Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 32, Number 2, Avril/Juin 2024
Page(s) 226 - 231
Section Libre opinion – Opinion
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2024037
Published online 05 November 2024

© C. Lobry, Hosted by EDP Sciences, 2024

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

De plus en plus souvent, des articles de la presse généraliste informent le grand public de fraudes scientifiques plus ou moins graves. Encore très récemment, un article de David Larousserie dans le journal Le Monde1 faisait état d’une affaire d’inconduite dans une unité mixte du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). L’affaire a été traitée, mais mal, si l’on en juge par la lettre2 ouverte adressée à la direction du CNRS par une quinzaine de chercheurs intéressés par les questions d’intégrité scientifique. Ils commencent par constater que :

La réponse des institutions, des éditeurs et des agences de financement de la recherche est généralement lente, opaque et inadéquate, et penche en faveur de l’accusé, sans se soucier de l’impact sur les utilisateurs de la recherche, tout en plaçant les lanceurs d’alerte dans une position difficile.

Ils proposent au contraire :

[...] qu’une enquête soit menée rapidement et que tous les résultats soient communiqués de manière transparente. En cas d’erreurs graves dans les publications, les articles devraient être immédiatement rétractés, tout financement de la recherche utilisé pour des recherches frauduleuses devrait être restitué aux agences de financement et la personne responsable de la fraude ne devrait pas être autorisée à diriger un laboratoire de recherche ou à encadrer des étudiants.

Parce qu’ils considèrent que la fraude a de très lourdes conséquences sur la marche de la science :

Elle donne de la crédibilité aux résultats fictifs, ralentissant les progrès de la science en encourageant les autres à suivre de fausses pistes. Cela peut être particulièrement dommageable pour les jeunes chercheurs qui peuvent perdre des années à essayer de s’appuyer sur des découvertes inventées […]. Elle gaspille l’argent public des financements de recherche. Elle nuit à la confiance du public dans la science et à la confiance entre les scientifiques.

Cette lettre ouverte a été relayée par un autre journaliste scientifique Sylvestre Huet3 qui, de son côté, regrette que les signataires de la lettre n’aient pas mis en cause les conditions de travail des chercheurs :

Il aurait été bienvenu que, dans leur lettre, les signataires mentionnent avec plus de précision parmi les causes de ces méconduites le cadre politique, organisationnel et financier dans lequel les scientifiques exercent leur profession de chercheurs.

Si nous essayons de prendre du recul sur cette question de la « fraude » dans les sciences, il est frappant de constater que s’il s’en produit dans pratiquement tous les domaines, jamais il n’en est question en mathématiques. Les mathématiciens seraient-ils par nature plus vertueux ? Ce qui suit est le point de vue d’un mathématicien qui a eu le plaisir de collaborer avec des biologistes.

