Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 25, Number 1, January-March 2017
Dossier « L’agriculture dans le système alimentaire urbain : continuités et innovations »
Page(s) 3 - 6
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2017012
Published online 24 May 2017

L’alimentation des villes est aujourd’hui un front de recherche à la croisée des sciences sociales, techniques et agronomiques. Ce thème invite à dépasser les frontières habituelles entre politiques publiques sectorielles (agriculture, urbanisme, environnement) et entre disciplines scientifiques (Steel, 2009). L’alimentation peut en effet être un levier pour améliorer la durabilité des villes, en lien avec des enjeux de nutrition-santé, d’éducation, de développement économique, d’environnement et de cohésion sociale. Et réciproquement, les villes s’affirment progressivement comme des acteurs moteurs du changement et elles apparaissent comme des échelles pertinentes pour améliorer la durabilité de l’alimentation. Les questions alimentaires commencent à être prises en considération dans les politiques urbaines, notamment à travers les questions d’aménagement (Morgan, 2009 ; 2013). Dans les pays anglo-saxons, les enjeux alimentaires sont entrés depuis une quinzaine d’années dans les conceptions de la durabilité urbaine et dans les politiques d’aménagement, notamment au Royaume-Uni, aux États-Unis ou au Canada, qui disposent à la fois d’une communauté de recherche très structurée sur ce thème et d’expérimentations dans différentes villes (Blay-Palmer, 2010 ; Plantinga et Derkzen, 2012 ; Stierand, 2012). L’alimentation n’est plus un ovni dans les politiques d’aménagement urbain (Pothukuchi et Kaufman, 2000). En France, le regain d’intérêt des villes pour l’agriculture date des années 1990, mais l’intérêt pour l’alimentation est beaucoup plus récent (Brand et Bonnefoy, 2011 ; Bonnefoy et Brand, 2014 ; Lardon et Loudiyi, 2014). Plusieurs villes construisent actuellement des politiques agricoles et alimentaires, par exemple Paris (Torre et al., 2013 ; Darly et Aubry, 2014 ; Poulot, 2014), Lyon (Brand, 2015), Montpellier (Banzo et al., 2016), Lille et Nantes (Schmitt et al., 2016), ou Brive-la-Gaillarde (Marty, 2014). D’autres villes juxtaposent plutôt des actions en faveur de l’agriculture et de l’alimentation sans toutefois les mettre en cohérence comme un champ transversal de politique urbaine (Perrin et Soulard, 2014).

Dans ce contexte scientifique et politique, ce dossier s’interroge plus particulièrement sur la place et le rôle de l’agriculture dans les systèmes alimentaires urbains. Il fait suite au colloque international sur les innovations dans les systèmes alimentaires des villes qui s’est tenu à Montpellier, à Agropolis International, les 28 et 29 octobre 2013. Ce colloque s’inscrivait dans le cadre du groupe de recherche Sustainable Food Planning (SFP) d’AESOP (Association of European Schools of Planning), qui réunit chaque année depuis 2009 une audience croissante (Van der Valk et Viljoen, 2014). Les 170 participants1 du colloque montrent la consolidation d’une communauté de recherche internationale de géographes, politistes, urbanistes et paysagistes, s’intéressant − sous l’angle spécifique de l’aménagement régional et urbain (urban and regional planning) − à l’alimentation des villes, en particulier à l’agriculture urbaine, à l’approvisionnement alimentaire, aux systèmes alimentaires alternatifs (alternative food networks), et aux mouvements citoyens liés (Viljoen et Wiskerke, 2012). Au lieu d’aborder ces objets de recherche séparément, la nouveauté de l’urban food planning est de s’interroger sur la manière dont ces différents champs peuvent s’articuler au sein d’une région urbaine et se traduire en enjeux d’aménagement pour répondre à la sécurité alimentaire des villes (Morgan et Sonnino, 2010).

Les discussions entre cette communauté de l’urban food planning et des chercheurs français en sciences sociales, techniques et agronomiques ont montré un intérêt scientifique partagé pour les innovations dans les systèmes alimentaires urbains, les enjeux de scaling-up d’initiatives locales, de transfert de connaissances entre villes. Toutefois, en creux, le focus sur l’innovation a aussi mis en lumière les inerties des systèmes alimentaires urbains. Les quatre contributions rassemblées dans ce dossier sont représentatives de ce constat et illustrent la diversité des recherches actuelles sur l’agriculture dans les systèmes alimentaires urbains.

