeu comprend plusieurs plateaux, ce qui enrichit la diversité des espaces et des niveaux territoriaux pris en compte (par exemple une règle peut être appliquée à un ou plusieurs plateaux), et permet de simuler aussi les liens structurels pouvant exister entre territoires (transhumances, migrations, échanges, etc.). Sur ces plateaux, les participants choisissent ensuite les activités qu’ils veulent simuler, et à partir desquelles ils obtiendront des revenus en fonction des ressources disponibles et des évènements aléatoires qu’ils subiront (pluviométrie, évènements socioéconomiques ou environnementaux, etc.). Les joueurs ont tout loisir d’imaginer un nouvel évènement et de l’introduire dans le jeu, en l’improvisant eux-mêmes.

Les principes méthodologiques de TerriStories

  • Des règles très basiques, mais déjà reconnues par tous, à propos d’un contexte générique d’incertitude (ici sahélien) : quelques types de milieux et d’activités initiales, avec une variabilité extrême du climat et des évènements imprévisibles, etc.

  • Liberté maximum des joueurs (www.dailymotion.com/video/x28rttd_du-terroir-au-pouvoir_creation) : reconstruction du premier plateau de jeu proposé, liberté des actions de jeu et des dialogues, jeux d’acteurs provoqués par l’introduction d’évènements, place à l’improvisation spontanée de nouveaux rôles (agrobusiness, transhumant, élu local, etc.).

  • Consolidation de la diversité des points de vue : pas de critère de réussite / échec fixé (seulement quelques indicateurs qualitatifs de suivi technique : état des ressources et revenus de chaque joueur) : préservation des opinions minoritaires dans les scénarios ; les choix de consensus repoussés après l’atelier, laissés à l’initiative et à la légitimité du processus social.

(pour plus de détails : d’Aquino, 2016)

TerriStories est conçu pour permettre aux joueurs de rajouter tout élément de jeu qu’ils jugent utile pour enrichir leur réflexion : post-it, nouveaux types de pions ou de cartes, etc. Tout ceci constitue in fine un support de simulation participative conçu par les participants et sur lequel ils peuvent ensuite introduire tout type de règles collectives qu’ils imaginent, à l’échelle d’un plateau (règles et actions locales ou régionales) ou de plusieurs (règles et actions nationales). Les participants établissent donc en toute autonomie les « règles de jeu », c’est-à-dire les règles d’accès, d’usage et de partage des ressources qu’ils vont devoir respecter lorsqu’ils posent leurs activités. TerriStories ne nécessite pas d’animateur. Le facilitateur est juste présent pour expliciter les règles et aider ensuite chaque participant à s’exprimer. Les joueurs vont pouvoir imaginer en les discutant, puis tester en les jouant, leurs idées pour améliorer les situations qu’ils vivent dans le jeu : quel fonctionnement collectif leur paraît le plus « valable », ou « viable » ? Quels enjeux doivent-ils poursuivre ? Augmenter la production globale de la région, diminuer le nombre de familles en difficulté, préserver l’environnement, garantir la paix sociale, améliorer l’équité, etc. ? Le processus de jeu n’a pas pour but de trancher en faveur d’un point de vue, mais de lancer une forme constructive de cohabitation entre divers intérêts et opinions : la posture de TerriStories est de ne pas contraindre au choix d’une seule position, mais d’aider les joueurs à pouvoir explorer ensemble un spectre de possibilités.

Chaque tour de jeu, chaque nouvelle exploration, entraîne automatiquement l’évolution des positions testées, au regard de leurs résultats dans la simulation et conduit à de nouvelles configurations de la situation. Les différents points de vue, débattus, discutés… et simulés, se structurent ainsi progressivement en quelques options. Cela permet aux participants de problématiser des questions qui d’ordinaire sont tenues pour allant de soi et les engage, sur un mode ludique, dans un processus d’innovation collective. L’accord sur une seule option peut être finalement atteint, mais il n’est cependant pas l’objectif du processus : l’enjeu est d’aboutir à un accord intimement partagé sur la nature, argumentée, des quelques options possibles qui représentent la diversité des points de vue en présence.