En matière de recherche scientifique, la « fraude » n’est pas la seule mauvaise conduite possible. « Oublier » de citer un auteur, « piquer » une idée à quelqu’un, « plagier », sont des péchés que les mathématiciens partagent largement avec leurs collègues mais le public s’y intéresse moins qu’à la « falsification de données » car cette dernière relève purement et simplement du mensonge, ce qui est proprement inadmissible dans un discours censé dire la vérité sur le monde. Or, les mathématiciens ne publient pas des résultats d’expériences qui confortent des théories sur le monde réel, mais des démonstrations de théorèmes. Un théorème est le résultat d’une déduction logique à partir d’axiomes explicites. Il suffit donc de vérifier que les règles de déduction ont été correctement appliquées pour savoir si une affirmation mathématique est exacte. Si l’invention d’une démonstration est une œuvre créatrice qui demande de l’imagination, la vérification de son exactitude est purement mécanique au point que l’on envisage même de la confier à des machines. Les mathématiques sont donc, par nature, à l’abri de la fraude. Toutefois, cette affirmation serait exacte s’il était vrai qu’un théorème mathématique publié par une revue « est le résultat d’une déduction logique à partir d’axiomes explicites ». En effet, la phrase entre guillemets est la définition de « théorème » au sens de la logique formelle, pas celle d’un résultat mathématique concret publié dans une revue. Certes, tout résultat mathématique possède en principe une démonstration au sens logique, mais, en pratique, cette dernière est tellement longue qu’il est impossible de l’écrire effectivement. Le mathématicien qui croit que son résultat est vrai n’en fournit pas une démonstration formelle mais des indications plus ou moins précises sur ce qu’elle pourrait être. Son objectif est de convaincre les relecteurs que si une démonstration formelle effective était entreprise, elle irait jusqu’au bout. Il va décortiquer son argumentation en une succession de points qu’il considère comme suffisamment évidents pour ne pas avoir à être justifiés explicitement. Il ne le fait pas par paresse mais il le fait surtout pour ne pas encombrer son texte de détails en général bien connus des mathématiciens, détails qui pourraient faire perdre le fil général de l’argumentation. Le travail du relecteur sera de demander des explications sur des points qu’il juge obscurs ou, inversement, de supprimer des détails qu’il juge superflus4. Mais l’exactitude n’est pas tout et un résultat mathématique publié doit être la démonstration d’un théorème pertinent. La pertinence veut que le théorème ou sa démonstration soient originaux et s’insèrent harmonieusement et utilement dans la longue chaîne des résultats actuellement connus. On demande au relecteur, en plus d’en certifier l’exactitude, de se prononcer surtout sur la pertinence d’un théorème.

Les choses ainsi présentées, on ne voit toujours pas très bien ce qui pourrait ressembler à une fraude en mathématiques.

Mais, en réalité, c’est un peu plus compliqué. Il peut arriver que l’auteur de l’article écrive que tel point est évident alors qu’il ne sait pas du tout comment il pourrait le démontrer si on lui en faisait la demande. Il espère que le relecteur considérera effectivement que le point est évident (il se pourrait que le relecteur, lui, sache le démontrer !) et ne lui posera pas de question. On peut considérer qu’il s’agit là d’une tentative de fraude où un auteur cache sciemment ce qu’il sait être une difficulté (au moins pour lui). Si le relecteur l’interroge sur la démonstration du point, il répondra, après quelques jours de réflexion, qu’il en avait sous-estimé la difficulté et retirera (ou modifiera) son article en conséquence. Il est impossible de prouver que l’auteur est de mauvaise foi. Supposons maintenant que le relecteur n’a pas fait d’objection et qu’il s’avère que plus tard (peut-être des années plus tard), un chercheur qui a besoin de ce résultat découvre que le point affirmé comme évident est en fait faux. On accusera les relecteurs d’avoir mal fait leur travail et on publiera un article rectificatif.

Il faut savoir que le cas que je viens de décrire, qu’on peut considérer comme une « fraude » qui a provisoirement réussi, est très fréquent, et, au risque de choquer (provisoirement) le lecteur, je vais défendre (dans une certaine mesure) cette pratique.

Les résultats mathématiques ne sont pas des êtres isolés mais font partie d’une famille à l’intérieur d’une théorie. Séduit par la cohérence de l’ensemble, on peut très bien être absolument certain (au sens d’avoir l’intime conviction) qu’un résultat est correct sans avoir élucidé pour autant tous les points de sa démonstration. On peut légitimement vouloir aller de l’avant en étant convaincu que les détails se clarifieront plus tard et ne pas prendre le risque de voir ses travaux retardés par des relecteurs vétilleux. Dans la mesure où l’auteur croit dans le résultat final, peut-on vraiment parler de fraude ? Nous voyons que nous entrons dans une zone grise où il est très difficile de dire où se termine l’enthousiasme légitime qui pousse à aller de l’avant et où commence l’escroquerie pure et simple. Donc, s’ils le voulaient, les journalistes pourraient certainement mettre en évidence des cas qui pourraient s’apparenter à de la « fraude mathématique » mais ils ne le font pas pour une raison bien simple : ils n’auraient probablement pas de lecteurs. Heureux donc sont les mathématiciens qui peuvent poursuivre leurs petites turpitudes à l’abri du regard du public ! Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce sujet mais ce sera suffisant pour la suite de mon propos qui est de revisiter en mathématicien une affaire de soupçon de fraude dans les sciences du vivant qui fit un certain bruit il y a quelques années, je veux parler de l’affaire Jessus.

