Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 32, Number 4, Octobre-Décembre 2024
Page(s) 506 - 524
Section Repères – Events & books
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2025019
Published online 13 May 2025

Concilier économie et écologie : les textes fondateurs du Centre international de recherche sur l’environnement et le développement

Antonin Pottier (Ed.)
Presses des Ponts/Cired, 2023, 353 p.

Donner envie de lire cet ouvrage n’est pas difficile, le présenter, par contre, n’est pas chose aisée ! Il s’agit, en effet, d’un travail singulier publié pour fêter les cinquante ans du Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (CIRED), fondé par Ignacy Sachs en 19731. Antonin Pottier, l’éditeur de cet ouvrage, a fait le choix, à cette occasion, de reproduire 22 textes – sur les 130 qu’il a identifiés lors de la phase préparatoire – publiés entre 1972 et 1997 par certains membres du CIRED.

Ces 22 textes sont le fait de dix-sept auteurs, mais trois d’entre eux, Ignacy Sachs, Olivier Godard et Jean-Charles Hourcade, participent seuls ou à plusieurs à la rédaction de 17 d’entre eux. Les 13 autres auteurs ont coécrit avec l’un de ces trois économistes, soit ensemble, soit seul, comme Michel Rogalski, Jean-Michel Salles, Daniel Théry et Silvia Sigal, unique femme à signer seule un texte réédité dans cet ouvrage. Deux autres chercheuses du CIRED sont corédactrices, l’une avec Sachs seul, Krystyna Vinaver, à qui ce recueil anniversaire doit beaucoup, et la seconde, Solange Passaris, qui a publié avec Sachs, Godard et Patrick Lagadec. Trois femmes sur treize ! Sans doute à l’image de leur place au sein du CIRED comme dans la recherche française de cette période. Il en va de même pour la pluridisciplinarité, pourtant chère à Sachs, qui la prônait systématiquement, elle n’est guère représentée dans cet ouvrage anniversaire largement dominé par les signatures d’économistes.

Les 17 supports de publication sont majoritairement des revues académiques, encore existantes pour la plupart : Diogène, Économie appliquée, Économie et humanisme, Futuribles, Le Progrès Scientifique, Les Cahiers de l’ARIS, Les Cahiers du GERME, Les Temps Modernes, Mondes en Développement, Nature Sciences Sociétés (un texte de J.-M. Salles, paru en avril 1993), Revue économique, Revue de l’énergie, Revue Tiers-Monde. Sont également reproduits des actes de colloque et des chapitres d’ouvrage.

Deux publications, aujourd’hui disparues, méritent d’être mentionnées. Deux textes reproduits proviennent des Nouvelles de l’écodéveloppement, bulletin d’information trimestriel, édité en français et en anglais, de 1977 à 1986, par le CIRED et la Maison des sciences de l’homme avec l’appui du Programme des Nations unies pour l’environnement. Deux autres textes proviennent de l’International Foundation for Development Alternatives (IFDA), fondée par Marc Nerfin, qui a publié des Dossiers entre 1978 et 1991.

Les six textes écrits ou coécrits par Sachs sont révélateurs de son ambition de renouveler le champ des études du développement en y intégrant de manière systématique et systémique les problématiques environnementales « parce que la survie de l’humanité est en jeu ». Ils sont également révélateurs du positionnement radical et extrêmement moderne de leur auteur : les pays du Nord souffrent de maldéveloppement, « la chance des derniers venus consiste à pouvoir se définir par rapport aux anti-modèles livrés par l’histoire » ; les transferts mimétiques de technologie, « loin de constituer un raccourci vers le développement », favorisent les effets de domination et le maldéveloppement ; la société civile doit impérativement être associée à la planification ; il est nécessaire de limiter le libre jeu du marché afin de substituer la logique des besoins à celle de la production… et des profits à court terme. La mise en place de l’écodéveloppement suppose donc une rupture paradigmatique assumée par le fondateur du CIRED.

Afin de saisir mieux encore l’histoire de ce centre, la lecture de l’introduction de A. Pottier peut être utilement complétée par l’article de Christophe Cassen et Antoine Missemer2 publié en 2020 dans Œconomia qui brosse un tableau éclairant de la genèse du CIRED et du rôle de Sachs, entre 1968 et 1986. Ce texte souligne, en effet, que c’est précisément l’évolution des recherches et des méthodes développées par les plus jeunes qui vont le pousser à en partir en 1986. La lecture de ce long retour sur une production scientifique ambitieuse et stimulante prend un tour très particulier du fait du décès d’Ignacy Sachs, le 2 août 2023, quelques semaines après la publication de cet ouvrage. On peut sans peine imaginer que ses textes auraient été plus nombreux s’il avait été question de lui rendre hommage. Cette note, quant à elle, ne peut ignorer ces nouvelles circonstances et une attention toute particulière sera portée aux articles de Sachs reproduits ici.

Le texte introductif rédigé par A. Pottier apporte une véritable valeur ajoutée à ce recueil et en fournit quelques clés de lecture. Il constitue un préalable indispensable pour qui ne serait familier ni du CIRED ni des travaux pionniers de Sachs sur l’écodéveloppement. Il souligne l’importance de ce dernier comme fil rouge des réflexions menées au CIRED au cours de la décennie qui suit sa création.

La succession des textes retenus, qui ne sont pas toujours classés par ordre chronologique, reflète bien l’évolution des travaux du CIRED, et plus largement celle d’une discipline qui se réclame toujours davantage de la science économique au détriment de l’économie politique revendiquée par Sachs. Deux glissements sont visibles dans les intitulés : le développement laisse la place à l’économie, aux instruments pour une gestion collective et autre modulation spatiotemporelle des tarifs ; les projets de société ou de civilisation disparaissent au profit de l’économie de l’énergie et des risques climatiques. Avec le temps, la démarche des économistes se technicise, se spécialise et se sectorialise, au CIRED, comme partout, et ce même si la dimension critique vis-à-vis des propositions les plus standards de l’économie de l’environnement ne disparaît pas complètement dans les textes ici reproduits.

« Dès la fin des années 1970 une dissonance (voit le jour) entre ce que la science économique est en train de devenir dans le monde académique français – une discipline formalisée, axiomatique, quantitative –, et la façon dont l’économie est pratiquée au CIRED – comme économie politique où figurent en première place les dimensions institutionnelles et qualitatives3 ». Cette dissonance va être à l’origine du processus de normalisation qui permettra au CIRED de s’imposer dans les champs de l’économie de l’énergie et de l’environnement. Exit Sachs… et le développement.

Maintenant que Sachs nous a quittés4, il nous vient, bien entendu, d’autres envies de textes pour faire mieux connaître le projet central de sa longue carrière : l’écodéveloppement. En dehors de ses ouvrages, deux notamment s’imposent immédiatement à l’esprit.

Sachs lui-même considérait, en effet, comme séminal le texte5 qu’il a publié en 1974 dans Les Annales, série Économies, Sociétés, Civilisations, deux ans après le Sommet de Stockholm. Si son titre, « Environnement et styles de développement », ne mentionne pas l’éco-développement (le tiret disparaîtra par la suite), ce dernier constitue bien déjà un style de développement et «à la longue, l’environnement internalisé comme une dimension permanente du champ de vision du planificateur est destiné à s’évanouir comme domaine spécifique d’action», précise Sachs p. 570. En 1994, il dira, dans une interview accordée à Natures Sciences Sociétés : « Il ne me semble pas qu’il y ait eu par la suite de véritable percée6 ». De « percée » peut-être pas, mais de nombreux approfondissements, ainsi que des actualisations et reformulations, ont été réalisés dans des travaux ultérieurs.

Un second texte, moins accessible, parce que publié dans un ouvrage collectif de 1976, s’intitule « Économie et écologie7 ». S’il ne parle pas d’écodéveloppement stricto sensu, il permet de bien comprendre dans quel cadre Sachs positionne sa réflexion sur la relation entre environnement et développement. Il souligne notamment que « chaque fois que les atteintes à l’environnement se traduisent par des pertes en vies humaines, le calcul monétaire est tout simplement immoral. En réalité, c’est le réductionnisme économique qui constitue la base même de l’approche néo-classique que nous refusons » (p. 190). Ce propos nous éclaire encore un peu plus sur les raisons de la mise à l’écart de l’écodéveloppement au bénéfice d’un développement durable fondé sur une lecture néolibérale du rapport Brundtland8.

Pour conclure, nous reprendrons les mots d’Antonin Pottier : « Oui, ce qui advient était prévu, oui, cela aurait pu être évité. Devant ce temps gaspillé, l’inquiétude ne peut manquer de se muer en colère. La rage des occasions manquées provoquera-t-elle le sursaut nécessaire pour sauver ce qui peut encore l’être ? » (p. 31). Alors que cette note est commandée à son autrice, la 28e conférence des Nations unies sur les changements climatiques (COP28) s’ouvre à Dubaï et les producteurs de pétrole annoncent à l’unisson qu’ils vont augmenter leur production pendant quelques décennies encore… il faut bien satisfaire la demande, mais pour satisfaire quels besoins ? Point de sursaut, donc…

Catherine Figuière

(Université Grenoble Alpes, CREG, Grenoble, France)

Catherine.figuiere@univ-grenoble-alpes.fr

Marx in the anthropocene.
Towards the idea of degrowth communism

Kohei Saito
Cambridge University Press, 2022, 276 p.

Avec Marx in the Anthropocene, Kohei Saito (Université de Tokyo) propose de réévaluer la place de la question écologique chez Marx. Il s’inscrit en ce sens dans la continuité de plusieurs auteurs ayant tenté de mettre l’accent sur l’importance de cette thématique. Il propose un développement sur la critique écologique du capitalisme développée par Marx, en lien étroit avec la question de l’anthropocène, qui s’inscrit explicitement en opposition à la fois au productivisme et au monisme méthodologique. Il suggère ainsi que les contributions de Marx pourraient être avantageusement actualisées en envisageant le communisme de décroissance comme une alternative au capitalisme, et il prend place dans des débats récents, notamment sur la question du métabolisme et de la relation entre société et nature. Il tâche également de donner des éléments permettant d’expliquer en quoi la question est longtemps restée inexplorée, et qui ne tiennent pas seulement à la réappropriation stalinienne de Marx et à son détournement à des fins de pouvoir, mais également à l’émergence récente de travaux longtemps restés ignorés, y compris par Friedrich Engels.

Une réhabilitation de la pensée écologique de Marx

Face à une accusation de prométhéisme naïf souvent portée contre Marx, en particulier dans les années 1970 (Saito fait notamment référence à Anthony Giddens, à Victor Ferkiss, à Ted Benton), il a fallu attendre la chute de l’URSS et la disparition du voile épais complexifiant l’accès à la théorie de Marx, tant elle avait été appropriée et détournée au service d’une bureaucratie d’État, pour voir émerger de nouvelles réflexions. La redécouverte de la critique écologique du capitalisme par Marx, ou pour le moins sa réhabilitation, notamment par John Bellamy Foster et Paul Burkett dans Monthly Review, ou par James O’Connor, Joel Kovel et Michael Löwy dans Capitalism Nature Socialism, fut également rendue encore plus nécessaire par l’accélération des échanges associée au renforcement du capitalisme dans sa nouvelle phase « néolibérale » via la « mondialisation », avec pour conséquence une aggravation de l’impact des activités humaines sur l’environnement (l’anthropocène). C’est dans ce nouveau contexte historique que se situe cet ouvrage, qui envisage l’ouverture de nouveaux espaces pour un développement du marxisme. C’est ainsi qu’il propose une méthodologie marxiste dualiste s’appuyant sur la théorie du métabolisme, qui se situe dans une dynamique où de plus en plus d’auteurs s’associent à une perspective de changement radical, qu’il s’agisse du communisme (Badiou, Malm…) ou de l’écosocialisme (Foster, Löwy…).

Dans une nouvelle approche de la société d’abondance associée à l’anthropocène, l’auteur propose une analyse de la rupture métabolique comme fondement méthodologique et théorique, et il l’enrichit avec les contributions de Marx et d’Engels, mais aussi celles de Lukács, de Mészáros, en faisant ainsi du capital constant le principal suspect. Mészáros, par exemple, avait averti, avant le club de Rome, sur la destruction de l’écologie par le capitalisme, sur l’incapacité pour le capital d’échapper aux nécessités associées à l’expansion de sa propre valeur d’échange. Il s’agit aussi d’élargir le champ de la critique du capitalisme au-delà des usines. Aujourd’hui, le capitalisme est destructeur et menace l’existence humaine, et il n’est pas évident qu’il génère un progrès conduisant au socialisme tant la relation dialectique entre les champs social et naturel repose sur une dynamique complexe, ni mécanique ni constructiviste. Au-delà de Mészáros, dans les pas de Foster et Burkett, l’auteur cherche à étudier le métabolisme chez Marx, en particulier le concept de rupture métabolique.