Une stratégie pour une insertion de la participation depuis le local jusqu’au national

Afin d’obtenir des impacts durables et à grande échelle, la dimension stratégique est fondamentale (d’Aquino, 2009) : l’outil de simulation participative est ainsi inséré au sein d’une stratégie, appelée Grounded Changes (d’Aquino et Papazian, 2014), conçue pour installer une production collective jusqu’au niveau national (Fig. 1 et 2).

Cette stratégie consiste en premier lieu à tout mettre en œuvre pour permettre une démultiplication autonome des ateliers de simulation dans tout le pays. Un processus léger d’apprentissage par l’action lance ainsi les participants dans une propagation autonome, « en cascade » (d’Aquino, 2009), de la capacité de mise en œuvre de l’outil :

  • TerriStories ayant été conçu pour être facilement appropriable par les joueurs, les acteurs locaux ayant participé à quelques ateliers peuvent ensuite devenir eux-mêmes animateurs après deux séances complémentaires de formation ;

  • le jeu est conçu de façon à être utilisable avec tout profil de participant (de l’agriculteur au directeur technique national), et de façon cumulative, y compris du local au national, les idées produites dans un atelier pouvant facilement être introduites dans le suivant, sous forme d’évènements, de nouveaux éléments de jeu optionnels (par exemple des types de droits sur les terres : voir fig. 2), ou de scénarios à explorer.

La question du profil des participants est aussi abordée de manière stratégique. Le mode de sélection et le niveau d’hétérogénéité sociale des participants sont redéfinis pour chaque atelier par les organisateurs, dans le cas considéré les membres du CRAFS, en croisant d’une part l’objectif et l’échelle (village, commune, organisation régionale, etc.) spécifiques à l’atelier et d’autre part le contexte social local. Ainsi, selon l’enjeu et le contexte, il peut être stratégique de réunir un groupe de participants homogènes pour la formalisation du point de vue d’un groupe d’usagers, ou de créer une hétérogénéité représentative du contexte pour accompagner l’émergence d’une proposition partagée. De même, il peut être stratégique selon le contexte de réunir séparément un groupe marginalisé, ou de le mettre en présence d’acteurs dominants. En effet, le jeu de simulation permet une multitude de combinaisons, dont certaines peuvent être efficaces pour une confrontation entre deux catégories (par exemple, il peut être intéressant de demander à chacun de « jouer » le rôle de l’autre et d’essayer de « gagner », c’est-à-dire de subvenir à ses propres besoins : voir notamment d’Aquino et al., 2002). Quelle que soit la forme de participation retenue, une mise au point stratégique minutieuse et argumentée est la priorité, que ce soit pour l’établissement des groupes de participants et des acteurs locaux pilotant le processus, ou pour l’insertion des temps de jeu au sein de la société locale et de ses dynamiques collectives internes (d’Aquino, 2009 ; d’Aquino et Papazian, 2014).

De plus, l’enjeu de TerriStories est de préserver le plus fidèlement possible les informations et opinions exprimées par les participants, avec le minimum de traduction ou reformulation par un tiers. Or, il a été montré qu’un processus ascendant de reformulation, débats et synthèse successifs peut produire une standardisation progressive des propositions et des valeurs (Haas, 1992 ; Faure et al., 1995 ; Meyer, 1997 ; Richard-Ferrouji, 2008), jusqu’à aboutir au même type de propositions conformistes que l’on aurait pu obtenir sans participation. Ce processus est de plus accentué lorsqu’il y a institutionnalisation de ces interactions (Blyth, 2002 ; Fouilleux, 2003). Pour ne pas reproduire ces dérives, la stratégie Grounded Changes préserve donc autant que possible les points de vue initialement exprimés, grâce aux scénarios initiaux de jeu, mais aussi les échanges directs sans reformulations successives. C’est ainsi que des ateliers « inter-locaux » d’envergure nationale (Fig. 3), organisés et pris en charge par le CRAFS, ont réuni des participants des ateliers de terrain pour de nouvelles séances de simulation facilitées par TerriStories. Ces derniers ont dans ce cadre mis directement en commun, sans l’intervention d’un tiers, les idées qu’ils avaient émises lors de leurs propres ateliers de terrain. De nouveaux éléments de « jeu » ont été intégrés sous forme d’options additionnelles mobilisables par les joueurs, de façon à représenter la diversité des propositions foncières élaborées par les participants dans les précédents ateliers de terrain (Fig. 2). Ces échanges inter-locaux sont d’envergure nationale mais visent donc toujours une concertation entre acteurs de base, une diffusion « horizontale » (voir la section « discussion »), en l’élargissant entre régions différentes.