Dans les pages « Sciences et médecine » de son édition du 6 juin 2018, le journal Le Monde nous informe sur une affaire de fraude présumée5. Elle concerne des personnalités du CNRS travaillant dans le domaine de la biologie. Les faits qu’on peut reconstituer à partir de cet article sont les suivants :

  • Le site internet PubPeer créé en 2012 est un site où l’on peut critiquer, anonymement (si on le désire), des articles publiés dans des revues scientifiques.

  • En septembre 2017, Catherine Jessus, directrice de l’Institut des sciences biologiques du CNRS, est mise en cause sur ce site pour avoir participé à la manipulation d’images dans une dizaine de publications parues au cours des vingt dernières années.

  • Une commission anonyme diligentée par le CNRS et Sorbonne Université blanchit C. Jessus dans un rapport rendu public en février 20186.

  • Un contre-rapport, intitulé ironiquement « Lettre ouverte d’un groupe d’experts anonyme concernant le rapport de la commission anonyme ayant enquêté sur les publications dont Mme Jessus est coauteur » est publié le 18 avril 20187. Par un long argumentaire, ce contre-rapport entend démontrer l’incompétence des experts auteurs du « rapport officiel ».

  • Le 28 mai 2018, une lettre ouverte8 signée de 503 scientifiques (essentiellement des directeurs de recherche CNRS et Inserm et des professeurs) dénonce le contre-rapport et s’en prend au journaliste du Monde9 qui « a relayé ces accusations anonymes ».

  • Le 30 mai 2018, une lettre ouverte de Patrick Lemaire, directeur de recherche au CNRS (Montpellier), explique pourquoi il ne signe pas la lettre des 503.

  • Le 6 juin 2018, le journal Le Monde publie une réponse aux accusations de la lettre des 50310.

Le point litigieux est le suivant. La technique de l’électrophorèse consiste à faire migrer dans un gel des molécules sous l’action d’un champ électrique. Les molécules sont plus ou moins freinées en fonction de leur taille et de leur structure. Le résultat de la migration d’un pool de molécules d’espèces chimiques différentes s’observe sous la forme d’un spectre de bandes foncées. Ce procédé permet donc de différencier des molécules. Les résultats de la migration dépendent du gel utilisé et, comme il est impossible de produire deux gels absolument identiques, des résultats de migrations provenant de gels différents ne peuvent pas être comparés sans des précautions méthodologiques importantes qui se sont précisées au cours des dernières décennies. En particulier, la juxtaposition d’images provenant de gels différents, si elle n’est pas interdite, doit être indiquée de façon claire par les auteurs pour éviter toute interprétation erronée.

Des auteurs anonymes de PubPeer ont mis en cause 11 articles dans lesquels ils estiment voir des manipulations d’images prohibées. Le rapport officiel du CNRS (14 p.) étudie les images, observe des juxtapositions non signalées mais fait observer qu’à l’époque de la parution des publications, la séparation des images n’était pas explicitement exigée par les revues et que, d’autre part, le message scientifique n’était pas affecté par ces manipulations. Le contre-rapport (45 p.) met en évidence de façon assez convaincante, au moins pour moi11, des faiblesses du rapport officiel, remet en cause la compétence de leurs auteurs et confirme les manipulations dénoncées sur PubPeer.

Avant de passer à la suite de cette affaire, je propose, à la lumière de ce que je comprends être une mauvaise conduite en mathématiques, une interprétation très favorable aux présumés fraudeurs.

  • Plus encore qu’en mathématiques, le travail dans un laboratoire de biologie est collectif (les articles incriminés ont entre 4 et 7 auteurs) et on peut imaginer que tous n’ont pas la même expérience. Il doit y avoir notamment des doctorants à qui des tâches ingrates sont souvent confiées (présenter les figures, améliorer la présentation avec Photoshop, etc.).