Marx évoquait déjà une rupture métabolique à trois niveaux : perturbation du métabolisme naturel, rupture spatiale et rupture temporelle. Toutefois, des contributeurs comme Malm et Hornborg soulignent la possibilité d’un fétichisme dans le récit de l’anthropocène, au sens où le discours selon lequel l’humanité est en soi responsable de la crise écologique ne tient pas compte des rapports sociaux, ne discute pas de l’hypothèse selon laquelle le changement climatique est lié aux rapports de pouvoir tels qu’ils existent sous hégémonie du capitalisme mondial, et donc au capitalocène. Il est donc nécessaire de concevoir la logique du capital comme principal organisateur du métabolisme planétaire.

Une alternative au capitalisme : le communisme de décroissance

Ainsi, Saito part de la critique marxiste pour proposer une alternative au capitalisme, structurellement incapable lui-même d’en fournir une, en réhabilitant le communisme, en particulier un communisme de décroissance, seul à même, selon lui, de reconnaître que l’existence de limites au développement universel de la production, et de l’individu en particulier, constitue une étape importante dans la possibilité d’une fusion entre préoccupations environnementales et futur socialiste. L’auteur convoque le « communisme de luxe9 » d’Aaron Bastani pour mieux l’écarter, il s’appuie également sur, et même s’inspire de Peter Drucker en vue de résoudre la tension entre environnementalisme et communisme.

Le communisme que défend Saito n’est donc pas porteur d’une croissance économique supérieure au capitalisme, quand bien même elle serait soutenable ou désirable (une approche défendue par certains écosocialistes), il n’est pas non plus celui d’un appauvrissement, il est celui d’un avenir ne reposant pas sur une croissance infinie de la consommation, tel que le défendaient des communistes libertaires comme Pierre Kropotkine ou Elisée Reclus. C’est également du côté de Serge Latouche que Saito puise son inspiration, au sens où il admettait que l’écosocialisme, et même l’anticapitalisme, pourrait servir de fondement à la décroissance, ce qui ouvre un espace pour un nouveau dialogue entre écologistes et marxistes et donc un nouvel espace pour Marx dans l’anthropocène. Ce n’est rien d’autre qu’une revisite, sans le trahir, du Capital dans une perspective de communisme de décroissance.

Plus précisément, il ne s’agit pas de cesser le développement, mais de remplacer, en tant qu’objet de ce développement, les forces productives par les pouvoirs humains en tant que tels. La richesse cesserait de se mesurer en quantité de marchandises pour l’être en pouvoirs humains, devenus une fin en soi. Ils incluent la culture, le temps libre, les aptitudes personnelles, les connaissances, mais aussi la nature, indispensable pour l’épanouissement humain, conçu comme indicateur de la prospérité d’une société. Cela revient à dire que la richesse capitaliste n’en est pas une, qu’elle est artificielle, et qu’elle passe par la destruction des communs, alors qu’à l’inverse, contre la marchandisation, le communisme passe par une planification commune, par un contrôle communal des moyens de production, par une gestion démocratique et communale, et par une propriété coopérative. En d’autres termes, il s’agit de remplacer la croissance de la quantité de marchandises par le développement de l’émancipation, il s’agit de redéfinir l’abondance en ne la limitant pas à des ressources matérielles, et donc de se débarrasser de toute approche productiviste. L’abondance est celle de la richesse commune, à travers l’organisation démocratique et les travailleurs associés ; elle n’est pas un seuil technologique mais un rapport social. Cela revient à dire que, libéré du besoin d’argent pour satisfaire des besoins, chacun pourra travailler moins sans s’inquiéter de sa qualité de vie, et ainsi réduire la nécessité de ces besoins sans développer les forces productives.

Le communisme de décroissance fragilise les définitions et les critères traditionnels. Il repose sur l’affirmation que la réalisation des potentialités humaines et la qualité de la vie ne passent pas par le développement des forces productives au sens étroit du terme. L’enrichissement passe par un hédonisme alternatif, au sens de Kate Soper, il se détermine hors des circuits commerciaux, est imperméable au calcul du PIB, repose sur des modes de vie sains, solidaires, et démocratiques, sur un développement de liberté qui ne dépend pas de la hausse de la productivité au sens étroit. Une nouvelle abondance, celle de l’épanouissement de l’espèce humaine, remplace l’abondance des marchandises, en vue d’un développement humain libre et soutenable. Autrement dit, fidèle à Marx, Saito suggère de remplacer la valeur, porteuse de profit, par la valeur d’usage, source de bien-être. Il s’agit concrètement de réduire la production de biens non essentiels (et de bullshit jobs), d’abolir la subordination aliénante des individus à la division excessive du travail en faveur d’une collaboration autonome, vers une économie soutenable et égalitaire. Passons au côté obscur.

Pourquoi l’écologie de Marx a été marginalisée

Pour autant, le livre s’interroge sur la raison pour laquelle les préoccupations environnementales de Marx ne sont que rarement apparues et sont loin de faire consensus, avec des conséquences malheureuses sur l’interprétation de la pensée de Marx elle-même et de son potentiel d’émancipation. Selon Saito, la pensée de Marx a évolué, notamment à la lecture de nombreux travaux de biologistes et de chimistes, notamment ceux de Justus von Liebig, vers une préoccupation forte (encore mineure dans les années 1850) à la fin de sa vie, période durant laquelle il avait déjà établi le matérialisme historique. Il reproche à Engels, qui a survécu de douze ans à Marx, d’avoir ignoré ce renforcement de la pensée écologiste chez Marx et d’être persuadé que l’émancipation des rapports de production conduirait l’humanité à un développement accéléré des forces productives et à une croissance de la production sans limites. Or, précisément, Marx, du moins à la fin de sa vie, interrogeait le caractère émancipatoire du développement des forces productives capitalistes. La position qu’il défendait dans les Grundrisse (manuscrits de 1857-1858), selon laquelle la pleine automatisation réalise l’émancipation du travail et le plein développement de l’individu dans une société qui a dépassé le travail, réduit le travailleur à être porteur d’une chose réifiée, au sens où le développement des forces productives dans le capitalisme n’améliore que le pouvoir du capital en privant les travailleurs de leur subjectivité. Ainsi, il ne conduit pas automatiquement à un meilleur futur.

L’auteur suggère alors d’inverser ce qu’il qualifie d’interprétation traditionnelle du matérialisme historique en établissant que les rapports de production déterminent les forces productives, et non l’inverse (cette position était notamment défendue par Gerald Allan Cohen, évoqué dans le livre), ce qui selon lui revient à un abandon de la formulation de 1859 (la Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique). Aussi, le développement des forces productives dépend de la réorganisation du métabolisme homme-nature, et le mode de production exprime une certaine disposition sociale d’éléments matériels de la production. Il est ainsi question de partir de l’étude du mode de production, capitaliste en l’occurrence, et des rapports de production qui lui correspondent, plutôt que de concevoir les forces productives comme variable indépendante, de telle sorte que les forces productives du capital disparaîtront avec le capitalisme, au sens où les technologies capitalistes sont insoutenables et destructrices, et où elles ne peuvent pas être utilisées dans le socialisme. Il ne suffit donc pas de transférer la propriété des forces productives du capital au travail social. Une telle approche optimiste à l’égard de la technologie masquerait un réalisme pessimiste capitaliste tel qu’aucune lutte de classe ne serait en mesure de défaire les rapports de production capitalistes. Il est ainsi nécessaire de redéfinir l’abondance pour la rendre compatible avec les limites écologiques objectives, et faire revivre le marxisme implique de reformuler le matérialisme historique.

Saito suggère qu’Engels n’aurait pas saisi un certain nombre de subtilités qui lui auraient permis de comprendre la théorie de Marx sur la rupture métabolique, et cela expliquerait sa marginalisation dans la mesure où Engels est un des tout premiers à avoir diffusé la pensée de Marx. Il aurait en effet laissé de côté quelques notes de Marx sur les questions environnementales, notamment celles qui apparaissent dans certaines des œuvres complètes (MEGA, Marx-Engels-Gesamtausgabe) récemment publiées. Elles traitent de la centralité de la question du métabolisme dans la critique du capitalisme que formule Marx. Saito décèle ici des divergences entre Marx et Engels en matière d’écologie, que Paul Burkett et John Bellamy Foster auraient ignorées. Cela n’est pas nouveau puisque la question du métabolisme ainsi que les travaux de Marx en sciences de la nature étaient négligés par le courant marxiste des années 1920, mais aussi par le marxisme occidental d’après-guerre, qui, à l’inverse, accusait Engels, en particulier sa dialectique de la nature, de défendre une analyse sociale mécaniste reproduite par la suite en URSS stalinienne. Ainsi, les marxistes occidentaux excluaient Engels de leur analyse, en même temps qu’ils excluaient les sciences de la nature de la philosophie sociale de Marx, s’appuyant sur l’intuition que la nature est dotée d’une existence objective indépendante des hommes.

Pour Saito, cela relève d’une conception erronée, voire du matérialisme historique lui-même, qu’il envisage comme un système dialectique fermé, au sens où, en vue de proposer une vision du monde permettant une mobilisation du prolétariat vers le mouvement socialiste, il a été procédé à une simplification de la pensée de Marx, et donc à une déformation, d’autant qu’il n’existe pas chez Marx d’énoncé systématique de la dialectique de la nature ni de système universel de matérialisme dialectique. Il est ainsi reproché à Engels, avec l’accent qu’il mettait (c’est du moins l’intention qu’on lui prête) sur la reconnaissance scientifique d’une loi transhistorique de la nature vers le règne de la liberté, de défendre une dialectique de la nature fondée sur la dichotomie conscience-matière et idéalisme-matérialisme, en accordant une primauté ontologique au matérialisme. Cela reviendrait à une position transhistorique, et donc au rejet du métabolisme de Liebig en faveur d’une antithèse ville-campagne, à une approche unilatérale du développement historique fondée sur la reconnaissance progressive des lois naturelles à l’aide des sciences naturelles modernes.

Marx, à l’inverse, n’a jamais adopté de projet de dialectique matérialiste, il ne s’intéressait pas à l’ontologie philosophique, mais plutôt à un engagement empirique avec les sciences de la nature afin de comprendre la transformation à la fois physique et sociale de la relation de l’homme à la nature, d’étudier l’organisation du métabolisme entre l’homme et la nature, de reconnaître en quoi cela tend à la construction d’une société à la fois plus égalitaire et plus soutenable. Sans pour autant surestimer ni sous-estimer les divergences entre Marx et Engels, l’auteur insiste sur le fait que l’implication écologique de Marx, à la fin de sa vie, a été marginalisée, que les carnets de Marx sur cette question ont été négligés par Engels après sa mort. Il a souvent été reproché à Engels, notamment par Lukács, d’étendre l’application de la dialectique à la nature, s’exposant ainsi à l’accusation de mécanisme et de positivisme, et donc de scientisme.

L’ouvrage de Saito est précieux pour toutes celles et tous ceux qui voient la pensée de Marx non pas comme un dogme, mais comme un guide pour l’action et comme un outil qui offre une méthode pour comprendre le réel afin de mieux se donner les moyens pour le transformer. C’est également à ce titre que nous jugeons que la critique qu’adresse l’auteur à la fois au matérialisme historique et à la contribution de Friedrich Engels nous semble mériter une discussion. D’abord, l’interprétation qui est faite du matérialisme historique qui, à la fois en raison de la priorité qu’il aurait accordée aux forces productives dans le développement historique, et de la définition étroite des forces productives dont le développement serait à un certain niveau incompatible avec les rapports de production, nous paraît inappropriée. D’une part, rien dans la formulation de Marx, en particulier dans la Préface de 1859 qui est d’abord une synthèse, n’attribue de priorité explicative aux rapports de production ou aux forces productives. D’autre part, limiter le champ des forces productives au développement technologique relève aussi d’une interprétation discutable du texte, et il serait possible de reformuler la question en définissant comme forces destructrices celles qui ont un impact négatif sur l’environnement. Ensuite, la critique qu’adresse l’auteur à Friedrich Engels, même si elle est bien plus subtile que d’autres, notamment celle formulée par le marxisme occidental des années 1970, nous semble excessive au sens où, s’il s’avère qu’il n’a pas accordé l’importance nécessaire aux textes de Marx mentionnés par Saito, sa contribution à la question environnementale, qui n’est pas discutée dans la présente recension, trouve toute sa dimension dans sa Dialectique de la nature. Il n’en reste pas moins que cet ouvrage permettra d’enrichir la réflexion à la fois théorique et pratique de tous les marxistes qui s’intéressent à l’écologie, de tous les écologistes qui s’intéressent au marxisme, et plus largement de tous ceux qui sont persuadés que la question sociale et la question écologique sont complémentaires.