Circuits d’approvisionnement alimentaire

Le colloque a d’abord montré l’intérêt des recherches portant sur la gestion des flux (de personnes, de biens, de connaissances) qui structurent les bassins d’approvisionnement alimentaire des villes (foodsheds) et modifient les liens urbain/rural. La littérature américaine sur les foodsheds estime les surfaces alimentaires nécessaires pour satisfaire les besoins nutritionnels d’une ville, étudie comment renforcer le potentiel de production alimentaire d’un territoire agricole ou optimiser l’organisation logistique pour réduire l’empreinte carbone de l’approvisionnement alimentaire (Horst et Gaolach, 2014). La question de l’approvisionnement est illustrée au sein de ce dossier par le texte de Paule Moustier, qui évalue les circuits courts alimentaires en Asie, Afrique et Amérique du Sud. À partir d’une approche économique, elle discute de la place des approvisionnements en circuits courts et de proximité dans l’alimentation de la ville d’Hanoï, qu’elle met en regard d’autres situations. Elle souligne la difficulté à obtenir des données précises, actuelles et comparables sur l’origine des aliments. Elle croise donc des données issues d’enquêtes qualitatives et des estimations quantifiées pour évaluer le rôle respectif de la proximité géographique et de la proximité relationnelle. Ses résultats montrent le maintien de circuits courts traditionnels fondés sur la proximité géographique (rayon inférieur à 30 km) pour tous les légumes frais rapidement périssables, comme les légumes feuilles. Ce maintien est corrélé au coût et au faible développement des réseaux de transport et des systèmes de stockage réfrigéré. Parallèlement, elle montre l’essor de nouveaux circuits courts pour des produits agricoles de qualité supérieure ou plus sûrs en termes de sécurité sanitaire, avec des systèmes de certification variés, proches de ceux de l’agriculture biologique, ou avec un usage limité de pesticides. Ces innovations sont expliquées par les préoccupations croissantes des citadins à l’égard de leur santé et la recherche d’une valeur ajoutée supérieure par les producteurs. Il y aurait donc une complémentarité entre les circuits courts en proximité géographique et ceux en proximité relationnelle, en termes d’économie d’échelle et de coût de transport. Toutefois, ces nouveaux circuits courts pour des produits de qualité supérieure ou environnementale ne contribuent au final que de manière limitée à l’approvisionnement alimentaire urbain (moins de 5 %), alors que les circuits courts traditionnels de proximité géographique fournissent la grande majorité des légumes périssables (75 à 90 %).

Ces résultats font écho à ceux d’Adrien Baysse-Lainé et Coline Perrin, en France. Par une approche géographique, les auteurs questionnent la portée de la relocalisation de l’approvisionnement alimentaire et ses conséquences spatiales autour de Millau. Les effets de la relocalisation sont difficiles à mesurer (Born et Purcell, 2006). Les auteurs les abordent en proposant une cartographie du foncier alimentaire de proximité, construite à partir de données statistiques, d’entretiens, de questionnaires et d’observations de terrain. Leurs résultats montrent que les terres agricoles environnant Millau fournissent environ 6 % de l’approvisionnement alimentaire de la ville. Cette estimation inclut tous les circuits de proximité, qu’ils soient longs ou courts (en fonction du nombre d’intermédiaires qu’ils impliquent) (Praly et al., 2014). Si de plus en plus de terres proches de la ville sont mobilisées pour l’approvisionnement local en circuit court, d’une part l’empreinte spatiale de cette relocalisation reste pour l’instant réduite, d’autre part l’approvisionnement local de Millau se trouve concurrencé par celui d’autres villes proches de taille plus importante, Montpellier notamment. Le regain d’intérêt des citadins pour l’alimentation produite localement (Poulot, 2014) et pour les circuits courts (Aubry et Chiffoleau, 2009) pourrait ainsi changer la place de l’agriculture locale dans le système alimentaire urbain.

Agricultures urbaines et périurbaines

Si le rôle alimentaire des agricultures urbaines et périurbaines fait débat sur le plan quantitatif, de nombreux travaux mettent en avant la multiplicité des fonctions que l’activité agricole peut représenter pour la ville (en termes d’environnement, de paysage, d’insertion sociale, d’espaces de loisirs par exemple) (Zasada, 2011). Ils soulignent la complexité des dynamiques territoriales qui relient la ville et l’agriculture, et gagnent à être abordées par une approche systémique interdisciplinaire (Soulard, 2014).