  • Le laboratoire a des grands messages scientifiques à défendre et il s’appuie sur de nombreuses publications dont celles qui sont incriminées. Ces dernières ne constituent certainement qu’un ensemble d’indices à l’appui d’une théorie générale. Chacun pris séparément n’est pas décisif et, a posteriori, ces manipulations d’images qui correspondent en mathématiques à des argumentations un peu lestes, ne remettent pas en cause la cohérence de l’édifice.

  • C. Jessus (qui est l’autrice mise en cause en raison de sa position de responsable de laboratoire) n’a peut-être pas contrôlé avec assez de soin le travail de son équipe. Comme elle a certainement cosigné beaucoup plus de 11 publications en vingt ans, les 11 épinglées ne sont probablement pas représentatives de l’ensemble de son travail.

  • Les auteurs anonymes de la première mise en cause et du contre-rapport ont peut-être des raisons de garder rancune à C. Jessus (qui a des responsabilités importantes au CNRS). Ainsi, ils affirment des faits qui, pris au pied de la lettre, sont corrects mais qui, dans le but de nuire, ne sont pas mis convenablement en perspective.

En conclusion, dans cette interprétation, C. Jessus aurait au pire fait preuve de négligence, pas de fraude caractérisée.

Bien entendu, je ne sais si cette interprétation charitable est correcte et, comme l’affaire se situe dans un domaine que je ne connais pas du tout, il n’est pas question que j’entreprenne une enquête pour savoir si elle est fondée ou non. Mais les 503 signataires de la lettre ouverte du 28 mai, qui, eux, appartiennent au domaine nous disent :

Après avoir auditionné Catherine Jessus et ses collaborateurs, avoir examiné les cahiers d’expériences et les originaux des expériences incriminées, cette commission a conclu que « pour 7 des articles incriminés, les suspicions d’assemblage inapproprié de figures se révèlent sans fondement ». Pour 3 des articles, les experts ont repéré des « erreurs manifestes d’assemblage » qui, précisent-ils, n’induisent aucune modification du message scientifique de la figure. Enfin, dans un dernier cas, ils notent une atténuation du signal due à une contamination qui là encore ne modifie pas le sens scientifique de la figure.

Voilà qui ressemble diablement à ce que nous, mathématiciens, appellerions une démonstration qui manque de rigueur. Pas de quoi fouetter un chat si je fais confiance à ces 503 collègues qui connaissent certainement bien leur affaire.

Mais ma confiance est-elle justifiée ? C’est là que le bât blesse ! Hélas, je suis obligé d’avoir un doute car la commission « officielle » est anonyme, certainement composée de chercheurs français (le rapport est en français) et probablement proches du CNRS et de Sorbonne Université. Comment pourrais-je ne pas soupçonner une telle commission de sympathie pour C. Jessus, qui, rappelons-le, est au moment des faits une personnalité importante du CNRS ?

Entendons-nous bien, ce qui est étonnant, ce n’est pas que le CNRS demande à une commission interne ce qu’il doit penser de l’affaire. Tout établissement a le droit d’utiliser tous les moyens qu’il juge utiles pour éclairer sa politique. Mais éclairer la direction du CNRS par des rapports internes est une chose, convaincre le public, dont je fais partie, en est une autre. Seule une commission internationale, dont je pourrais m’assurer de la compétence de ses membres, pourrait me persuader que les accusations dont C. Jessus fait l’objet sont infondées. Comment les directions du CNRS et de Sorbonne Université peuvent-elles ne pas concevoir que toute autre attitude ne peut que renforcer l’impression que quelque chose n’est pas clair ?

Plus étonnant encore est que 503 chercheurs puissent simultanément approuver l’existence d’une commission officielle anonyme et condamner l’anonymat du contre-rapport. Je cite la lettre des 503 :

Le 16 mai dernier, une lettre anonyme émanant d’« experts » autoproclamés, [...] Sur plus d’un point, l’analyse de ces prétendus experts est infondée.