Fabien Tarrit

(Université de Reims-Champagne-Ardenne, EA REGARDS, Reims, France)

fabien.tarrit@univ-reims.fr

Le vivant et la révolution. Réinventer la conservation de la nature par-delà le capitalisme

Bram Büscher, Robert Fletcher
Actes Sud, 2023, 326 p.

La conservation de la nature, comme une action collective et institutionnalisée visant à protéger des milieux ou des espèces, a toujours connu des critiques depuis ses premières formulations au cours du XIXe siècle. Mais elle a, malgré cela, présenté une forte résilience qui s’est manifestée notamment par l’expansion extrêmement importante des aires protégées au cours des 150 dernières années. Les préoccupations actuelles sur les limites planétaires et l’Anthropocène renforcent l’importance des politiques de conservation de la biodiversité, mais elles les obligent à décaler sensiblement leurs modalités d’action. Deux types de réponses dominent actuellement. Selon certains, l’Anthropocène, en montrant que les humains ont désormais transformé l’ensemble de la biosphère, impose d’imaginer une conservation intervenant sur des milieux qui n’ont plus rien de naturel. Pour d’autres, au contraire, la persistance de la crise de la biodiversité oblige à renforcer les mesures déjà mises en place, notamment en multipliant les aires protégées jusqu’à atteindre 30 % (voire 50 %) de la surface de la Terre mis en défens de la plupart des activités anthropiques.

Mais il existe d’autres options dans les politiques de conservation, portée ces dernières décennies par certains acteurs de la conservation et notamment des spécialistes des sciences sociales (dans lesquels l’auteur de ces lignes se range). Jusqu’à récemment, leur positionnement avait principalement consisté en une critique des conséquences sociales de la conservation. Mais l’ouvrage de Bram Büscher et Robert Fletcher, Le vivant et la révolution, développe une réflexion dépassant le simple constat critique pour s’engager sur des propositions de politiques alternatives pour la conservation. Il représente à ce titre un jalon important dans le paysage éditorial des sciences sociales de la conservation non plus critiques mais propositionnelles – où la littérature est limitée en anglais et quasi inexistante en français. De plus, comme le titre l’indique, le propos de l’ouvrage va plus loin qu’une réflexion sur un secteur spécifique en articulant explicitement la conservation aux logiques capitalistes et à la nécessité d’en sortir. C’est donc un ouvrage sur la révolution. Sujet plus que nécessaire par les temps qui courent et rendu plus utile encore quand on mesure l’omerta que le concept de révolution a connue dans la production scientifique depuis les années 1970.

Mais qu’est-ce qu’une révolution et quel format peut-elle prendre quand elle s’adresse à un domaine d’action spécifique comme celui de la protection de la nature ? Pour répondre à cette question, Büscher et Fletcher entreprennent une analyse d’ampleur du monde de la conservation qui leur permet en particulier de pointer une dimension aussi fondamentale que trop souvent occultée : la conservation s’est construite jusqu’aujourd’hui sur un paradoxe. Elle a été envisagée comme une mesure destinée à limiter l’impact humain sur les milieux naturels, mais elle a, dans le même temps, reproduit et prolongé un mode de fonctionnement par ailleurs destructeur de la nature. En d’autres termes, la « caractéristique de la conservation est son caractère capitaliste » (p. 22). Qu’il s’agisse des politiques mises en place dans les empires coloniaux, celles suivies dans les pays occidentaux, ou plus récemment dans la quasi-totalité des États du globe, la protection s’est construite par l’institutionnalisation d’un pouvoir centralisé, très majoritairement étatique, sur des espaces protégés, associé à des mesures de valorisation économique. Cela a eu pour conséquence de marginaliser de très nombreux groupes sociaux au profit de différentes élites économiques ou politiques. Et les évolutions récentes visant à diversifier les instruments de protection de la nature, notamment en direction des « nouveaux instruments de marché » que sont les paiements pour services écosystémiques, les banques de compensation, ou les marchés carbone ne font que renforcer le lien entre conservation et capitalisme.

Büscher et Fletcher insistent sur les différentes formes de la conservation ayant pris corps depuis les premières formulations américaines ou coloniales, et le livre constitue à ce titre une source extrêmement utile à qui veut accéder à une analyse claire et exhaustive des grandes tendances de la conservation et aux principaux protagonistes des débats qui l’habitent. Parmi ces tendances, les auteurs caractérisent en particulier la « conservation dominante » qui s’est diffusée tout au long du XXe siècle à travers différentes variations : la conservation « forteresse », où s’imposaient des réserves naturelles et des parcs nationaux basés sur une exclusion des populations locales, prolongée davantage que remplacée par une conservation « flexible » à la fin du siècle basée sur des politiques participatives cherchant à intégrer mesures de conservation et actions de développement. Mais les auteurs approfondissent leur analyse sur deux formes de conservation apparues plus récemment : la « nouvelle conservation de l’Anthropocène » selon laquelle la protection doit désormais s’occuper d’espaces qui ne sont plus naturels, et le « néoprotectionnisme » qui juge impératif d’étendre encore davantage la surface des aires protégées tout en prenant de la distance vis-à-vis des logiques du marché. La première prend acte de la fin de la nature et propose de déborder les espaces protégés pour gérer un jardin mondial entièrement anthropisé avec tous les outils dont dispose le capitalisme actuel. La seconde, à l’inverse, est rendue sceptique par ces approches marchandes et veut préserver ce qui reste, selon elle, de nature sauvage ou peu anthropisée.

Poursuivant leur synthèse, Büscher et Fletcher affirment que la « nouvelle conservation » prolonge une logique capitaliste mais qu’elle se positionne en rupture avec la vision moderne d’un monde divisé entre nature et société. À l’inverse, le néoprotectionnisme prolonge ce dualisme nature-culture mais se trouve critique du capitalisme comme système capable de protéger ce qu’il détruit lui-même. Les longs développements consacrés à ces binarités permettent de présenter le paysage intellectuel en opposition duquel se définit l’objectif final de l’ouvrage : un cadre programmatique pour une « conservation conviviale », à la fois postcapitaliste et postdualiste, inscrite par ces deux dimensions dans une logique révolutionnaire.

Cette conservation, telle qu’elle est présentée, combine des modes d’organisation déjà existants à des propositions dont l’originalité tient surtout à leur généralisation. Elle se structure autour de cinq composantes, comme autant de contrepoints à la conservation dominante : une promotion de la nature plutôt qu’une protection forteresse ; une célébration de la nature humaine et non humaine davantage qu’une sauvegarde de la nature ; une fréquentation engagée plus qu’un voyeurisme touristique ; une écologie du quotidien davantage qu’un environnementalisme spectaculaire ; et un engagement démocratique commun plutôt que l’appui d’une technologie experte et privatisée. Ces éléments sont assez larges pour donner une orientation à la convivialité – et notamment une volonté perceptible, mais pas explicite dans l’ouvrage, de sortir des aires protégées – mais restent peu tangibles.

Les clarifications arrivent avec des exemples d’actions concrètes. Cinq d’entre eux sont détaillés : des mesures de réparations historiques (vis-à-vis des conséquences des politiques passées de la conservation), la mise en place d’un « revenu d’existence pour la conservation » (un bonus d’un possible revenu d’existence pour ceux vivant à proximité d’aires de conservation), une mise à plat des relations avec les entreprises (en clair, une déconnexion), la création d’une « coalition pour une conservation conviviale » et, enfin, une triple « redirection » (vers une planification de paysages intégrés, une gouvernance basée sur des dispositifs démocratiques et des financements alternatifs).

Cette liste confirme le caractère programmatique de l’ouvrage. Celui-ci se justifie tout à fait. Dans le contexte actuel où les sciences documentent les crises socioécologiques sans que cela ne modifie les trajectoires politiques, une transformation de la recherche elle-même paraît impérative, qui puisse rendre explicite son inscription dans le monde et la faire sortir de sa réserve.

Sortir de sa réserve, c’est exactement l’objectif de Büscher et Fletcher, dans une double direction. Analytique, d’une part, en abandonnant la focalisation sur les mesures de protection de la biodiversité pour les réintégrer dans une économie politique globale. Stratégique, ensuite, puisqu’en proposant cette approche globale, les auteurs espèrent être entendus par les conservationnistes « dominants » mais aussi par des communautés hors du monde de la conservation que l’objectif révolutionnaire pourrait intéresser.

Agencer analyse scientifique et projet révolutionnaire n’est pas une tâche facile, même si d’illustres prédécesseurs ont réussi cet assemblage avec le succès que l’on sait. C’est d’ailleurs dans une veine marxiste revendiquée que Büscher et Fletcher déploient leur argumentaire. Mais quelle est la place de la conservation dans la perspective révolutionnaire marxiste ? Comme le rappellent les auteurs, le marxisme aborde la question environnementale, notamment à propos de la rupture métabolique des processus de production capitalistes déconnectés de leurs bases biologiques (p. 97) et pour noter la « seconde contradiction » du capitalisme selon laquelle l’expansion continue de la croissance économique nécessaire au fonctionnement capitaliste se trouve confrontée à la dimension finie des ressources naturelles (p. 110)10. Mais où se positionne la conservation là-dedans ? À cela, Büscher et Fletcher répondent en affirmant que « la conservation opère en tant que composante de l’économie-monde capitaliste, permettant l’internalisation des conditions environnementales et visant à garantir ou étendre l’accumulation du capital » (p. 43). Positionner la conservation comme entièrement subordonnée au capitalisme permet de combattre le second en s’attaquant à la première. À cela on peut néanmoins poser deux limites. La première a trait à la diversité de situations, qu’une analyse en termes aussi généraux que le capitalisme ou la « conservation dominante » ne peut pas prendre en compte. Les auteurs ont bien conscience de cette diversité mais ils affirment dans le même temps qu’une vision unifiée est nécessaire pour prendre la mesure du rôle organique de la conservation dans le système capitaliste.

La seconde limite concerne l’évolution du lien entre conservation et capitalisme. La forme la plus répandue qu’a prise la conservation, des aires protégées gérées par l’État, est une conséquence de la marginalisation des préoccupations environnementales dans un monde d’expansion coloniale et de consolidation étatique. L’émergence d’une compréhension intégratrice de l’environnement, puis sa progressive régression au profit d’approches centrées sur des enclaves de nature, est très bien décrite par l’ouvrage majeur de Richard Grove, Green imperialism, que Büscher et Fletcher citent sans le commenter11. L’analyse de Grove laisse entrevoir deux éléments tout à fait fondamentaux. D’une part, la conservation n’est pas fondatrice du dualisme nature-culture : elle en est une des conséquences, qui s’est matérialisée sous la forme d’une conservation forteresse dans une logique territoriale. D’autre part, l’objectif de la conservation portait en germe une condamnation de l’exploitation des milieux, qui ne peut pas être réduite à une instrumentalisation de la protection de la nature à des fins capitalistes.

Pour les auteurs, ces deux limites dans leur analyse sont justifiées par l’objectif politique du livre. Puisqu’une critique doit porter sur une conservation par essence profondément imbriquée dans le capitalisme, toute dilution de l’analyse dans des cas particuliers ou des agencements spécifiques ne ferait que louper son objet. De même, les origines critiques de la conservation pèseraient désormais de peu de poids alors que celle-ci « est devenue plus ouvertement et plus activement capitaliste dans ses objectifs [et] beaucoup plus centrale dans la dynamique capitaliste mondiale » (p. 42).

Les longues discussions sur les grandes catégories conceptuelles qui constituent les socles du capitalisme et de la conservation apparaissent dès lors comme des instruments de combat davantage que comme des éléments heuristiques. En reconstruisant un grand récit de la conservation conviviale comme alternative postcapitaliste et postdualiste, Büscher et Fletcher proposent un Léviathan conceptuel capable selon eux de s’imposer face aux formes dominantes de la conservation. La proposition de créer une « coalition pour une conservation conviviale » à l’échelle mondiale est en ce sens caractéristique de cette logique d’opposition qui devrait s’étendre aux institutions de la conservation elles-mêmes12.

