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Nat. Sci. Soc.
Volume 28, Number 2, Avril/Juin 2020
Dossier « L’économie circulaire : modes de gouvernance et développement territorial »
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Page(s) | 99 - 100 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2020036 | |
Published online | 18 December 2020 |
Éditorial – Editorial
Pour que l’économie circulaire ne tourne pas en rond
Il y a quelques années, un éditorial de NSS1 nous mettait en garde contre la confusion née de la contagion conceptuelle que l’on peut observer dans les raisonnements et argumentaires de chercheurs ou d’experts du fait de leur usage inconsidéré de notions englobantes à la mode et du décalage qui s’ensuit entre l’emploi de ces termes et l’heuristique qui leur est liée. Parmi les notions qui valsent ainsi au grand bal du discours circulant, les auteurs de cet éditorial avaient repéré l’économie circulaire. Si l’on considère la manière dont la situation a évolué depuis, on ne peut que constater avec regret que les craintes exprimées par nos éditorialistes se sont confirmées. L’économie circulaire est un buzzword omniprésent qui passe aujourd’hui aux yeux de bon nombre pour l’alpha et l’oméga de la manière dont il faut agir afin de concilier les enjeux socio-économiques et environnementaux.
Pourtant, cette perspective de l’économie circulaire n’est pas nouvelle. Cela fait plusieurs décennies qu’elle accompagne le débat relatif à la poursuite de la croissance sur le long terme, un débat qui n’a cessé de rebondir au cours du temps et qui est toujours d’actualité. Ce ne sont pas uniquement les questions d’épuisement des ressources disponibles qui occupaient les esprits au début des années 1970, celles soulevées par la production grandissante des déchets et la capacité de la biosphère à pouvoir les assimiler étaient aussi à l’ordre du jour. On fait ainsi souvent remonter cette problématique de l’économie circulaire à Kenneth Boulding qui, dans un texte resté célèbre2, opposait l’« économie du cow-boy » − entendons celle qui pense son essor de manière infinie – à l’« économie du vaisseau spatial Terre » qu’il appelait de ses vœux. Celle-ci devait s’insérer dans les limites de la biosphère, grâce notamment à la mise en œuvre d’une économie circulaire. Cette perspective rompait avec la vision des économistes standards pour qui, à de très rares exceptions près3, il n’y avait guère à s’inquiéter de contraintes environnementales en matière de croissance. Boulding n’en fut pas moins vivement critiqué par Nicholas Georgescu-Roegen4 du fait du trop grand optimisme technique dont il faisait montre et des faux espoirs en une capacité illimitée de recyclage des déchets que son analyse faisait miroiter. En se référant à la thermodynamique, Georgescu-Roegen n’a cessé ainsi de dénoncer les « mythes » énergétiques et matériels véhiculés par ses collègues économistes en matière de croissance économique − il est vrai qu’au sujet du recyclage, on en revient toujours au mouvement perpétuel, à l’éternel recommencement, au phénix qui renaît de ses cendres… À la même époque, dans la perspective de l’écodéveloppement, Ignacy Sachs entendait redéfinir la consommation en l’appréhendant dans sa dimension matérielle comme un ensemble de services rendus par des biens aux consommateurs et non comme l’acte d’anéantissement de ces biens. Cela l’amenait à vouloir bannir le terme « déchet », « un concept relatif à un contexte technologique, et par là, culturel et historique5 » − ce qu’ont bien montré les travaux de Sabine Barles6 –, une notion qui désigne généralement des ressources gaspillées. Mais, si l’on s’intéresse à ce débat sur la valorisation des déchets, il est possible de remonter plus loin encore dans le temps, en évoquant certaines racines de l’écologie industrielle : comme le rappelle Marx7, l’idée de faire d’un déchet industriel une ressource − il s’agit, en quelque sorte, de transmuer le plomb en or – est aussi vieille que l’industrie elle-même. Des exemples désormais bien connus attestent de cette sorte d’économie circulaire mise en œuvre jadis, pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec l’écologie, que cela soit dans le cadre d’économies capitalistes avec les usines Ford8 ou d’économies planifiées avec les conglomérats soviétiques9.
L’économie circulaire n’est donc pas une simple idée de bon sens, comme elle est souvent présentée, une idée dont il conviendrait de comprendre comment elle s’est frayé un chemin à travers le temps, pour enfin pouvoir se déployer librement aujourd’hui… comme si l’histoire n’était que le triomphe de la raison. Au-delà des slogans et de la communication intense dont elle fait l’objet depuis quelques années, il faut se demander ce que recouvre vraiment l’économie circulaire : qu’apporte-t-elle de nouveau par rapport à ce qui existait précédemment en matière de gestion des déchets ? Quels sont les politiques, les dispositifs publics et les instruments qui l’encadrent et la soutiennent aujourd’hui ? En quoi entre-t-elle dans les stratégies des grandes entreprises, dont on sait qu’elles sont très présentes dans ces campagnes en faveur de l’économie circulaire ? Qu’est-ce qu’y comprennent les citoyens et les consommateurs et qu’est-ce que cela les amène à faire ou non ?...