Et, plus grave encore, s’en prendre à un journaliste du Monde, D. Larousserie :

Ce sont ces accusations anonymes qui viennent d’être relayées par le journaliste du Monde. On y trouve indistinctement des commentaires évidemment anonymes et sans intérêt (« ça fait mal ! », j’ai « rigolé ») voire des témoignages dénaturés en étant abusivement présentés hors de leur contexte. L’ensemble donne un article offensant autant pour la commission d’enquête et la communauté scientifique que pour la pratique journalistique, tant il est dénué d’analyse, de vérification de la fiabilité des sources et nourri d’anonymat et de dénonciation.

Alors que ce journaliste n’a fait que son travail, et de conclure par une envolée lyrique parfaitement ridicule :

Tout cela est nauséabond, tout cela est loin de la science que nous pratiquons et que nous aimons : une entreprise transparente, exaltante, qui fait avancer la connaissance grâce au génie humain.

La réplique du Monde a été sévère pour la profession et, dans un long article très argumenté, les journalistes ont démontré leur professionnalisme. N’appartenant pas à leur communauté, je ne me permettrai pas de porter un jugement sur ces 503 collègues mais je constate qu’un biologiste, Patrick Lemaire, l’a fait en s’expliquant sur son refus de signer la lettre :

J’ai peur que le texte de la pétition, en minimisant voire refusant toute discussion sur la faiblesse du premier rapport officiel, et en jetant l’opprobre d’une manière extrêmement violente (« nauséabond ») sur un des meilleurs (et un des seuls…) journalistes scientifiques de la presse écrite, qui n’a fait que son métier, ne soit interprété comme une tentative de détournement voire d’étouffement de cette affaire par la communauté scientifique. [...] Mais si le texte proposé atteint un nombre important de signatures et si David Larousserie en vient à souffrir d’avoir simplement fait son métier de journaliste, notre communauté aura réussi à se rendre ridicule et à montrer son immaturité.

Il y a donc une interprétation différente de l’affaire où le scandale n’est pas tant dans ce soupçon de fraude que dans la réaction inappropriée d’une partie significative de la communauté scientifique concernée et qui s’explique facilement « [...] dans le cadre politique, organisationnel et financier dans lequel les scientifiques exercent leur profession de chercheurs12 », comme le rappelle S. Huet que je citais dans mon introduction.

Il suffit de rappeler que les biologistes français, comme pratiquement tous les chercheurs, sont soumis à la tyrannie de plus en plus grande du « management de la science » :

  • travail épuisant de soumission à des appels d’offres publics

  • négociations de contrats avec des firmes privées

  • compétition permanente, évaluations incessantes et bureaucratiques sur la base d’indicateurs soi-disant objectifs (h-index)

De ce fait, ils ont des pratiques professionnelles qui se dégradent. Pour assurer la survie de leurs équipes, les responsables des laboratoires mordent de plus en plus souvent la ligne jaune. Comme ils se reconnaissent tous plus ou moins dans les pratiques discutables épinglées, ils cherchent à étouffer l’affaire au lieu de se révolter contre la cause réelle du mal : la marchandisation de la science et du savoir. Mais je me garderai bien, moi qui n’en fais pas partie, de fustiger cette communauté. Si les sciences du vivant sont plus souvent que d’autres citées à la rubrique des faits divers crapuleux, ce n’est pas parce que leurs membres sont plus corrompus mais simplement parce qu’elles sont plus au contact avec la société et ses demandes. Nous savons bien que toutes les disciplines scientifiques – les mathématiques n’échappent pas à ce constat – sont le lieu d’une dégradation des bonnes pratiques sous la pression de la compétition et ce serait faire preuve d’un corporatisme stupide que de ne pas nous sentir tous concernés par la question de la fraude scientifique. Toutefois, en nous focalisant sur la « fraude », nous passons à côté du vrai problème qui est celui de la maîtrise démocratique de la science. Bien entendu, il n’est pas bien de « trafiquer » des images et la communauté des chercheurs doit lutter contre la fraude mais il est tout aussi condamnable de mettre la science au service de causes douteuses et, de ce point de vue, les mathématiciens, dont les modèles interviennent de plus en plus dans la marche de nos sociétés (qu’on pense aux mathématiques financières), sont aussi en première ligne.

