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Nat. Sci. Soc.
Volume 25, Number 4, October-December 2017
Dossier « Des recherches participatives dans la production des savoirs liés à l’environnement »
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Page(s) | 336 - 346 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2018012 | |
Published online | 26 March 2018 |
Dossier : Des recherches participatives dans la production des savoirs liés à l’environnement – La sélection participative à l’épreuve du changement d’échelle. À propos d’une collaboration entre paysans sélectionneurs et généticiens de terrain★
Participatory plant breeding and scale issues. On a collaboration between farmer plant breeders and field geneticists
1
Anthropologie sociale, CNRS, UMR7206 Éco-anthropologie et ethnobiologie,
Paris, France
2
Réseau Semences Paysannes,
Aiguillon, France
3
Génétique des populations, Inra, UMR GQE – Le Moulon (Inra, Université Paris-Sud, CNRS, AgroParisTech, Université Paris-Saclay),
Gif-sur-Yvette, France
4
Amélioration des plantes, Institut technique de l’agriculture biologique,
Paris, France
5
Génétique des populations, Cirad, UMR1334 Agap (Cirad, Inra, Montpellier SupAgro, Université de Montpellier),
Montpellier, France
* Auteur correspondant: elise.demeulenaere@mnhn.fr
Reçu :
23
Juin
2017
Accepté :
7
Décembre
2017
Dans les années 2000, des agriculteurs désireux de cultiver des blés correspondant à leurs besoins et soucieux d’affirmer leur autonomie vis-à-vis de l’industrie semencière, ont entrepris de relancer la sélection paysanne à la ferme. Des collaborations ont été tissées avec des généticiens de l’Inra, et se sont progressivement développées dans le cadre de projets financés. Or les financements de recherche impliquent une formalisation des partenariats, des engagements en termes de résultats académiques et une augmentation significative de la taille des projets. Dans ce nouveau contexte, comment préserver les valeurs d’émancipation paysanne et de justice cognitive sur lesquelles la collaboration paysans-chercheurs s’est originellement construite ? Cet article aborde la façon dont ce défi se pose concrètement aux acteurs de ces projets, et les précautions qu’ils mettent en œuvre pour y faire face.
Abstract
In the 2000s, a handful of farmers in France undertook to revive a practice fallen into disuse during agricultural modernization, i.e. on-farm plant breeding. Their motives were both to grow wheat varieties meeting their needs and to assert their independence towards the seed industry. Informal collaborations were woven with geneticists from the French institute for agronomic research (INRA), and developed further within the framework of funded projects. The foundations of a “decentralized participatory plant breeding” were then laid, both on a genetic rationale (breeding directly in the environments where the plants are to be grown) and on strong ethical principles (organizing non-hierarchical relations to let farmers question researchers’ assumptions). However, research funding involves a formalization of partnerships, commitments in terms of academic deliverables, and a significant increase in the size of projects. In this new context, how are the objectives of farmers’ empowerment and the values of cognitive justice on which the collaboration between farmers and researchers was originally built to be preserved? This article describes how this issue is actually tackled by the participants in these projects. We focus in particular on the debates raised by the creation of a database, and on the tensions it generates between centralization and decentralization. We also present the challenges raised by the dramatic increase in the number of participants, which risks to reproduce a division of tasks between researchers, farmers, and the people coordinating at a local level.
Mots clés : agriculture / recherche / semences paysannes / sélection participative / changement d’échelles
Key words: agriculture / seeds / farmers’ movement / participatory plant breeding / scaling-up
Voir dans ce numéro les autres contributions au dossier « Des recherches participatives dans la production des savoirs liés à l’environnement ».
© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2018
Face à la foisonnante diversité des projets rangés sous le label « recherche participative », les analyses distinguent classiquement, comme cela est rappelé dans l’introduction de ce dossier, « des dispositifs académiques relativement centralisés et ordonnateurs et des réseaux collaboratifs en émergence, multipolaires, très décentralisés et non hiérarchisés ». Cette polarisation en recoupe une autre, relative à la finalité des projets : la première catégorie viserait à rendre plus efficace la production de données scientifiques ; la deuxième chercherait à accroître la capacité d’agir des publics ciblés à travers leur participation (Dietz et Stern, 2008, p. 46-51 ; voir également Quet, 20141). Dans le monde agricole, les initiatives de paysans-boulangers français pour réhabiliter la sélection du blé à la ferme illustrent parfaitement la deuxième option. C’est du moins ainsi que nous l’analysions dans un article paru en 2007 (Bonneuil et Demeulenaere, 2007), et c’est ainsi que le mouvement pour les « semences paysannes » qui leur a servi de creuset a été érigé en exemple (Storup et al., 2013).
Au début des années 2000, il existait déjà des projets de sélection participative en France grâce à un programme du Comité interne pour l’agriculture biologique (CIAB) de l’Inra visant à répondre aux besoins variétaux non satisfaits de la bio (Desclaux et al., 2009 ; Chable et Berthellot, 2006). La collaboration entre paysans et chercheurs dont nous allons parler a ceci de singulier qu’elle est à l’initiative d’agriculteurs. Ce sont en effet quelques paysans-boulangers qui au départ ont exprimé le désir d’expérimenter des croisements entre variétés anciennes de blé. Ce sont eux qui ont fixé leurs objectifs (obtenir des variétés populations adaptées à leur terroir, sélectionner en tenant compte des qualités organoleptiques des blés) et imposé leurs critères (brillance des blés…), rompant avec l’horizon classiquement posé par les sélectionneurs d’obtenir une variété stabilisée. Enfin, ces producteurs participaient au Réseau Semences Paysannes, association travaillant à réhabiliter la sélection variétale à la ferme et dont les visées, au-delà des aspects agronomiques, sont explicitement politiques. Parmi celles-ci figure l’objectif d’autonomiser les agriculteurs de toute forme de dépendance vis-à-vis de l’industrie semencière et de les émanciper de l’hégémonie de la culture technoscientifique qui domine la recherche agronomique à l’Inra depuis 50 ans (Demeulenaere, 2013). Bien qu’ils ne soient pas nécessairement formulés en ces termes, il y avait dans la réappropriation paysanne des semences des enjeux d’encapacitation (empowerment) des agriculteurs ainsi que des revendications de « justice cognitive », c’est-à-dire le désir de reconnaissance d’une pluralité de systèmes de savoirs2 (Visvanathan, 2005, p. 92 ; Santos, 2011 ; Coolsaet, 2016).
Depuis 2007, la sélection participative dans le Réseau Semences Paysannes s’est considérablement développée, au point qu’elle semble entrée dans un nouvel âge. Après plusieurs tentatives infructueuses, elle a en effet rencontré un certain succès auprès de financeurs − régionaux, nationaux et européens. Or, ces financements supposent une formalisation des collaborations, impliquent des engagements en termes de résultats académiques ainsi qu’une augmentation significative de la taille des projets. Dans ce nouveau contexte, comment préserver les valeurs d’émancipation paysanne et de justice cognitive sur lesquelles cette sélection participative buissonnière (au sens où elle a émergé des propositions de paysans, en dehors de tout cadre institutionnel) s’est implicitement construite ? Comment prendre de l’ampleur, comment se structurer sans perdre l’esprit qui animait les pionniers ? Un tel défi est transversal à toute alternative amenée à se développer. Il s’est exprimé à travers les débats sur la conventionnalisation de l’agriculture biologique ou dans le domaine des systèmes alimentaires en circuits courts (Le Velly et al., 2016). Cet article propose de traiter de la façon dont il se pose concrètement aux acteurs de ces projets et des précautions qu’ils ont envisagées pour y faire face. Au préalable, il nous faut livrer quelques éléments sur le processus de production de l’article, lequel est indissociable du sujet traité, en l’occurrence les conditions de la recherche collaborative.