Parallèlement à cette expansion horizontale (outscaling), un processus vertical ascendant (upscaling) a été mis en œuvre jusqu’à l’échelon national. Le processus horizontal élimine en grande partie le risque d’isomorphisme habituellement inhérent aux démarches participatives ascendantes. Cependant, pour contourner au mieux ce risque et éviter autant que possible une certaine reformulation des débats lors du passage aux conclusions écrites, trois principes stratégiques ont guidé le processus de diffusion dans les arènes nationales (Fig. 3). Tout d’abord, la production écrite issue des ateliers est toujours organisée pour conserver le statut de version régulièrement actualisable (d’Aquino et al., 2002), en fonction de l’évolution du processus horizontal parallèle et, lui, continu, de simulation participative et d’échanges. Ensuite, tout est mis en œuvre pour que la réception par les responsables nationaux de ces propositions paysannes sur la réforme foncière ne se fasse pas via ces écrits qui ne pourront éviter une certaine standardisation, mais plutôt via une interaction directe avec ceux qui ont participé aux simulations et portent beaucoup mieux la richesse et la complexité de leurs points de vue que ne le font les traductions écrites. Cependant, toutes les précautions méthodologiques n’empêcheront pas une certaine déperdition ni une certaine uniformisation du sens, inhérentes à tout processus d’abstraction et de généralisation. C’est pourquoi le troisième principe de la stratégie Grounded Changes consiste à maintenir des échanges réguliers entre un processus horizontal parallèle de réflexions participatives, qui continue sur le terrain, et le processus national de réglementation foncière, de façon à alimenter une évolution continue des « propositions paysannes » déjà déposées (Fig. 3).

thumbnail Fig. 1

La diffusion autonome « en cascade » des ateliers de simulation participative.

thumbnail Fig. 2

Une nouvelle version du jeu avec des options foncières identifiées en fonction des apports des participants

© Jérémy Bourgoin

thumbnail Fig. 3

La stratégie utilisée au Sénégal pour l’insertion de TerriStories dans l’action collective sénégalaise.

Résultats

Préserver la diversité des points de vue tout en les situant dans une dynamique collective

Les séances de simulation participative ont permis aux participants de façonner progressivement des mécanismes fonciers qui répondaient à leur mode profond de penser le foncier, en particulier de conserver un lien organique entre régime foncier et préservation des socioécosystèmes. En effet, c’est parce qu’ils estiment que les évolutions foncières promues par l’État (libéralisation, distribution de droits fonciers réels personnalisés, etc.) ne seront pas compatibles avec ce qu’ils appellent eux-mêmes une « agriculture saine et durable » qu’ils se sont mobilisés sur la question foncière. Ainsi, dans les ateliers, les participants mettent toujours les règles foncières, qui sont abondamment débattues (d’Aquino, 2014), en perspective de leur vision des relations entre les hommes et entre les hommes et leur environnement. Ils combinent dans leurs simulations les règles foncières à d’autres règles et pratiques, depuis l’aménagement du territoire jusqu’aux modes de décision collective, car ils jugent cette perception globale indispensable à une appréhension globale du socioécosystème, réfutant en cela une approche sectorielle qui distinguerait eau, terre, forêt, organisation politique, etc. Leurs propositions intègrent donc des aspects divers, tels que la définition d’un cadre réglementaire flexible et adaptable à la variabilité climatique, des formes de reconnaissance légale d’une diversité d’options concernant la nature des droits fonciers, etc. (d’Aquino et Bah, 2013).