Les chercheurs doivent être les premiers à se battre pour que s’instaure une véritable maîtrise démocratique du progrès scientifique et je plaide que cela passe par un développement considérable du journalisme d’investigation scientifique, particulièrement en France. Je dis bien investigation, pas vulgarisation. Cette dernière est certes indispensable mais, à mon avis, elle est assez bien faite dans le cadre d’une collaboration avec les chercheurs eux-mêmes. Par investigation, je veux dire analyser comment la science se fait. À ceux qui pensent que les journalistes ne seraient pas compétents pour se mêler de nos affaires, je ferai la remarque suivante. C’est grâce à S. Huet que nous avons eu connaissance de la lettre ouverte au CNRS signée d’une quinzaine de scientifiques, sinon son audience serait restée très confidentielle. Par curiosité, je suis allé sur le site où elle a été publiée à l’initiative de Dorothy Bishop, dont Wikipédia m’informe qu’elle est une grande figure de la science anglaise, professeur émérite de neurophysiologie développementale, membre d’un très gros laboratoire de l’Université d’Oxford. Je ne suis pas certain que des intentions purement éthiques motivent cette charge contre le CNRS. Il se pourrait que, dans le cadre d’une compétition internationale féroce, ce soit là une façon de discréditer le CNRS. Seule une enquête plus approfondie pourrait me renseigner sur ce point. Mais je n’ai ni le goût, ni la compétence pour mener une telle enquête alors que je pourrais faire confiance à des journalistes dont j’aurais pu juger de la compétence et l’honnêteté. S. Huet pourrait faire ce travail mais il est probablement pris par d’autres questions qu’il juge plus importantes. Mais combien y a-t-il de D. Larousserie ou de S. Huet en France ? Peut-être une dizaine, certainement moins de vingt. Ce nombre est incroyablement dérisoire alors que la connaissance scientifique prend une part de plus en plus importante dans la décision politique.

Plutôt que de vouloir continuer à laver leur linge sale en famille, au lieu d’attaquer les journalistes qui les observent, les scientifiques ne devraient-ils pas, au contraire, réclamer que la presse d’investigation dispose de moyens significatifs pour enquêter sérieusement sur le fonctionnement de la science ? Comme il est douteux que ces moyens viennent des propriétaires des médias, ils devraient exiger qu’une partie significative des budgets de la recherche publique soit affectée à cette tâche. Après tout, l’État finance divers organismes destinés à le contrôler, pourquoi n’en serait-il pas de même pour la science ?

Nous ne devons pas craindre le regard du citoyen sur nos pratiques. Nous y perdrons peut-être un peu de confort mais lui seul pourra nous débarrasser du délire du contrôle de la science par la concurrence.

Post-scriptum

Il y a maintenant cinquante ans, le grand mathématicien Alexandre Grothendieck appelait ses collègues à participer au mouvement Survivre qu’il avait créé avec quelques amis et dont la charte13 commençait par :

1. But du mouvement

Lutte pour la survie de l’espèce humaine et la vie en général menacée par le déséquilibre écologique créé par la société industrielle contemporaine (pollutions et dévastations de l’environnement et des ressources naturelles), par les conflits militaires et les dangers de conflits militaires.

2. Domaines d’action du Mouvement

Cette lutte est conçue sur les fronts suivants :

a) travail d’éducation et d’autoéducation permanente auprès de la population et de la communauté scientifique, en vue de combler le fossé entre Science et Vie, scientifiques et population, vers les deux objectifs principaux.