La contribution de l’agriculture urbaine et périurbaine à la sécurité alimentaire des villes est ainsi éclairée par une approche systémique dans l’article d’Ophélie Robineau et Christophe Soulard. Mobilisant la géographie et l’agronomie, cet article analyse la diversité et la complexité des liens entre la ville et l’agriculture à Bobo Dioulasso, au Burkina Faso. Différentes échelles, spatiales et temporelles, sont combinées pour distinguer les interactions spatio-temporelles entre nature, agriculture et ville, les interactions entre le système urbain actuel et l’agriculture, et enfin les interactions internes au système agraire urbain. Bobo Dioulasso est peut-être un cas extrême de « ville agricole » : l’agriculture a occupé un rôle majeur dans le développement de la ville et les pratiques agricoles sont encore aujourd’hui omniprésentes. L’article souligne en particulier le rôle clé des relations agriculture-élevage dans le développement d’une économie circulaire articulant approvisionnement alimentaire urbain et recyclage des déchets et sous-produits des industries agroalimentaires et des ménages urbains. La durabilité de ce « système agri-urbain » reposerait sur des arrangements, souvent informels, entre acteurs. En révélant ce système de relations, les auteurs illustrent bien l’interdisciplinarité nécessaire pour penser la place de l’agriculture dans le système alimentaire urbain.

Gouvernance agri-urbaine

Enfin, un thème central au sein du réseau AESOP-SFP est la gouvernance des stratégies alimentaires urbaines. Les communications portant sur des expériences de terrain ont souvent illustré l’articulation nécessaire entre différents acteurs, échelles et temporalités des politiques urbaines sur l’alimentation. Une problématique montante sur ce thème est celle de la prise en compte de la justice sociale dans les stratégies alimentaires urbaines (Gottlieb et Joshi, 2010 ; Paddeu, 2012).

Par le biais d’une approche de science politique, le texte de Tori Okner illustre dans ce dossier le côté aléatoire, parfois sinueux, de ces stratégies urbaines, en retraçant la prise en compte de l’agriculture dans les politiques urbaines de trois métropoles américaines. Ses résultats montrent la grande diversité des initiatives municipales en faveur de l’agriculture urbaine. Celle-ci fait rarement l’objet d’une politique dédiée, cohérente et intersectorielle. Les actions sont plutôt intégrées comme des composantes de politiques urbaines alimentaires, de développement durable, d’emploi, de cohésion sociale ou d’urbanisme. L’auteur constate un manque global d’articulation des actions municipales en faveur de l’agriculture urbaine dans une stratégie, un récit cohérent (narrative), ou la production de cadres normatifs. Les trajectoires différentes des villes montrent plutôt une approche pragmatique, incrémentale, où les différentes dimensions de l’agriculture urbaine sont tour à tour soutenues par des actions distinctes. L’auteur souligne le risque de déconnexion entre l’engagement municipal et les initiatives citoyennes, les innovations de terrain pouvant se développer dans un environnement politique incertain.

Sans ambition d’exhaustivité, ces quatre contributions livrent des clés d’analyse concernant le rôle de l’agriculture dans le système alimentaire urbain. L’approvisionnement de la ville combine des circuits longs, qui restent dominants, et des circuits courts, traditionnels et plus récents, mais ne couvrant le plus souvent qu’une faible part des besoins urbains. Les articles montrent aussi qu’à l’échelle de la ville et de son hinterland, l’agriculture est très diversifiée. L’approche systémique dévoile le jeu complexe des relations entre ville et agriculture et entre des systèmes agricoles qui coexistent : l’agriculteur ou l’éleveur s’adapte à l’environnement urbain et en tire parti, via des arrangements multiples, souvent informels. La notion d’agroécosystème urbain (Soulard et al., 2017) offrira une piste pour évaluer la durabilité des activités de production agricole replacées dans un système territorial. Enfin, la reconnaissance institutionnelle de l’agriculture et de l’alimentation par les autorités urbaines est balbutiante. La gouvernance qui en découle est hésitante et instable, mais les recherches pointent aussi l’émergence de formes de gouvernance plus intégratives et inclusives, de dynamiques institutionnelles intéressantes à analyser et à relier aux initiatives citoyennes foisonnantes autour des questions agricoles et alimentaires. Les quatre textes regroupés dans ce dossier proposent ainsi des innovations, ils mettent en avant des évolutions, parfois rapides, tout en soulignant les permanences et le long temps nécessaire pour appréhender les liens entre ville et agriculture dans leur complexité. Ils offrent ce faisant des pistes pour intégrer l’agriculture dans l’aménagement urbain et orienter le système alimentaire vers plus de durabilité.

Références


1

26 pays étaient représentés, dont 12 pays européens, 8 pays africains, le Canada, les États-Unis, le Mexique, la Colombie, la Chine et le Vietnam.

Citation de l'article : Perrin C., Soulard C.-T., 2017. Introduction. L’agriculture dans le système alimentaire urbain : continuités et innovations. Nat. Sci. Soc. 25, 1, 3-6.


© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2017

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