Si Büscher et Fletcher s’engagent dans cette direction, c’est probablement parce qu’ils sont préoccupés par la question de savoir comment faire d’un mouvement sectoriel et très largement conservateur un mouvement révolutionnaire. Leur argumentaire sur ce point est singulièrement faible : « la conservation conviviale doit être vue comme l’une des nombreuses rivières confluant vers un vaste océan d’alternatives » (p. 200). Cet usage métaphorique ne permet pas de faire sens des conditions matérielles de création d’une opposition face à la conservation comme outil du capitalisme. Il aurait fallu pour cela sortir du cadre de la conservation elle-même, non pas en montrant qu’elle était entièrement déterminée par une superstructure, mais pour voir en quoi ses institutions et ses modes de fonctionnement entérinaient cette position marginale dans un système plus large, bloquant de la sorte sa force révolutionnaire. Un exemple caractéristique concerne la place accordée dans l’ouvrage aux aires protégées, qui se trouvent objet principal des critiques sans que ne soit proposée une évaluation de ce qu’un abandon de ces aires protégées pourrait représenter en termes de transformation écologique et politique.

Ouvrir sur le rôle du capitalisme était donc nécessaire mais pas suffisant pour identifier les potentialités d’émancipation effectives d’une politique du vivant débarrassée des politiques de conservation. D’autres ouvertures s’avéreraient impératives pour cela, notamment en replaçant la conservation dans le cadre plus large de l’environnement, entendu comme une problématique de mise en relations des natures aux sociétés. Les caractéristiques proprement révolutionnaires de ces questions environnementales (aux premiers rangs desquelles figurent la justice environnementale et la décarbonation) auraient sans doute conduit à une réponse plus radicale que le « réalisme radical » dont se targuent Büscher et Fletcher. Si le projet révolutionnaire est pensé jusqu’au bout, il implique en effet une disparition de la conservation comme secteur d’action. Réintégrée dans l’ensemble des pratiques humaines et non plus cantonnée à des espaces spécifiques (même « planifiés » écologiquement), intégrée dans les cycles de reproduction des moyens d’habiter la Terre englobant humains et non-humains, la conservation perdrait de son caractère sectoriel pour se fondre dans un au-delà post-conservationniste. Acter cet horizon utopique revient à entériner la disparition des acteurs conservationnistes eux-mêmes, qu’ils soient dominants ou critiques. Un pas définitif et véritablement révolutionnaire que Büscher et Fletcher ne semblent pas prêts à franchir.

Estienne Rodary

(IRD, UMR SENS, Montpellier, France)

estienne.rodary@ird.fr

Réparer la Terre par le bas. Manifeste pour un environnementalisme ordinaire

Nathalie Blanc, Cyria Emelianoff, Hugo Rochard
Le Bord de l’eau, 2022, 246 p.

Dans un monde marqué par la multiplication des conflits socioenvironnementaux et la radicalisation des formes de mobilisation, Nathalie Blanc, Hugo Rochard (tous deux de l’UMR Ladyss, Nanterre) et Cyria Emelianoff (Université du Mans) font un pari : repolitiser ces petits gestes et ces engagements ordinaires qui nous attachent à nos environnements quotidiens. Les trois géographes, imprégnés d’écologie et de psychologie, s’emploient ainsi à proposer un changement de focale, autant qu’un renversement d’échelle – au moment où tout pousse à considérer la dynamique globale des crises ainsi que leur dimension profondément « disruptive ». Leur objectif est, peut-on dire, à la fois interdisciplinaire et transdisciplinaire. D’une part, engager la communauté scientifique dans le développement de programmes accordant une place centrale aux « nouvelles formes d’ethos citoyen et écologique, qui s’inventent en étroite relation avec le milieu » (p. 17). De l’autre, susciter « l’espoir d’une transformation par le bas » (p. 5) au-delà des cercles académiques, en soulignant le potentiel politique de pratiques localistes, trop souvent méprisées.

L’ouvrage s’emploie ainsi à caractériser la nature, les contextes, la teneur et la portée de ces environnementalismes ordinaires, dont les auteurs pensent qu’ils portent en eux les germes d’un « environnementalisme du commun », capable de transformer nos sociétés. De ce point de vue, le manifeste se veut exploratoire et non exhaustif. Les auteurs souhaitent avant tout circonscrire un ensemble de pratiques, dont ils ne veulent pas gommer la diversité. C’est là l’une des tensions de l’ouvrage : parvenir à catégoriser l’environnementalisme ordinaire sans en faire une catégorie figée. Analysé presque exclusivement dans des contextes urbains des pays du Nord, l’environnementalisme ordinaire repose sur ce rôle citoyen de l’habitant, engagé, à travers ses actions quotidiennes, à prendre soin de son milieu. L’ouvrage égraine ainsi une liste variée d’initiatives, portées par des individus (apiculteurs amateurs, défenseurs d’espaces naturels, protecteurs de chats errants…), des associations ou des collectifs (recycleries, jardins communautaires, fablabs…).

Inspirés par divers courants allant des socialismes utopiques à l’anarchisme chrétien, l’écoféminisme ou l’écologie sociale, les auteurs s’inscrivent dans le sillage d’un libéralisme politique proche du pragmatisme américain, et en particulier de John Dewey. Il s’agit alors de caractériser un « pouvoir d’agir » reposant sur l’expérience et l’expérimentation quotidiennes. De cet empirisme doivent émerger des possibilités d’action futures, tant individuelles que collectives. Se démarquant d’une tradition marxiste centrée sur les rapports de classe, les auteurs s’inscrivent également dans l’héritage des Nouveaux matérialismes13, en prêtant attention aux « milieux de vie ». Entités dotées de caractéristiques biophysiques propres, leur matérialité se construit dans une interaction permanente entre une pluralité d’agents, humains et non humains. Le lieu est ainsi synonyme d’un enchevêtrement de flux matériels et de nœuds relationnels inscrits dans un même espace. Dans ces contextes locaux, se dessinent des attachements à la fois personnels et collectifs, sensibles et esthétiques, qui nous obligent, au travers d’un ensemble d’engagements et d’attentions. Ces liens transformant à leur tour la matérialité des « milieux » qui nous permettent d’être et d’exister.

Les auteurs soulignent le potentiel transformatif de ces pratiques quotidiennes, tant du point de vue écologique que politique. Elles participeraient à atténuer les hiérarchies sociales en associant classes moyennes, femmes et minorités précarisées, au travers d’actions concrètes. Les « milieux de vie » auraient ainsi une propension à raviver l’esprit de coopération étouffé par le néolibéralisme. Ces initiatives locales, portées par des « créateurs du quotidien », auraient vocation à se structurer « en réseau », aux échelles territoriales comme transnationales, favorisant le développement de « capabilités écologiques collectives ». Ces communautés de vie territorialisées seraient ainsi en mesure de répondre aux enjeux de la transition écologique en renforçant les liens de voisinage, l’instauration de communs, la cohabitation avec le vivant… « L’enjeu est […] de développer les capacités des personnes et des collectifs à mobiliser leurs expériences et relations aux milieux, en vue d’enrichir leurs opportunités d’être et agir en prenant conscience des différents facteurs qui affectent leurs conditions de vie » (p. 187).

Au fond, l’environnementalisme ordinaire caractérise toute forme d’action individuelle ou collective, à vocation sociale et environnementale, dont la logique repose davantage sur « le faire » que sur le conflit. Ces actions quotidiennes, même si elles portent en elles les germes d’une résistance au capitalisme, se développent dans ses interstices, parallèlement aux institutions, voire en étroite collaboration avec les politiques publiques. C’est pourquoi les auteurs, inspirés des théories biorégionalistes et municipalistes, interrogent les conditions politiques propices à leur expression et à leur reconnaissance. Le modèle français s’est largement recomposé avec les lois de décentralisation, l’institutionnalisation de la participation citoyenne et la montée en puissance du mouvement associatif. Néanmoins, il reste marqué par son passé jacobin et centralisateur. Dans ce contexte, l’action publique semble encore souffrir d’un héritage étatiste et d’une subordination aux mécanismes représentatifs. Les auteurs se tournent alors vers des systèmes fédéraux, plus soucieux des pratiques locales. Deux modèles sont ainsi cités en exemple : la vitalité démocratique et associative allemande, et le modèle tocquevillien de la démocratie américaine, inspiré du protestantisme. Ainsi, aux États-Unis, « face à une impasse institutionnelle et budgétaire […], l’idée est de développer un environnementalisme civique pour que le gouvernement fédéral apporte un soutien descendant à des initiatives elles-mêmes ascendantes » (p. 166). Cette cogestion, reposant sur la reconnaissance d’un self-government et d’un stewardship citoyen, offrirait une voie médiane entre gestion déléguée et gestion centralisée.

Ce faisant, les auteurs devancent certaines critiques. Et au premier rang, une critique d’inspiration marxienne, qualifiant ces expériences d’instrumentalisation néolibérale de la société civile, fondée sur la réduction des coûts étatiques. Si les auteurs ne nient pas certaines ambiguïtés, ils souhaitent néanmoins dépasser cette « hypothèse néolibérale », qu’ils qualifient d’« économiciste » et de « réductionniste ». En effet, cette critique négligerait les motivations profondes de l’individu. « Les personnes ordinaires sont les acteurs de leurs histoires, ils ne sont pas exclusivement les jouets des structures institutionnelles. » (p. 23). On peut néanmoins opposer aux auteurs que d’autres cadres théoriques, telle la « gouvernementalité » de Michel Foucault, parviennent à établir des ponts entre les modes de gouvernement néolibéraux et les processus de subjectivation (diversifiés, complexes, parfois même contradictoires) adoptés par les individus. Selon cette perspective, la tension entre engagement individuel et enrôlement institutionnel s’avère très labile. D’autant que l’« art libéral de gouverner » s’adresse, lui aussi, à des populations comprises dans leurs « milieux ».

Les auteurs s’emploient à désamorcer une autre critique : celle du « repli sur soi » encouragé par le développement de petites communautés territorialisées liées à leurs environnements par des relations spirituelles, bien que sécularisées. Si l’ouvrage souligne la dimension progressiste de l’environnementalisme ordinaire, la formulation d’un « intérêt commun » – et non plus d’un « intérêt général » – pose la question des dérives identitaires et conservatrices que ces discriminations locales pourraient encourager. Au vu des évolutions autoritaires de nos systèmes politiques, les auteurs formulent certains doutes. « Confrontées à la montée en puissance des fronts réactionnaires et nationalistes […], il est impossible de prévoir la manière dont ces localités renouvelées peuvent engendrer des fermetures multiples » (p. 124).

On est parfois surpris par l’argument central de l’ouvrage : celui d’une « invisibilisation » tous azimuts de la citoyenneté ordinaire, ainsi que d’une « disqualification » du local en tant qu’espace propice à l’engagement. Depuis une trentaine d’années, une abondante littérature, tant académique que gouvernementale, encense pourtant les capacités autogestionnaires des communautés d’habitants. Depuis les théories d’Elinor Ostrom, en passant par celles des territorialistes italiens, jusqu’à la « gestion socio-adaptative » promue par l’école de la Résilience, le niveau local est ainsi devenu l’espace démocratique privilégié de résolution du bien commun. La célébration de la « participation locale » dans le champ de l’action environnementale jouit même d’une certaine hégémonie. Les auteurs donnent ainsi parfois l’impression d’affirmer leur thèse contre une école critique, qui serait devenue dominante, alors que ce courant est aujourd’hui très minoritaire dans le monde académique.

Enfin, la lecture de l’ouvrage laisse une question en suspens, qui offre des pistes de réflexion fertiles. Celle des conditions de transitivité entre environnementalisme ordinaire et des formes qualifiées par les auteurs de plus extraordinaires (zadisme, luttes anticapitalistes, sommets de la Terre…). Autrement dit, quelles relations ces engagements ordinaires entretiennent-ils avec des formes plus conflictuelles et ambitieuses de militantisme ? Dans cette perspective, le déplacement du regard depuis les contextes urbains du Nord vers ceux, urbains comme ruraux des Suds, où les conflits liés aux ressources naturelles sont exacerbés, pourrait renseigner la façon dont ces environnementalismes du quotidien s’adapteront et parviendront, ou non, à réparer la Terre, dans des contextes de crises (pénuries alimentaires, sécheresses, pandémies, guerres, autoritarismes…) de plus en plus singuliers.