Progressivement, à partir des situations qu’ils créent en jouant, les participants forgent de nouvelles règles, imaginent de nouvelles actions et définissent de nouvelles pratiques. En un seul atelier, les participants en arrivent ainsi à des propositions qui sont à la fois endogènes et opérationnelles, la simulation obligeant à opérationnaliser chaque proposition. La souplesse de l’outil TerriStories leur permet de recueillir la diversité des points de vue personnels, puis de s’en servir pour façonner des propositions constructives plutôt que de les opposer de façon stérile : par exemple, agriculteurs et pasteurs s’écoutent et négocient des droits de passage ou d’accès à l’eau ; ou les femmes parviennent à faire reconnaître leur droit à l’exploitation de parcelles (d’Aquino, 2014).

Des scénarios originaux de gestion foncière, imaginés sur le terrain…

La posture méthodologique du jeu TerriStories consiste à engager une réflexion collective la plus affranchie possible des cadres de pensée dominants. Au Sénégal, les scénarios fonciers que les participants ont façonnés durant ces séances sont très riches et diversifiés (d’Aquino, 2014), mais quelques principes communs s’en dégagent.

Tout d’abord, les participants n’entretiennent aucun conservatisme vis-à-vis de leurs propres règles actuelles : s’ils sont prêts à maintenir des règles, de propriété ou d’usage des sols, partagées de longue date par leur communauté et ayant fait leurs preuves, ils sont aussi prêts à les transformer ou les réinterpréter s’ils constatent ou anticipent des conséquences indésirables de ces règles. Le lignage ou la chefferie, les dominances de genre ou de caste ne sont par exemple pas des données intouchables (d’Aquino, 2014).

Cela aboutit à des propositions inhabituelles sur le foncier (Encadré 2) qui se distinguent assez nettement des positions exprimées jusqu’à présent au Sénégal, comme la revendication d’un foncier inappropriable, géré par une nouvelle institution locale de régulation (d’Aquino et al., 2017). Cette dernière est conçue comme une assemblée à l’échelle du village, une sorte de conseil des sages distinct du conseil municipal, dont les membres seraient élus pour un temps relativement long qui transcende le pas de temps des élections locales. Cette institution de régulation, qui distribuerait des droits d’utilisation mais pas de droits réels, serait donc responsable de la préservation du patrimoine foncier et de l’environnement, à l’encontre des abus de pouvoir du gouvernement, de certains chefs de village, gros propriétaires et parfois marabouts. Au départ, exprimant une volonté de changement mais sans proposition pragmatique, ces points de vue, grâce à la pratique collective de simulation, peuvent acquérir suffisamment d’argumentaires et de consistance opérationnelle pour être recevables dans le débat public, au niveau local puis national.

Extraits des principes fonciers paysans pour une politique foncière au Sénégal, établis à l’issue de l’atelier national du 23 au 25 février 2015, Keur Moussa, Sénégal

Notre question n’est pas « quelle est la meilleure réforme foncière ? », mais « quel est le système foncier le plus adapté à notre choix de société ? ». Nous voulons un foncier qui nous permettra de mettre en valeur nos terres avec nos propres moyens, mesurés, accessibles, peu coûteux et respectueux de l’environnement, et qui nous assurent une capacité à nous développer tout en préservant la terre pour les générations suivantes.

  • Pas de droits réels (droit de propriété exclusif), mais des droits garantis d’usage et de gestion des terres ;

  • Gestion des transmissions et des cessions par un collectif mixte (collectivité locale + villages) ;

  • Attribution possible (pas de droit réel) à un collectif autant qu’à un individu ;

  • Gestion des attributions par un collectif mixte (collectivité locale + villages) [y compris pour les investisseurs].

(CRAFS, 2015)

… et in fine insérés dans la politique nationale

Les acteurs impliqués ont non seulement produit des recommandations pragmatiques aux échelles locale (organisations d’usagers, gestion communale, etc.) comme nationale (organisations du CRAFS), mais ils ont ensuite réussi à les insérer dans le débat politique national.