  • (1) Sensibiliser les scientifiques à leurs responsabilités particulières dans la société humaine, ainsi qu’aux implications pratiques de leurs travaux,

  • (2) Dépouiller la science du caractère de « magie noire » qu’elle a prise auprès de la population et même auprès de certains scientifiques, en faisant voir que les résultats et les méthodes de la science sont pour l’essentiel accessibles à toute personne disposant de facultés mentales normales, et que les options devant lesquelles la science nous place relèvent également du bon sens, et peuvent et doivent être prises par tout un chacun, par l’usage de ses propres facultés mentales.

On le voit, A. Grothendieck était particulièrement clairvoyant et les mathématiciens pourraient maintenant s’enorgueillir qu’un des leurs ait été un pionnier de la prise de conscience actuelle. Mais il fut déclaré fou et rejeté par sa communauté qui fit alors preuve d’une immaturité qui n’a rien à envier à celle des 503.


1

Larousserie D., 2022. Une affaire d’inconduite scientifique agite un laboratoire de recherche en chimie, Le Monde, 5 décembre, https://www.lemonde.fr/sciences/article/2022/12/05/une-affaire-d-inconduite-scientifique-agite-un-laboratoire-de-recherche-en-chimie_6153035_1650684.html.

2

Bishop D., Murray P., Bik E., Naudet F., Vaux D., Sanders D.A., Mol B.W., Clark T.D., Grimes D.R., Jutfelt F., et al., 2023. Open letter to CNRS. Need for transparent and robust response when research misconduct is found, BishopBlog, 30th March, http://deevybee.blogspot.com/2023/02/open-letter-to-cnrs.html.

3

Huet S., 2023. Intégrité scientifique : le CNRS interpellé, Sciences2 , 23 février, https://www.lemonde.fr/blog/huet/2023/02/23/integrite-scientifique-le-cnrs-interpelle/.

4

On ne saurait trop recommander la lecture du livre de Simon Singh, Le dernier théorème de Fermat (1998, Paris, JC Lattès), qui décrit très bien la lente progression vers ce que les mathématiciens considèrent comme une vérité.

5

Morin H., 2018. Comment nous avons enquêté sur une affaire d’intégrité scientifique, Le Monde, 6 juin, https://www.lemonde.fr/sciences/article/2018/06/05/affaire-jessus-deontologie-journalistique-et-integrite-scientifique_5309854_1650684.html.

6

Conclusions de ce rapport à cette adresse : http://www2.cnrs.fr/sites/communique/fichier/rapport_conclusions.pdf ; analyse détaillée à cette adresse : http://www2.cnrs.fr/sites/communique/fichier/rapport_analyse_detaillee.pdf.

9

Larousserie D., 2018. Intégrité scientifique à géométrie variable, Le Monde, 22 mai, https://www.lemonde.fr/sciences/article/2018/05/22/integrite-scientifique-a-geometrie-variable_5302602_1650684.html.

10

Morin, op. cit.

11

Au moins pour moi dont la compétence dans le domaine ne va pas plus loin que celle qui m’a été nécessaire pour cosigner l’article Loisel P., Harmand J., Zemb O., Latrille E., Lobry C., Delgenès J.-P., Godon J.-J., 2006. Denaturing gradient electrophoresis (DGE) and single-strand conformation polymorphism (SSCP) molecular fingerprintings revisited by simulation and used as a tool to measure microbial diversity, Environmental microbiology, 8, 4, 720-731, https://doi.org/10.1111/j.1462-2920.2005.00950.x.

12

Huet, op. cit.

13

Edwards G., Grothendiek A., 1970. Lignes directrices pour le mouvement international Survivre, Survivre, 1, 3-10, https://science-societe.fr/documents/pdf/Survivre/Survivre1.pdf.

Citation de l’article : Lobry C. 2024. La fraude scientifique. Le regard d’un mathématicien. Nat. Sci. Soc. 32, 2, 226-231.

Current usage metrics show cumulative count of Article Views (full-text article views including HTML views, PDF and ePub downloads, according to the available data) and Abstracts Views on Vision4Press platform.

Data correspond to usage on the plateform after 2015. The current usage metrics is available 48-96 hours after online publication and is updated daily on week days.

Initial download of the metrics may take a while.