Théo Jacob

(Chercheur associé à l’UMR PALOC, Paris, France)

theojacob@hotmail.fr

Sans transition.
Une nouvelle histoire de l’énergie

Jean-Baptiste Fressoz
Seuil, 2024, 407 p.

Après s’être intéressé à l’Événement anthropocène14 (avec Christophe Bonneuil) et aux préoccupations climatiques sur la longue durée (Les révoltes du ciel15, avec Fabien Locher), Jean-Baptiste Fressoz propose dans Sans transition une compréhension nouvelle de l’histoire de l’énergie pour mieux guider les politiques climatiques.

Dans la lignée des travaux de David Edgerton (Quoi de neuf ?16), il critique la tendance des historiens à fonder leurs récits sur les innovations de chaque époque. Celle-ci débouche sur une histoire phasiste de l’énergie, qui décrit une succession d’« âge de » : âge du bois, âge du pétrole, âge du charbon, âge de l’atome. Cette représentation, qui reprend le discours des industriels et des innovateurs, est totalement inadaptée pour décrire les permanences et les continuités dans les usages de l’énergie, qui n’évoluent que sur des temps très longs.

Le prisme de l’énergie est également trop limité car il méconnaît les symbioses entre matières et énergies. Une des grandes réussites du livre est ainsi de montrer comment celles-ci, loin de se substituer les unes aux autres, s’épaulent et se complètent pour pousser toujours plus haut les niveaux de consommation. Dans des chapitres captivants, J.-B. Fressoz décrit une multitude d’objets et de techniques qui composent l’histoire matérielle de l’énergie. L’histoire du charbon est aussi une histoire du bois, qui sert d’étai de mines ou de traverse de chemin de fer. « En volume, la Grande-Bretagne consomme donc plus de bois pour son énergie [le charbon] en 1900 qu’à l’époque préindustrielle » (p. 81). L’essor de l’extraction de bois dans la deuxième moitié du XXe siècle vient du pétrole : les outils qu’il meut (tronçonneuse, abatteuse et camion porteur) autorisent une exploitation plus poussée et plus performante des forêts, abaissant le coût de revient du bois et le transformant en une sorte d’énergie fossile, tant celle-ci est nécessaire à sa récolte.

Par ces vastes fresques, J.-B. Fressoz veut nous faire ressentir l’étrangeté de la notion de transition énergétique. Cette notion, issue des travaux de futurologie – nous y reviendrons –, est bien ancrée dans les travaux historiques, alors que Fressoz n’en trouve pas trace dans l’histoire. Fressoz en attribue la prégnance pour partie à un réflexe phasiste, pour partie à un raisonnement en valeur relative (pourcentage de chaque énergie dans un mix énergétique), alors que lui promeut un raisonnement en valeur absolue (quantité d’énergie). Le rôle du raisonnement en relatif paraît cependant exagéré. Un graphique phare de la transition énergétique, issu des travaux de E.A. Wrigley (Energy and the English industrial revolution17, reproduit p. 81), qui montre l’importance croissante du charbon dans la consommation énergétique de l’Angleterre, est bien un graphique de quantités.

La véritable raison semble plus venir du choix même des objets pertinents à considérer. Dans cette perspective, il faudrait tirer toutes les conséquences de la symbiose matière-énergie de Fressoz et donc remiser pour la recherche historique la notion même de système énergétique, et probablement aussi celle d’énergie. Le bois peut servir tantôt d’énergie, tantôt de matière : se focaliser sur l’énergie ne permet pas de rendre compte de cette intrication des usages. Il faudrait donc ne plus écrire d’histoire de la seule énergie.

D’autres sous-jacents de la critique de la transition auraient aussi demandé à être explicités. À lire J.-B. Fressoz, on comprend qu’en matière d’énergie, tout est plus compliqué qu’une simple et automatique succession, qu’une nouvelle énergie ne chasse pas forcément l’ancienne : c’est un point acquis de l’ouvrage. Dans la difficile lutte contre le changement climatique, beaucoup se rassurent en invoquant la progression des énergies renouvelables, pour en faire un signe annonciateur de la nécessaire sortie des énergies fossiles. Quiconque a lu Sans transition ne pourra plus entendre cette réflexion sans frémir.

Cette nécessaire critique de la succession conduit toutefois J.-B. Fressoz à ne voir que des additions énergétiques dans l’histoire de l’énergie. Indépendamment de la terminologie qu’on emploie, les trajectoires historiques nous montrent pourtant des usages qui changent et des productions qui évoluent avec des matières-énergies qui apparaissent et d’autres qui reculent. Par exemple, en France et plus récemment en Grande Bretagne, le charbon, tant comme matière que comme énergie, n’est plus utilisé que de manière résiduelle. Le contre-argument de Fressoz à ce qui s’apparente à une transition hors du charbon consiste à dire que les produits importés, notamment de Chine, « contiennent » du charbon et que, par ce biais, la France comme la Grande-Bretagne « consomment » du charbon, dans des quantités proches de leur maximum d’extraction. Ce contre-argument soulève donc la question des échelles pertinentes d’analyse. Celle-ci mériterait d’être posée frontalement : compte tenu du commerce international toujours croissant, le système énergético-matériel doit-il s’étudier seulement à l’échelle mondiale ou bien le niveau national conserve-t-il une pertinence ? Fressoz choisit implicitement la première option pour affirmer qu’une transition énergétique n’a jamais eu lieu. Dans la seconde option, une transition, même élargie à la matière-énergie, n’est plus aussi radicalement étrange que Fressoz ne le décrit.

Dans une seconde partie, J.-B. Fressoz retrace l’histoire de la notion de transition énergétique et comment elle s’est installée dans les débats sur l’énergie et plus récemment sur le changement climatique. Fressoz situe les prodromes de la notion dans le mouvement technocratique états-unien de l’entre-deux-guerres. L’électrification du pays nourrit le phasisme énergétique et les technocrates réfléchissent à l’avenir avec la courbe logistique ou courbe en S, qui sera utilisée plus tard pour prédire la progression des consommations énergétiques et matérielles et marquera de sa forme graphique la futurologie. C’est toutefois dans l’après-guerre, avec ceux que Fressoz appelle les malthusiens atomistes, que naît à proprement parler la transition énergétique. Ce groupe de savants travaillant autour du nucléaire veut montrer le caractère existentiel de l’énergie atomique : laissant de côté les arguties économiques sur les coûts respectifs des énergies, ils la situent dans une perspective de (très) long terme. Elle doit prendre la relève des énergies fossiles, irrémédiablement limitées. Le surgénérateur permet d’échapper au piège malthusien de la fin des fossiles. Tout à leur recherche d’arguments pouvant promouvoir leur énergie fétiche, les savants atomistes sont aussi les premiers à alerter (à la marge) sur le changement climatique. Le rapport Putnam de 1953 pour l’Atomic Energy Commission s’appuie ainsi sur une prospective énergétique pour affirmer le caractère inévitable d’une « transition vers le nucléaire » et formule également le premier programme de recherche sur le climat.

Ces réflexions restent toutefois cantonnées dans de petits cercles. Le lobby nucléaire exploite une série de black-out pour forger, à partir de 1969, le récit d’une crise énergétique que seul le recours massif à l’énergie atomique pourrait résoudre. Ce récit conquiert une large audience avec la crise pétrolière de 1973 et charrie dans son sillage le concept de transition énergétique. Le mouvement environnementaliste, par exemple avec le physicien américain Amory Lovins, demande, lui, une transition solaire et, ce faisant, reprend la futurologie transitionniste des savants atomistes. L’acmé de la transition énergétique est atteint lorsque le terme est repris en 1977 dans un discours du président états-unien Jimmy Carter, lequel coche les cases du récit phasiste, décrit précédemment par J.-B. Fressoz, et popularise l’expression à l’échelle mondiale.

À partir de là, J.-B. Fressoz ambitionne, dans son dernier chapitre, de montrer comment la transition énergétique est passée de l’expertise énergétique à l’expertise climatique. Selon le thème central qui se dessine dans ce chapitre, la transition énergétique appliquée au domaine climatique agit comme une force de procrastination (p. 291), à moins qu’elle n’en soit que la manifestation et la justification (p. 319). Ce chapitre contient de nombreuses sous-thèses, qui restent le plus souvent implicites, ce qui rend délicat de les discuter, mais le propos général est suffisamment contestable pour s’y risquer.

Les climatologues, à lire Fressoz, se feraient prendre au piège du vocable de la transition. En invoquant une hypothétique transition, ils désamorceraient l’alerte climatique, au moment où ils la formulent (p. 278). Il faudrait préciser pourquoi la transition aurait une telle force et de quelle transition l’on parle. Ce n’est pas la même chose de dire « Nous avons un problème de changement climatique mais une transition énergétique en cours va le résoudre », comme le dit le patron d’Exxon (p. 286), et de dire « Nous avons un problème de changement climatique et il nous faut engager une transition pour l’éviter ». À lire les documents référencés par Fressoz, les climatologues sont plutôt sur cette dernière position et ne désamorcent en rien l’alerte qu’ils donnent. Fressoz évoque, par exemple, les auditions de Roger Revelle et de Stephen Schneider, en 1979, devant le Sénat états-unien pour discuter des projets de carburant synthétique, c’est-à-dire utiliser le charbon pour produire du pétrole. Il laisse entendre que les climatologues donnent leur accord à un tel projet (aberrant d’un point de vue climatique, car il renforce la dépendance aux fossiles) au nom de la transition.

La lecture complète de leurs dépositions donne une autre image des craintes qui les habitent et des recommandations qu’ils font. À la question du sénateur Muskie sur l’opportunité de développer toute une industrie des carburants synthétiques, R. Revelle mentionne effectivement que les États-Unis ont effectué une transition majeure d’une source d’énergie principale vers une autre, c’est-à-dire du charbon au pétrole. Il déduit de cette « transition » qu’il est possible, avec intérêt et volonté, de faire une autre transition pour résoudre le problème du changement climatique. Il recommande de développer des sources d’énergie alternatives qui soient moins chères que les fossiles et puissent s’y substituer et, Revelle le dit explicitement, les carburants synthétiques n’en font pas partie. Aussi contestable que soit la mention de Revelle d’une transition en cinquante ans, elle ne la fait pas dévier de ce que commande le problème du changement climatique : se passer à moyen terme des énergies fossiles. L’audition de Schneider est également explicite. D’après Fressoz, les carburants synthétiques seraient acceptables pour ce dernier en tant qu’énergie de transition. Lors de son audition, Schneider rappelle le besoin d’énergie pour soutenir le niveau de vie, en particulier pour les pays en développement, lesquels utiliseront le charbon si celui-ci est moins cher. Il est donc dans l’intérêt bien compris des États-Unis de développer des techniques d’extraction d’énergie renouvelable qu’ils puissent proposer aux pays en développement. Il faut s’intéresser aux technologies qui peuvent être utilisées par un nombre considérable de personnes et qui ne détériorent pas l’environnement. Une fois cela posé, comment aller de la situation présente à la situation future, caractérisée par un certain niveau de population et de consommation énergétique par tête, assurée par des renouvelables ? Schneider envisage donc une période de transition entre deux états stationnaires. Dans ce contexte, il pourrait considérer les carburants synthétiques comme une source d’énergie intérimaire acceptable à la condition expresse qu’il y ait un programme massif de développement des alternatives renouvelables et qu’il soit bien évident qu’il s’agit d’une transition vers les renouvelables. Mais, conclut Schneider, et là il ne s’exprime plus au conditionnel, si l’on n’a pas une claire vision de l’état stationnaire futur, alors les carburants synthétiques ne font qu’ajouter au problème des systèmes énergétiques conventionnels. Bien sûr, ces deux climatologues s’expriment de manière prudente et pondérée, comme le font les scientifiques, mais la conclusion n’en est pas moins limpide : les carburants synthétiques ne sont pas une bonne idée. Rien ne vient donc étayer cette idée de climatologues piégés par certains éléments de discours.