La stratégie « en cascade » (voir ci-dessus) a permis aux associations locales partenaires d’ENDA PRONAT de reproduire la démarche dans le pays avec leurs propres moyens et partenaires, après que quelques ateliers initiaux les aient aidés à la fois à constituer un premier pool d’animateurs et à diffuser l’intérêt de cette démarche auprès des autres membres du CRAFS. Le CRAFS a ensuite lui-même organisé plusieurs échanges nationaux directs, que ce soit entre les porte-paroles nationaux de la société civile et les participants aux ateliers, ou entre les responsables nationaux (Commission foncière nationale, parlementaires, experts conseillers du gouvernement, etc.) et ces mêmes participants (CRAFS, 2015).

L’accent mis par la stratégie Grounded Changes sur les risques d’un isomorphisme ascendant (voir ci-dessus), a amené les membres du CRAFS à prendre conscience de l’enjeu de reformulation. Ils se sont ainsi organisés pour que la production écrite soit issue d’un dialogue direct entre les experts rédacteurs, choisis par la société civile, et des participants aux ateliers. Cette production écrite a ensuite été restituée, débattue, déconstruite et reconstruite lors d’une rencontre rassemblant des participants des différents ateliers locaux, avec une forte couverture médiatique et la participation de hauts responsables nationaux.

Discussion

L’enjeu méthodologique central : être rigoureux sur les processus plutôt que sur la technique

Laisser des participants échanger points de vue et connaissances est par nature un fait social complexe où le contexte local, les rapports de force, les perspectives subjectives et les émotions ressenties entrent en ligne de compte. Face à cette complexité, nous ne croyons pas en une « ingénierie sociale » de la participation, qui aurait les capacités de définir avec assurance le protocole technique « adéquat » d’une démarche participative type (profils des participants et des animateurs, étapes méthodologiques, type de résultats à produire, etc.). La question à résoudre devient alors la suivante : quelle démarche adopter, qui maintienne certains standards de rigueur scientifique tout en ouvrant un espace où des acteurs peuvent librement exprimer leurs points de vue, s’engager dans une réflexion collective sur leur vie quotidienne, entrer dans une expérimentation de démocratie délibérative ? Notre réponse est la suivante : imaginer des cadres d’intervention extrêmement ouverts, qui n’imposent pas des modèles explicatifs ou normatifs préétablis aux acteurs sociaux, mais qui leur permettent d’élaborer leurs « savoirs locaux » (Geertz, 1983) ou de reformuler leurs « expériences quotidiennes » (Schütz, 1987) à travers une démarche dialogique. Indirectement, notre démarche est une critique de certaines formes d’expertise qui imposent le modèle que doit prendre le processus d’analyse et de décision, y compris participatif : ces choix imposés ne nous paraissent pas légitimes pour décider des types de techniques, des rapports locaux d’échanges et de propriétés, mais aussi au-delà des modes d’organisation et de prise de décision. Notre pari est que les acteurs, en échangeant à partir du cadre du jeu sur leurs expériences, et en s’engageant ainsi dans une espèce de « pensée coopérative », sont capables de développer une « intelligence collective » (Dewey, 2010), sous une forme réfutable, argumentée, et en prise avec leurs vies quotidiennes.

Concrètement, les expériences présentées ci-dessus ont permis d’établir les priorités suivantes :

  • miser sur le processus de discussion plutôt que sur une méthode préétablie : imaginer un cadre d’échanges entre participants, le jeu de simulation, ouvert à toute opinion et à tout mode de raisonnement (pas de méthodologie de diagnostic et de planification experte, mais des supports matériels, faciles à utiliser et à combiner pour exprimer, sans a priori, diverses visions du monde naturel et social) ;

  • faire prévaloir le processus de discussion sur la mise à disposition de solutions clé en main : le produit final de ces échanges reste indéfini (pas de conclusion finale exigée en fin d’atelier, pas de résultats définis à produire, etc.). L’objectif est de susciter un débordement des formes d’échanges expérimentées dans l’atelier (libre expression, argumentation réfutable, etc.) au-delà de l’atelier, à la différence des solutions clé en main proposées par l’ingénierie sociale ;

  • avoir confiance dans le processus de discussion plutôt qu’imposer des formats de participation : pas de solution experte proposée sur la « meilleure » forme de participation (choix des participants, types d’ateliers, représentativité des acteurs, etc.). Chaque atelier développe ses propres modalités de participation au jeu et c’est aux participants qu’il revient de développer une argumentation rigoureuse sur l’option ad hoc qu’ils retiennent.