On trouvera dans cette livraison de NSS un dossier qui est consacré à l’économie circulaire. Il est porté par des spécialistes de l’économie de la proximité − une approche à laquelle NSS avait consacré un autre dossier, il y a quelques années10. Cette perspective de recherche, qui est née dans les années 1990 du rapprochement de l’économie industrielle et des questions relatives au développement régional11, s’intéresse aux processus de création de ressources mobilisées par les acteurs ancrés dans des territoires, des ressources qui ne sont pas données a priori, comme le suppose généralement l’économie standard quand elle parle, en matière de facteurs de production, de « dotations initiales ». C’est bien la question qui se pose en matière d’économie circulaire : comment créer des ressources valorisables à partir de choses qui sont considérées au départ comment étant sans valeur ? Ce dossier sur l’économie circulaire témoigne d’autres rapprochements épistémologiques qui se sont opérés plus récemment, avec l’écologie industrielle, notamment12. La dimension territoriale de l’économie circulaire est, en effet, un des enjeux cruciaux à considérer. Comme on sait, il y a belle lurette que les chaînes de valeur de la plupart des produits de grande consommation sont mondialisées. L’économie circulaire peut ainsi très bien se concevoir à l’échelle mondiale. Pour une bonne part, c’est d’ailleurs ainsi qu’elle apparaît aujourd’hui, avec nombre de produits à démonter et à recycler qui sont envoyés pour ce faire dans les pays du Sud.
Il y a évidemment d’autres dimensions et questions à considérer en matière d’économie circulaire que celles qui sont étudiées dans ce dossier. Elles nécessitent nombre de recherches interdisciplinaires, tant les déchets et les dispositifs matériels et idéels qui les accompagnent et les gèrent sont des objets complexes à appréhender. En cette matière comme en d’autres, NSS, qui a déjà publié d’autres textes sur cette thématique de l’économie circulaire13, a vocation à nourrir le débat.
Petit O., Hubert B., Theys J., 2014. Science globale et interdisciplinarité : quand contagion des concepts rime avec confusion, NSS, 22, 3, 187-188, https://doi.org/10.1051/nss/2014042.
C’est à cette occasion que William Nordhaus va s’intéresser à la question du changement climatique. Voir Vivien F.-D., 2018. Un faux Nobel d’économie contre un vrai Nobel de la paix ?, NSS, 26, 4, 381-382, https://doi.org/10.1051/nss/2019006.
Georgescu-Roegen N., 1975. Energy and economic myths, Southern Economic Journal, 41, 3, 347-381, doi:10.2307/1056148.
« La production capitaliste, écrit Marx, a pour conséquence de donner plus d’importance à l’utilisation des résidus de la production et de la consommation. Par résidus de la production, nous entendons les déchets de l’industrie et de l’agriculture ; par résidus de la consommation les déjections naturelles de l’homme et les déchets des objets d’usage qu’il consomme. […] leur utilisation donne lieu, dans la société capitaliste, à un gaspillage considérable. » (Marx K., 1894. Le capital. Critique de l’économie politique. Livre III, Le procès d’ensemble de la production capitaliste, Paris, Éditions sociales).
McCarthy T., 2006. Henry Ford, industrial conservationist? Take-back, waste reduction and recycling at the Rouge, Progress in Industrial Ecology, 3, 4, 302-328, doi: 10.1504/PIE.2006.011739.
Sathre R., Grdzelishvili I., 2006. Industrial symbiosis in the former Soviet Union, Progress in Industrial Ecology, 3, 4, 379-392, doi: 10.1504/PIE.2006.011743.
Torre A., Zuindeau B., 2009. Les apports de l’économie de la proximité aux approches environnementales : inventaire et perspectives, Dossier « Économie de la proximité », NSS, 17, 4, 349-360, https://doi.org/10.1051/nss/2009062.
Torre A., Talbot D., 2018. Proximités : retour sur 25 ans d’analyse, Revue d’économie régionale et urbaine, 5, 917-936, https://doi.org/10.3917/reru.185.0917.
Pour une présentation synthétique du paysage contrasté de l’écologie industrielle, de l’écologie territoriale et de l’écologie industrielle et territoriale, on se reportera à Jambou M., Herbelin A., Chebbi A., 2018. Écologie industrielle, écologie territoriale : les jeunes chercheurs s’emparent des questions épistémologiques et d’interdisciplinarité, NSS, 26, 4, 454-462, https://doi.org/10.1051/nss/2019010.
Voir par exemple Colonna P., Axelos M., Beckert M., Callois J.-M., Dugué J., Esnouf C., Herbinet B., Valceschini E., 2019. Nouvelles questions de recherche en bioéconomie, NSS, 27, 4, 433-437, https://doi.org/10.1051/nss/2020003.
© F.-D. Vivien, Hosted by EDP Sciences, 2020
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