Fressoz montre également comment les puissances occidentales, et notamment l’Administration américaine, se résignent au réchauffement annoncé pour ne pas perturber leurs économies fondées sur les fossiles et comment les premiers travaux du groupe III du GIEC jouent la carte de l’innovation technologique plutôt que celle de la réduction drastique des émissions. Fressoz a incontestablement des arguments à faire valoir dans cette direction, tout comme d’autres avant lui (voir, par exemple, Perdre la Terre de Nathaniel Rich18). On pourrait, bien sûr, discuter cette reconstitution des décisions de l’époque et de leurs déterminants, mais dans le cadre du livre Sans transition, l’essentiel est ailleurs : pourquoi avoir placé ce récit sous l’égide de la transition énergétique ? On voit bien l’intérêt pour l’économie du chapitre : placer les atermoiements du groupe III sous le signe de la transition donne du crédit à sa thèse centrale, selon laquelle parler de transition est corrélé à un retard de l’action climatique (que la transition soit la cause ou le véhicule de ce retard, Fressoz semblant hésiter). Cette stratégie fait l’impasse sur la difficulté de fond : qu’est-ce qui relie à la « transition » tant les décisions de l’Administration américaine que les premiers travaux du groupe III ? Que les premiers experts du climat viennent de l’expertise énergétique, qu’ils en réemploient certains outils est incontestable, mais ne suffit pas à créer un tel lien. Une lecture attentive du chapitre n’offre pas d’autres éléments permettant de l’attester. Des recherches complémentaires confirment que ce lien est fragile. Le terme lui-même de transition apparaît à peine dans le premier rapport du groupe III en 1990. Sur les quatre occurrences du terme de transition, seules deux concernent la transition des sources d’énergie fossile vers des sources alternatives, et elles apparaissent d’ailleurs dans le paragraphe consacré aux mesures forestières. Cela signale que le thème de la transition énergétique n’a pas la centralité que lui attribue Fressoz dans les discussions climatiques de l’époque. Si le terme est plus fréquent dans le deuxième rapport du groupe III en 1995, c’est parce que l’expression « économies en transition » y est régulièrement employée. Elle désigne, selon le vocabulaire consacré de l’époque, les pays de l’ancien bloc de l’Est, dont l’économie socialiste est « en transition vers l’économie de marché ». Au passage, cette expression permet de prouver qu’invoquer la « transition » n’est pas toujours une manœuvre dilatoire, tant le passage du socialisme réellement existant au capitalisme a été brutal et rapide. Quand le terme « transition » apparaît dans d’autres expressions, c’est simplement comme synonyme de changement, de passage ou d’évolution. Quelques occurrences seulement concernent la transition des systèmes énergétiques. Si les mots ne sont pas présents, peut-être que l’idée elle-même de transition guide les premiers travaux du groupe III ? Cependant, l’idée de transition, sans qualificatif, est trop vague pour que cette piste soit probante : on retrouve le terme et l’idée dans beaucoup de champs scientifiques traitant de phénomènes dynamiques et, si l’on s’en tient à ce qui est, pour Fressoz, le cœur de la transition énergétique, c’est-à-dire une conception phasiste de l’évolution de l’usage des techniques, rien ne montre que celle-ci est présente dans les travaux du GIEC. Ce n’est que bien plus tard, à la fin des années 2010, que le vocabulaire de la transition inonde les travaux sur le climat. Lorsque Fressoz écrit que, parler de transition est consubstantiel à la procrastination en matière climatique, c’est en fait à notre époque qu’il pense. La thèse peut s’entendre, mais il ne peut s’appuyer sur un argument portant sur les années 1980 et 1990 pour la faire valoir.

Le dernier chapitre, pour intéressant qu’il puisse être sur certains points, paraît ainsi devoir être isolé du reste de l’ouvrage. Il s’apparente plus à un prélude à une histoire de l’inaction climatique qu’à une conclusion d’une histoire de la transition énergétique. De la précieuse mise au point de J.-B. Fressoz sur la transition énergétique, on se gardera donc de conclure quoi que ce soit sur l’effet dilatoire du terme de transition dans les politiques climatiques. Pas plus que la transition énergétique à la mode phasiste, il ne constitue un phénomène historiquement attesté.

Antonin Pottier

(EHESS, CIRED, Nogent-sur-Marne, France)

antonin.pottier@ehess.fr

L’État en quête d’une stratégie énergie-climat

François-Mathieu Poupeau
Presses des Mines, 2023, 340 p.

Voici un ouvrage qui tombe à pic et dont la thématique éveillera la curiosité et suscitera l’intérêt de nombreux lecteurs, non seulement spécialistes des questions d’énergie-climat, mais aussi ceux désireux de mieux comprendre les arcanes, parfois pleins de surprises, de la décision publique. Dans ce livre, François-Mathieu Poupeau (sociologue et politiste, CNRS, École des Ponts ParisTech), fin connaisseur des questions de politique énergétique, nous fait voyager dans le processus qui a conduit à la rédaction, de 2017 à 2020, de deux documents importants visant à définir, orienter et encadrer la politique énergie et climat de la France, la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) et la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE).

Disons-le d’emblée, le livre de F.-M. Poupeau mérite qu’on s’y attarde, et cela pour plusieurs raisons. La première est qu’il aborde, sous l’angle de la sociologie des organisations, un sujet qui, comme il le dit lui-même est « un point aveugle de la littérature ». La seconde est qu’il permet de comprendre, grâce à une analyse effectuée aux plus près des acteurs au sein de l’administration (rendue possible par plusieurs dizaines d’entretiens), les raisons qui expliquent la relative timidité (pour ne pas dire plus) de l’État français en matière d’engagements climatiques. Les équilibres internes, les rapports de force, la répartition des champs de compétences, le nombre d’acteurs mobilisés dont il faut tenir compte et qui font, pour certains d’entre eux, preuve de résistance face aux changements, les arbitrages implicites ou explicites entre les questions climatiques et les questions budgétaires ou agricoles, tout cela contribue à expliquer « l’impuissance dans laquelle est placée, en France, l’administration en charge des questions climatiques », incapable d’insuffler les dynamiques de transformation qu’il serait nécessaire d’enclencher pour faire face aux enjeux induits par le changement climatique. La mécanique interne de l’administration centrale, les rapports entre ses différentes composantes, joue un rôle important lorsqu’il s’agit de comprendre comment se construisent les politiques publiques en matière d’énergie et de climat.

Le livre se divise en cinq chapitres. Le premier revient sur le processus de création de la SNBC et de la PPE, plantant le décor, présentant les principaux acteurs en présence et revenant sur le contexte dans lequel ce processus s’inscrit. Il met en relief la place et le rôle de ces deux instruments de planification dans la politique française énergie et climat. Le deuxième chapitre rapporte, avec force détails, comment s’effectue le travail de préparation de ces deux documents, en quoi ce travail consiste, comme se déploie une « activité administrative ordinaire » faite de réunions, de collectes d’informations, de traitements de données, et d’ébauches de propositions faites à partir d’expertises, de convictions et agrémentées de données issues de travail de modélisation. Le troisième chapitre insiste sur le volet concertation et dialogue associé au processus de travail administratif, avec l’implication des parties prenantes (industriels, syndicats, ONGE, etc.) susceptibles d’être affectées par les orientations qui seront prises et des citoyens à travers l’organisation de débats publics. Le chapitre Quatre traite des arbitrages et des concertations internes au sein même de l’administration. Comment les différents ministères (ou directions au sein des ministères) défendent leurs points de vue, échangent, construisent des compromis, font jouer leur influence pour faire pencher la balance en leur faveur. Le dernier chapitre s’intéresse à la phase postarbitrage et postdécision : comment le projet rédigé par les services du ministère de la Transition écologique est affiné, adapté, négocié au gré du contexte politique dans lequel se déroule le processus de consultation publique.

Que retenir de cet ouvrage ? Parmi ses nombreuses contributions significatives, qui permettent d’améliorer notre connaissance de la politique énergie-climat française et de la « fabrique » des politiques publiques, un élément ressort particulièrement. À savoir le biais « productiviste » de l’administration en France, qui conduit à subordonner la politique climatique aux enjeux industriels et financiers. Ce que montre le livre, c’est qu’à aucun moment il n’est question, dans le processus d’élaboration et de décision, d’envisager des « ruptures » ou des changements profonds ni dans les modes de vie ni dans les équilibres économiques et financiers. Comme le souligne l’auteur, l’exercice de construction de la politique énergie-climat « ne saura contrevenir, aux yeux du gouvernement, à quelques-uns des grands principes qu’il défend, tels que contribuer à la croissance, respecter une certaine doxa budgétaire, exercer peu de contraintes sur les individus ou ménager l’industrie nucléaire » (p. 303). Certes, le poids de l’existant, les contraintes budgétaires, les ambitions en termes de croissance et d’emploi, la crainte de verser dans ce que certains appellent une « écologique punitive » qui s’imposerait aux citoyens ne sont pas à négliger. Mais, ce qui paraît, au final, assez clairement dans le livre de F.-M. Poupeau, est que, pour l’administration, la politique climatique et énergétique est loin de constituer une matrice à partir de laquelle penser les autres politiques publiques. Et ce n’est pas non plus l’occasion de réinterroger la pertinence et la durabilité de notre modèle de développement économique.

Même si elle induit des évolutions importantes, notamment en termes de poids respectifs des différentes filières énergétiques (montée en puissance des énergies renouvelables, réduction de la consommation des énergies fossiles, introduction d’une dose de sobriété dans les scénarios), la politique dessinée par la SNBC et la PPE reste très fortement marquée par deux grands invariants. D’une part, la conviction qu’il sera possible de concilier une trajectoire de croissance économique inentamée avec une baisse très forte des émissions de gaz à effet de serre, en découplant presque totalement augmentation du niveau d’activité économique et consommation d’énergies carbonées. D’autre part, la conviction que cela pourra être réalisé grâce au progrès technologique, qui permettra de déployer les filières énergétiques décarbonées au rythme nécessaire et à moindre coût, de remplacer les filières énergétiques carbonées dans tous leurs usages actuels et futurs, et de réduire, grâce à une amélioration spectaculaire de l’efficacité énergétique, les consommations d’énergies.

Christophe Defeuilley

(Sciences Po Paris, Paris, France)

christophe.defeuilley@sciencespo.fr

La durabilité saisie par le droit

Pierre Serrand, Piotr Szwedo, Wojciech Zagorski, Lena Helinska (Eds)
Mare & Martin, 2023, 231 p.

L’ouvrage est le résultat d’un projet intitulé « La durabilité et le droit. Perspectives internes et internationales » cofinancé par Campus France et Naradowa Agencja Wymiany Akademickiej (Polish Agency for Academic Exchange) dans le cadre du Partenariat Curien Polonium sur la période 2021-2022. Il est également le produit d’une coopération entre l’Université Jagellonne de Cracovie et l’Université d’Orléans depuis une vingtaine d’années qui conduit à l’organisation de journées juridiques franco-polonaises et, pour ce projet sur le développement durable, à deux évènements scientifiques organisés à Cracovie en octobre 2021 et à Orléans en novembre 2022.

La durabilité saisie par le droit est dirigé par Pierre Serrand, professeur de droit public à l’Université d’Orléans et directeur de l’École de droit français de Cracovie, Piotr Szwedo, professeur de droit international à l’Université Jagellonne de Cracovie et directeur du centre des écoles de droits étrangers, Wojciech Zagorski, maître de conférences et référendaire auprès du Premier avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne et Lena Helinska, doctorante à l’Université Jagellonne de Cracovie. Il rassemble une quinzaine de contributions dont la première est une introduction par Wojciech Zagorski sur « Égalité, dignité, durabilité » qui met en perspective la différence d’approches de la notion de développement durable explorée par les auteurs des différents chapitres. Il s’interroge notamment sur son utilité considérant son manque de concrétisation et ses multiples ambiguïtés sur le plan juridique avant de présenter ses enjeux sous l’angle des exigences du fait des acteurs privés comme des autorités publiques dans un contexte de mondialisation. Parallèlement, le développement durable, qui n’est pas porté par des mécanismes juridictionnels contraignants, participe au développement d’instruments de droit souple. Les risques de dévoiement et les controverses qui entourent la notion et ses objectifs sont pointés dans cette partie introductive dont la phrase conclusive illustre parfaitement l’analyse : « Pour le meilleur et pour le pire, la notion de développement durable fait partie du vocabulaire juridique » (p. 18).