Les résultats des expériences présentées ci-dessus montrent que ces hypothèses sont opérantes. Leur mise en œuvre dans cette expérience sénégalaise n’a pas modifié en profondeur les rapports de force de la société, comme aurait prétendu le faire une ingénierie sociale. Ils ont pourtant infléchi les relations et les échanges entre les participants et ont permis à des idées nouvelles d’être façonnées dans les ateliers et en partie reprises par les instances nationales. Plus fondamentalement, durant ces trois dernières années (alors que l’expérience de simulation participative n’a duré que six mois), la forme des échanges entre acteurs locaux impliqués, comme entre ceux-ci et les autres acteurs, a évolué (voir la section «  résultats »).

L’enjeu stratégique central : installer un processus participatif horizontal et continu

Au cours des ateliers, les participants sont amenés à identifier et discuter les problèmes selon leurs points de vue, et à chercher ensemble, au cours de débats animés2, des façons de répondre aux enjeux qu’ils posent eux-mêmes (d’Aquino, 2014). Les participants se rencontrent donc d’abord en tant qu’éleveurs ou agriculteurs, mais progressivement basculent aussi vers des postures de citoyens, devant prendre en charge leurs propres enjeux mais aussi ceux des autres, et donc devant se projeter à des échelles de gestion et de décision plus englobantes (cf. plateau de jeu multiscalaire). Ils élaborent ainsi dans l’espace du jeu une expérience à la fois individuelle et collective, inventant progressivement leurs propres règles de cohabitation et de coopération aux échelles locale et globale, qu’ils testent dans le jeu libre de leurs interactions, en tentant d’en anticiper les possibilités et les difficultés (Cefaï, 2016). Les acteurs de la société civile se sont approprié le processus autonome de diffusion des ateliers comme un outil qui facilite une certaine autonomie civique ou politique en combinant deux avantages pour forger des visions alternatives de la société : la mise en œuvre pragmatique (autour du support matériel du jeu) et l’improvisation collective (la latitude laissée par un cadre non contraint à l’imagination des joueurs).

Cet « effet atelier » est particulièrement porté par la stratégie originale de diffusion horizontale (outscaling) du processus (voir la section « méthodologie »). De ce fait, nombre de participants restent ensuite en contact et s’activent à leur tour dans la propagation des idées qui sont issues des ateliers, certains devenant eux-mêmes facilitateurs de nouveaux ateliers. Au contraire d’un processus vertical, ce dispositif de propagation horizontale limite au maximum l’interface de médiations représentatives et de filtres interprétatifs. En structurant et préservant la diversité des imaginations locales, le processus horizontal est générateur d’idées nouvelles dans le débat public, à l’encontre de la confiscation de celui-ci par les notables, les élus et les experts, avec deux risques potentiels : l’amoncellement d’un ensemble hétéroclite d’idées locales, impossibles à mettre en cohérence à l’échelle nationale, ou la réduction à un plus petit dénominateur commun, qui aurait perdu toute originalité. Cependant, deux ans après la fin du processus de simulation, grâce la stratégie spécifique mise en œuvre pour diminuer ces risques, le plus petit dénominateur commun est encore suffisamment original (Encadré 2) pour continuer à apporter des idées neuves.

Multipolaire plutôt que multiniveaux ?