La structure de l’ouvrage permet de décliner de manière claire et efficace les enjeux de la durabilité par le droit en s’appuyant sur trois parties dont la première s’intéresse au contexte historique, philosophique et politique, la deuxième au droit international et européen et la dernière au droit interne. La lecture des contributions présentant le contexte s’avère indispensable pour la bonne compréhension des enjeux que recouvrent tant la durabilité que le développement durable. Elles sont par ailleurs tout à fait complémentaires en apportant à la fois une profondeur historique, une analyse contextualisée et une lecture précise et documentée de Laudato Si. Christine Mengès-Le Pape évoque ainsi ce qu’elle désigne par « l’éthique de la relation vers l’unité » (p. 37). Les questionnements essentiels qui entourent le parcours philosophique et juridique d’un pseudo-droit du développement durable sont, dans le contexte des reculs observés en matière de protection de l’environnement au plan national, européen et international, particulièrement pertinents. L’idée d’une refondation explorée par François Saint-Bonnet est stimulante et permet de bien repositionner la juridicité du développement durable en partie résumée dans cette question : « À quel port arrimer le droit du développement durable au début du XXIe siècle ? » (p. 26). L’analyse critique se prolonge dans les réflexions portées par Laurent Fonbaustier qui permettent de « repenser l’intégration de l’écologie dans le droit » (p. 57) en s’appuyant de manière concrète et argumentée sur la Charte de l’environnement en France. Le développement durable « à la française » est-il tellement ancré dans une approche économiciste liée à un impératif de croissance qu’il ne serait donc qu’une promesse irréalisable ?

La reconnaissance des droits de la nature implique-t-elle une responsabilisation de l’environnement dans ses propres droits ? Est-elle une crise axiologique qui frappe les sociétés actuelles ou une mode intellectuelle ? Piotr Szwedo trouve plusieurs angles pour analyser les apports des droits de la nature, particulièrement dans le champ éthique, en mettant en lumière l’influence du cas équatorien sur le droit international. Cette perspective internationale est poursuivie dans le domaine particulier, et tout à fait crucial, du droit de l’investissement international par Julien Cazala, alors même que le contentieux international de l’investissement est quasi inexistant. L’analyse du contenu (traités bilatéraux d’investissements conclus par la France ainsi que par la Pologne) confirme le manque de référence aux enjeux du développement durable. L’exigence d’une contribution au développement durable dans les traités d’investissement permettrait-elle de donner une consistance au droit du développement durable ? La contribution d’Olivera Boskovic sur les atteintes à l’environnement dans les relations privées internationales vient utilement compléter la réflexion en abordant la question de l’accès à la justice, un enjeu central de la démocratie environnementale et de la mise en œuvre du droit de l’environnement. L’arbitrage serait-il une alternative à la justice étatique en matière d’atteinte transnationale à l’environnement ? Plus largement, c’est la question de l’efficacité et de l’articulation des mécanismes juridictionnels et non juridictionnels en matière environnementale qui est posée.

En prolongement de cette question vient celle de la mesure de la durabilité sous l’angle des indicateurs. Alors que les Objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies semblent devoir guider l’ensemble des politiques publiques dans une vision intégrée et transversale ou sont présentés comme tels dans les récits politiques, s’interroger sur le pourquoi et le comment de l’utilisation de ces indicateurs en droit paraît une démarche utile voire nécessaire. La contribution proposée par Lena Helinska conduit à une analyse des « bienfaits/méfaits » des indicateurs pour appréhender la durabilité et des voies pour se diriger vers « l’automatisation par une construction adéquate des normes juridiques » (p. 90) et un droit auto-adaptatif. Les critiques ne manquent pas pour questionner non pas uniquement l’élaboration et le choix des indicateurs mais aussi pour comprendre ce qu’est ou n’est pas un indicateur qui fonctionne et qui est donc adapté à l’objectif qu’il poursuit. La démarche nous conduit vers une inévitable réflexion sur les rapports entre le droit et la science et en quoi les indicateurs peuvent soutenir l’évolution des normes. Pour illustrer les enjeux de la durabilité et conclure la deuxième partie de l’ouvrage, la perspective de la transformation écologique de l’Europe présentée par Inga Kawka en lien avec le cas de la Pologne est pertinente. Il est ainsi examiné le cadre financier de l’Union européenne avec la difficulté de la mise en œuvre de la conditionnalité des fonds européens en lien avec le respect de l’état de droit.

La partie consacrée au droit interne permet d’aborder en droit public et en droit privé différentes évolutions juridiques en prise avec le développement durable ou plus spécifiquement avec le droit de l’environnement perçu comme le pilier environnemental du développement durable. Si, comme l’expose Nicolas Haupais, le développement durable n’est qu’un objectif global des politiques publiques, difficile à faire respecter notamment par le juge constitutionnel, certaines évolutions juridiques ouvrent de nouvelles perspectives pour favoriser dans nos activités, notamment économiques, des comportements respectueux (ou plus respectueux) de l’environnement.

Ainsi, les méthodes et les outils de compliance présentés par Sandie Lacroix de Sousa permettent d’explorer une « démarche de progrès constants » (p. 182) pour l’entreprise en la matière avec au passage un argumentaire sur l’importance du soutien à la formation au droit de l’environnement pour les magistrats afin d’améliorer l’action judiciaire et sanctionner plus efficacement les infractions au droit de l’environnement. En contrepoint, dans le domaine de la responsabilité civile, Dariusz Piatek met en cause l’influence du développement durable sur la réforme du droit français de la responsabilité civile avec pour conséquence un rôle moralisateur donné au nouveau régime de la responsabilité environnementale. Il préconise ainsi de consacrer plutôt un régime de responsabilité qui permettrait de « réévaluer la place du préjudice écologique pur au sein du code civil » (p. 153).

Le domaine de l’entreprise sous l’angle de l’évolution du comportement écoresponsable avec les instruments du droit fiscal, comme l’explore Sabrina Le Normand-Caillère, apparaît clairement comme un levier important pour favoriser de manière efficace la réalisation d’objectifs précis du développement durable. Alors que les instruments de la responsabilité sociale de l’entreprise peuvent conduire à des résultats contrastés avec des risques d’instrumentalisation par les entreprises et la société civile (Géraldine Goffaux Callebaut), le droit fiscal peut renforcer et intensifier les obligations en matière environnementale. L’écofiscalité ouvrirait ainsi de nouveaux champs de performance environnementale en phase avec des principes éthiques. Une perspective optimiste qui pourrait faire écho à des tentatives de verdissement du budget dans le domaine des finances publiques. Ce sujet complexe abordé par Cédric Guillerminet montre les progrès de la « budgétisation verte » initiée en France et qui s’est également développée à l’étranger. Le champ d’analyse de l’impact des dépenses sur l’environnement demeure réduit (p. 224) et les marges de perfectionnement sont considérables si l’on souhaite avancer vers une société pour qui le développement durable, au-delà de ses obscures définitions, trouverait des applications concrètes.

Pour la diversité de ses approches, la profondeur de ses questionnements éthiques, philosophiques, juridiques ainsi que pour sa démarche prospective traçant les évolutions juridiques qui serviront de leviers de transformations indispensables, cet ouvrage mérite d’être largement lu et diffusé. Il met à contribution les sciences juridiques pour donner une nouvelle lecture des enjeux environnementaux, démontrant ainsi la capacité d’innovation et le rôle du droit en la matière.

Agnès Michelot

(La Rochelle Université, UMR LIENSs,La Rochelle, France)

agnes.michelot@univ-lr.fr

Attachements et changement dans un monde en transformation

François Bousquet, Tara Quinn, Frédérique Jankowski, Raphaël Mathevet, Olivier Barreteau, Sandrine Dhénain
Quæ, 2022, 125 p.

Par son titre, Attachements et changement dans un monde en transformation, instruisant un oxymore conceptuel intriguant, comme par sa forme éditoriale innovante – un ouvrage collectif d’auteurs presque anonymes et sans direction –, cette publication s’applique à construire un « vrai » dialogue interdisciplinaire autour de la mise en rapport des lieux de la nature et des habitants.

L’ouvrage est signé de six auteurs, classés par couples : les deux premiers associent un chercheur du CIRAD « spécialiste des systèmes sociaux » à une chercheuse à cheval sur deux universités, Maynooth en Irlande et Exeter au Royaume-Uni, travaillant sur « la gestion du changement environnemental » ; le couple suivant assemble une chercheuse du CIRAD « en socio-anthropologie des relations à l’environnement » à un géographe de la conservation au CNRS ; enfin, le troisième réunit un chercheur à l’INRAE de Montpellier « en modélisation participative et simulation sociale appliquées à la gouvernance adaptive (adaptative ?) de l’eau » à une consultante « spécialiste de l’adaptation au changement climatique ». Inter-institution, inter-disciplines, inter-genre, transdisciplinarité qualifieront donc incontestablement cet ouvrage.

La préface d’Andrés Di Masso, professeur en psychologie sociale à l’Université de Barcelone, que traduit François Bousquet constitue un superbe compte rendu de l’ouvrage. Le préfacier en présente le concept majeur qui est bien celui d’attachement au lieu (précisant de ce fait celui sans génitif du titre), lui-même lié à celui d’affect et d’arrangement affectif d’où a émergé récemment en psychologie environnementale celui d’assemblage proposant « davantage une analytique du devenir qu’une analytique de l’être » (p. 5). Son apport principal est d’avoir fourni à partir de trois études de terrains menées par ses auteurs la démonstration « contre-intuitive » que l’attachement au lieu n’est pas « synonyme de résistance au changement » (p. 6). Son caractère singulier et distinct tient à trois raisons : (i) sa « vocation transdisciplinaire », voire d’« in-discipline », car « passage entre la psychologie environnementale, la géographie humaine et la sociologie pragmatique » ; (ii) la volonté de mêler méthode qualitative et quantitative – « méthodes mixtes » – dans une position pragmatique qui rend possible la troisième partie du livre où est proposé d’analyser la dynamique des attachements et du changement par les arrangements affectifs ; (iii) enfin, dernière raison de le louer : selon les auteurs « l’affect et son expression incarnée peuvent être une ressource réflexive puissante, incluant le chercheur comme faisant partie du tissu affectif lui-même » (p. 9).

Ainsi, comme d’ailleurs le confirme le chapitre 1, « Étudier des textes sur l’attachement et le changement », qui se veut un état de l’art, la posture épistémologique de Di Masso a été décisive pour fonder les points de vue théoriques communs aux auteurs et donc leur cohérence. En témoigne la phrase conclusive de ce chapitre : « Un des principaux chercheurs sur l’attachement au lieu, Di Masso, considère que l’attachement au lieu peut être vu comme la propriété émergente d’un système complexe, ce lien ayant des propriétés, qui ne sont le reflet ni des composantes individuelles, ni du système ou de l’assemblage » (p. 31). Mais alors que l’instruction des interactions entre natures et sociétés par l’interdisciplinarité n’a pas cessé d’être une interrogation à renouveler au fil du temps, de ses mutations et de ses crises19, comment ne pas s’étonner du caractère relativement abstrait des concepts et de l’interdisciplinarité proposés dans la préface comme dans l’introduction de l’ouvrage ? Où est le concept de « natures » ou de « vivant » positionné par rapport à celui d’environnement qui domine la théorie sans être défini ? Comment ne pas remarquer les absences de références manifestes dans les « études de textes » du chapitre 1 comme dans la pourtant abondante bibliographie ?

On est loin de l’interdisciplinarité tentée par Les passeurs de frontières20 puis réinterrogée par NSS mais aussi dans les zones ateliers du CNRS comme dans les « Observatoires Hommes/Milieux21 ». Quelle place occupent les disciplines physiques (dont la géographie), écologiques et/ou biologiques face au changement social que le concept d’attachement soulève ?

Même remarque à propos de la notion de lieu : de quels lieux s’agit-il ? Comment les observe-t-on, les décrit-on, en particulier du point de vue de leurs qualités matérielles et physiques elles-mêmes en changement ? En ce qui concerne les concepts d’attachement au lieu et d’affects, certaines références pourraient être présentes comme celle de Laffont et Martouzet sur le « rapport affectif » et « ces lieux qui nous affectent22 » ? En examinant les références bibliographiques, on comprend aussi que les auteurs anglophones comme Devine-Wright23 et Williams et Miller ont également été essentiels en tant que soubassement « éthico-théorique ». Mais, la question posée n’est-elle pas trop générale pour engager le processus inter- et/ou trans-disciplinaire projeté ? Réactualiser le rapport entre attachement au lieu et changement des systèmes socioécologiques ne constitue-t-il pas un « problème » dont la solution implique une réinvention du rapport entre les chercheurs « pour un savoir soutenable24 » ?

La lecture attentive du chapitre 2, « Faire du terrain à propos de la diversité des attachements et des changements », permet de s’affranchir d’une théorie pour l’instant bien générale et surtout peu explicite sur les « dessous » du « nous » qui en prend la responsabilité.

Dès le départ du chapitre on comprend 1) que les « leçons » à tirer du terrain mêleront « nos travaux et une littérature choisie pour enrichir et étayer les leçons tirées de notre expérience » ; 2) qu’une différence devra être faite entre, d’une part, un projet de recherche international visant à observer le lien entre l’attachement au lieu et la perception du risque d’inondation en Afrique du Sud, Angleterre et France, et, d’autre part, « deux recherches qui portent sur la relation entre attachement et aménagement du territoire » (p. 33).

Sur le plan des méthodes, la distinction est recevable. La première recherche fonde sa spécificité sur celles « quantitatives de la psychologie environnementale ! ». Dans quatre villes, bords de mer, fleuve ou rivière, un questionnaire interroge un nombre conséquent d’enquêtés sur les significations qu’ils donnent à l’eau, sur leurs perceptions du risque et leur évaluation des stratégies de lutte contre les inondations. Les données recueillies sont traitées pour dégager les relations statistiques entre ces différents axes d’interrogation. Curieuse de découvrir les apports inconnus de cette recherche rationnellement conçue, quel n’est pas notre étonnement de lire le constat que les auteurs tirent de ces analyses, répété pour chacune d’elles : « Ces résultats sont conformes à ce que la littérature nous apprend : on ne peut comprendre la relation au risque qu’en analysant les modalités précises de l’attachement (p. 37) » ou : « La leçon est la suivante : la signification que les personnes attribuent à l’eau, au fleuve ou à la mer joue sur leur perception du risque d’inondation, mais cette relation est différente pour chacune des quatre villes étudiées (p. 39) ». À quoi tient cette banalité des leçons tirées ? Est-ce à la faiblesse des hypothèses de départ et le cas excessif accordé aux théories et définitions existantes sans intérêt pour l’inconnu, la découverte ? Est-ce la confiance faite à l’analyse statistique en ne cherchant à comprendre ni ce qui fait les lieux (description sommaire des quatre villes du point de vue du « site » et de la « situation » géographique) ni ce que sont les personnes enquêtées (d’où elles viennent, où elles habitent, depuis combien de temps etc.) ?

Conscients de ces insuffisances, les auteurs de cette recherche approfondissent le questionnement en confrontant les processus sociohistoriques contrastés des deux villes languedociennes : Sommières et Lattes (p. 41-44). Certes, on trouve dans ces pages plus de précision sur les sites, plus d’intérêt pour les émotions et les sensibilités dans les entretiens, mais la place de l’« étude de l’histoire, des rapports sociaux et relations sociales entre habitants et personnes mobiles à Lattes et à Sommières » est-elle suffisante pour que le lecteur soit convaincu par des résultats allant au-delà de la conclusion de cette première partie « terrains » : « de l’intérêt d’étudier l’attachement au lieu dans sa dynamique et dans la diversité des relations tissés entre les personnes, leur lieu, les objets qui le composent… » (p. 45) ?

Les deux terrains suivants : la Camargue (delta du Rhône) et le lac du Guiers (delta du Sénégal) sont incontestablement plus complets et plus convaincants concernant le lien entre territoire et attachement. Sur le premier terrain, les auteurs mobilisent la sociohistoire et l’anthropologie. Un personnage de la fin du XIXe siècle, le marquis de Baroncelli, manadier qui contribua à préserver les chevaux et taureaux de Camargue, est à l’origine du lien qui « attache » les habitants au lieu camarguais et donc à son environnement. Mais c’est surtout la représentation sociale dominante comme terre de « liberté et de nature sauvage » qui fonde l’identité de ce territoire. La course camarguaise en est la manifestation centrale : « celle d’une liberté d’une expression locale dans le rapport social et dans le rapport à la nature » (p. 51). La littérature comme les enquêtes le confirment : la liberté est mobilisée pour résister au changement, les fêtes, les jeux, les événements partagés sont « un moyen d’avoir accès à ces attachements » (p. 53). Les enquêtés – non dénombrés et à une date qui semble être 2014 – sont classés en trois catégories : les « propriétaires fonciers », les agriculteurs et les entrepreneurs. Sous la diversité des attitudes, un attachement commun au mythe de la Camargue se perpétue. Il accompagne le changement par des compromis pour une gestion patrimoniale publique. Telle est la conclusion : « Les attachements sont utilisés pour résister, mais aussi pour entreprendre et changer car ils sont en dynamique permanente et peuvent évoluer pour peu que ces évolutions contribuent aux rapports de pouvoir en cours » (p. 57). Elle est convaincante, mais reflète-t-elle la relation des habitants d’Arles ou des Saintes-Maries-de-la-Mer aux lieux de ville, de campagne, de marais et de mer ? Le mythe de la nature sauvage tient-il compte des animaux non désirés comme les moustiques ? À quelle matérialité « naturelle » est-on attaché sous le nom de Camargue ? Qui prend en compte le changement réel écologique, économique et social dans la diversité des territoires Camarguais ? Le lieu attachement/changement permet-il d’inventer le futur des lieux pour tous leurs habitants ?

Quant au terrain du Lac de Guiers, il est celui qui correspond le plus au questionnement général de l’ouvrage. Les auteurs, mêlant chercheurs sénégalais et français (cf. note p. 58) s’emparent de la question : quel rapport entre attachement et changement en l’appliquant à l’espace délimité du « bord du lac ». Collectivement et à partir d’une mise en critique des méthodes utilisées dans les autres études de cas, le groupe de chercheurs prend pour objectif de « mettre au point et de tester une méthodologie transdisciplinaire innovante pour caractériser l’attachement au lieu des habitants d’un territoire en transition » (p. 58). On note alors l’attention à caractériser la pluralité des valeurs et des attachements aux lieux au sein d’un territoire en suscitant le débat entre les acteurs souvent autour des sens de leurs « mots » mais aussi autour de leurs gestes (cf. usage du théâtre pour parler aux arbres… et aux humains). Enquêtes, prises de photographies, cartographie… tout est prétexte et pour favoriser les échanges, et pour collecter plusieurs types de données. Deux « avancées » sont proposées comme « leçons » principales à en tirer : 1) une typologie des relations aux lieux – ceux qui rendent fiers ; ceux qui suscitent un manque ; ceux qui suscitent un sentiment de désarroi, d’injustice, voire de colère ; ceux qui suscitent un sentiment d’harmonie ou de cohésion ; ceux qui suscitent/font éprouver un sentiment d’appartenance ; 2) comment se négocient les valeurs entre respect de la tradition et ambition de la modernisation, résultats obtenus en mêlant scène théâtrale et réflexions de spectateurs. Une restitution vivante, à la fois claire et intrigante, stimulante par sa complexité. Dommage, quoiqu’on peut le comprendre, la conclusion de ce chapitre se limite à une remise en cause des « idées reçues », ce qui fait revenir à la critique de départ : l’ouvrage se donne-t-il pour but d’évaluer le discours dominant (la littérature, les préjugés, les théories obsolètes, etc.) ou veut-il faire émerger l’inattendu, les formes encore inconnues des réactions et inventions face aux changements écologiques, économiques et sociaux qui s’accélèrent et qu’il faut qualifier au plus près de leur territorialisation ?

Le chapitre 3, « Analyser la dynamique des attachements et du changement par les arrangements affectifs », et la postface intitulée « Composer avec des attachements pluriels » adoptent un caractère trop général. Élaborés sans retour critique sur ce qui a été fait de réel et de concret dans la partie « terrains », ils repartent dans une forme académique comme s’il fallait convaincre des apprenants de l’intérêt de « parcours interdisciplinaires » (mais le sont-ils et en quel sens ?) ainsi que de la théorisation autour de concepts (lieux, attachements, affects…) qui, hors sol, ne sont référés et/ou confrontés ni aux natures, ni aux sociétés, laissant celui de changement dans l’incertain.

Nicole Mathieu

(Directrice de recherche émérite, CNRS, UMR Ladyss, Nanterre, France)

Nicole.Mathieu@univ-paris1.fr


1

Voir aussi dans ce numéro l’article de Jacques Theys « Les cinquante ans du Cired » et celui de Catherine Boemare et al. « Articuler environnement et développement au XXIe siècle : les nouveaux défis de l’écodéveloppement ».

2

Cassen C., Missemer A., 2020. La structuration de l’économie de l’environnement et du développement en France : le cas du CIRED (1968-1986), Œconomia, 10, 1, 27-55, https://doi.org/10.4000/oeconomia.7801.

3

Cassen C., Missemer A., 2020, Ibid., p. 44-45, https://doi.org/10.4000/oeconomia.7801.

4

Lire à ce sujet l’article d’Antonin Pottier, Harmoniser développement et protection de l’environnement, publié dans Le Monde le 19 septembre 2023.

5

Sachs I., 1974. Environnement et styles de développement, Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 29, 3, 553-570, www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1974_num_29_3_293493.

6

Sachs I., 1994. Environnement, développement, marché. Pour une économie anthropologique. Entretien avec Ignacy Sachs, Natures Sciences Sociétés, 2, 3, 260, https://doi.org/10.1051/nss/19940203201.

7

Sachs I., 1976. Économie et écologie, in Samuel P., Gautier Y, Sachs I. (Eds), L’homme et son environnement. De la démographie à l’écologie, Paris, Retz-C.E.P.L., 185-199.

8

Figuière C., Metereau R., 2024. Écodéveloppement : de la nécessité de relire Sachs, in Boidin B. (Ed.), Insoutenabilités. Une perspective économique, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 69-91.

9

Bastani A., 2021. Communisme de luxe. Un monde d’abondance grâce aux nouvelles technologies, Paris, Diateino.

10

Thèse développée par James O’Connor, 1988. « Capitalism, nature, socialism. A theoretical introduction », Capitalism Nature Socialism, 1, 1, 11-38, https://doi.org/10.1080/10455758809358356.

11

Grove R.H., 1995. Green imperialism. Colonial expansion, tropical island Edens and the origins of environmentalism, 1600-1860, Cambridge, Cambridge University Press.

12

Voir à ce titre une critique déjà formulée par Noel Castree et George Henderson, 2014. « The Capitalist mode of conservation, neoliberalism and the ecology of value », New Proposals: Journal of Marxism and Interdisciplinary Inquiry, 7, 1, 16-37.

13

Mouvement intellectuel né dans les années 1990, généralement influencé par les théories de Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui s’emploie à surmonter le dualisme entre matériel et immatériel, en pensant l’agentivité du « non-humain ». Ce courant hétérogène est représenté par des figures telles que Bruno Latour, Arturo Escobar ou Donna Haraway.

14

Bonneuil C., Fressoz J.-B., 2013. L’événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil.

15

Fressoz J.-B., Locher F., 2020. Les révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique XVe-XXe siècle, Paris, Seuil.

16

Edgerton D., 2013. Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l’histoire globale, Paris, Seuil.

17

Wrigley E.A., 2010. Energy and the English industrial revolution, Cambridge, Cambridge University Press.

18

Rich N., 2019. Perdre la Terre. Une histoire de notre temps, Paris, Seuil/Éditions du sous-sol.

19

Hubert B., Mathieu N. (Eds), 2016. Interdisciplinarités entre Natures et Sociétés. Colloque de Cerisy, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.

20

Jollivet M. (Éd.), 1992. Sciences de la nature, sciences de la société. Les passeurs de frontières, Paris, CNRS Éditions, https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.4154.

21

Chenorkian R., Robert S. (Eds), 2014. Les interactions hommes-milieux. Questions et pratiques de la recherche en environnement, Versailles, Quæ.

22

Laffont G.H., Martouzet D. (Eds), 2021. Ces lieux qui nous affectent. Production de sens, enjeu de connaissance, dimension opératoire, Paris, Hermann.

23

Manzo L., Devine-Wright P., 2020. Place attachment. Advances in theory, methods and applications, New York, Routledge.

24

Frodeman R., 2014. Sustainable knowledge. A theory of interdisciplinarity, New York, Palgrave Macmillan. Trad. fr. : Pour un savoir soutenable. Une théorie de l’interdisciplinarité, Versailles, Quæ, 2019 (collection Indisciplines).

Citation de l’article : Ouvrages en débat., 2024. Nat. Sci. Soc., 32, 4, 506–524. https://doi.org/10.1051/nss/2025019


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