Sur le fond, ce type de processus dit horizontal repose finalement moins sur une hypothèse d’accompagnement « multiniveaux » que sur le court-circuit de l’architecture hiérarchique institutionnelle et administrative (Viard, 1994 ; d’Aquino 2002). La structuration en niveaux institutionnels et administratifs n’est dans ce processus pas considérée comme la forme d’organisation la plus efficace pour le type d’invention et d’influences collectives que notre démarche cherche à engager (d’Aquino, 2002). Les ateliers de simulation participative ont pour objet de faire émerger des idées que les différents participants pourront ensuite, chacun à sa façon, diffuser et traduire dans d’autres arènes (dialogues informels, assemblées villageoises, comités de développement, associations et syndicats, Commission nationale de réforme foncière, etc.). Une stratégie particulière est cependant mise en œuvre pour accentuer cette propagation spontanée horizontale (voir Fig. 3).

Les ateliers de simulation participative ont, du reste, été pensés comme des interfaces d’interaction entre individus, plus qu’entre « représentants » : chaque joueur intervient dans un cadre d’expression et de valorisation individuelles, où il ne représente ni un groupe d’intérêt, ni une communauté villageoise, ni une organisation syndicale, ni un échelon territorial. Les ateliers permettent à leurs participants de mieux se connaître et de voir les choses autrement, d’accoucher de leurs idées propres dans une dynamique de discussion − inventer, échanger et multiplier les points de vue − sans prétention de prendre la place des processus sociaux.

La posture de Grounded Changes n’est ainsi considérée que comme un soutien additionnel à un processus social existant avant l’intervention et se poursuivant après : il s’efforce de ne pas s’y substituer. En effet, nous ne considérons pas qu’une démarche aussi artificielle qu’un atelier participatif, y compris les jeux de simulation, représente une véritable arène sociale ; celui-ci ne peut, modestement, que constituer une parenthèse intégrant imparfaitement les différents facteurs sociaux mais son caractère inhabituel peut permettre d’envisager autrement les points de vue de chacun et par là tracer de nouvelles voies.

Conclusion

Aujourd’hui, un des défis de la participation reste pour les auteurs de dépasser l’échange technique ou l’extraction de savoirs locaux et permettre plutôt aux citoyens d’être en position de prendre en charge eux-mêmes de façon raisonnée l’avenir de leur territoire. Cependant, les risques sont réels, qu’il s’agisse du risque d’une instrumentalisation de la démarche par des leaders locaux, d’une difficulté à autonomiser les acteurs, ou de tous les écueils entraînés par les formats de participation et les modalités de gouvernance. Le processus mis en œuvre au Sénégal participe à une tentative d’amélioration en ce sens. Ces questionnements ont été centraux, et travaillés, non seulement par l’équipe à l’origine de la méthode, mais ensuite par les participants. Cela a permis la rédaction d’une plateforme de revendications, alternatives à celles de la Commission nationale de réforme foncière, avec ses propres procédures d’information, d’enquête et de discussion, et au-delà d’engager une mise en débat sur le fond des relations entre natures et sociétés.

Références


1

Les recherches présentées dans cet article ont été conduites de 2012 à 2017 dans le cadre du dispositif Pastoralisme et zones sèches en Afrique de l’Ouest (https://www.ppzs.org).

Citation de l’article : d’Aquino P., Ba A., Bourgoin J., Cefaï D., Richebourg C., Hopsort S., Pascutto T., 2017. Du savoir local au pouvoir central : un processus participatif sur la réforme foncière au Sénégal. Nat. Sci. Soc. 25, 4, 360-369.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

La diffusion autonome « en cascade » des ateliers de simulation participative.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Une nouvelle version du jeu avec des options foncières identifiées en fonction des apports des participants

© Jérémy Bourgoin

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

La stratégie utilisée au Sénégal pour l’insertion de TerriStories dans l’action collective sénégalaise.

Dans le texte

Current usage metrics show cumulative count of Article Views (full-text article views including HTML views, PDF and ePub downloads, according to the available data) and Abstracts Views on Vision4Press platform.

Data correspond to usage on the plateform after 2015. The current usage metrics is available 48-96 hours after online publication and is updated daily on week days.

Initial download of the metrics may take a while.