Corpus étudié, méthode d’analyse et réflexivité
Cet article rassemble parmi ses auteurs des agriculteurs, des animateurs de collectifs membres du Réseau Semences Paysannes3, des généticiens de l’Inra (techniciens, doctorants et chercheurs statutaires) de l’équipe « Diversité, évolution et adaptation des populations » (DEAP) au Moulon4 et leurs partenaires de recherche réguliers, et une anthropologue. Tous à l’exception de l’anthropologue sont membres du groupe « Sélection participative céréales à paille » qui se réunit deux fois par an pour discuter des résultats et des orientations des programmes de sélection participative autour du blé. L’anthropologue est partenaire de longue date du Réseau Semences Paysannes et de l’équipe du Moulon. Depuis 2005, elle s’intéresse à la construction des savoirs sur les plantes et à la sélection au sein des mouvements pour la réappropriation paysanne des semences, et s’est par ce biais penchée sur les apprentissages collectifs entre chercheurs et agriculteurs (Demeulenaere, 2009).
« Paysans », « animateurs », « chercheurs »… nous reprenons là les termes classiquement utilisés au sein de ce collectif hétérogène. Si ces catégories ont une fonction heuristique et opératoire, elles ne renvoient pas à des identités supposées fixes ou cloisonnées. Plusieurs personnes dans le collectif ont en effet des casquettes multiples ou des parcours hybrides. Citons le cas de Camille Vindras-Fouillet, chargée de mission de l’Institut technique de l’agriculture biologique (Itab) sur les dossiers « biodiversité cultivée » et « analyse sensorielle », qui avant cet emploi salarié a réalisé une thèse Cifre en partenariat entre l’Inra et l’Itab sur la qualité sensorielle des produits issus de sélection participative (cas du blé et du brocoli). Mentionnons également la trajectoire originale de Pierre Rivière, généticien de formation, qui a réalisé une thèse dans l’équipe DEAP sur le développement et l’analyse d’un projet de sélection participative, et est devenu depuis salarié du Réseau Semences Paysannes sur un poste d’animation autour de la « sélection collaborative ».
Dans leurs thèses respectives, Rivière et Vindras-Fouillet ont chacun écrit un chapitre décrivant les étapes par lesquelles leur recherche-action est passée, et, encouragés par les chercheurs en sciences sociales impliqués dans leur comité de thèse, ils y ont esquissé un retour réflexif sur la démarche (Rivière, 2014, chapitre 4 ; Vindras-Fouillet, 2014, chapitre 4). Cet article reprend des éléments de ces chapitres. L’analyse s’est enrichie d’observations ethnographiques recueillies à l’occasion d’événements organisés par le Réseau Semences Paysannes durant lesquels les programmes de sélection participative ont été présentés.
Les orientations de cet article ont été discutées à deux reprises à l’occasion de réunions du groupe « Sélection participative céréales à paille » (8 septembre 2016 et 28 février-1er mars 2017). Les échanges ont permis de restituer avec précision la chronologie de la sélection participative dans le groupe blé du Réseau Semences Paysannes et de développer un regard réflexif, produit par les acteurs mêmes du projet et la chercheuse en sciences sociales. La posture de recherche adoptée par l’anthropologue avec ce collectif se place en miroir de celle des généticiens avec les agriculteurs : elle vise à rompre avec une position de surplomb, et ce, à tous les stades de la recherche − de l’ethnographie (mais cela va sans dire puisque l’ethnographe doit toujours négocier sa place sur le terrain) jusqu’à l’analyse − pour promouvoir une production négociée de sens (Kilani, 1994). Longtemps, cette démarche dialogique a été rejetée par le monde scientifique au motif que le chercheur sacrifiait à sa liberté académique et à la neutralité. Mais les termes de ce débat qui oppose engagement aux côtés des communautés étudiées versus distance analytique nous paraissent éculés. Le courant de l’« anthropologie du contemporain » prend acte de la proximité des chercheurs avec le monde qu’ils étudient et remet en question le régime d’extraterritorialité de la recherche (Agier, 2013). Ce qui a parfois été disqualifié sous le terme d’« embarquement » du chercheur peut dès lors être reformulé sous l’angle politique de la liberté et de l’autonomie des individus et des collectifs sur lesquels l’anthropologue se penche (Dubey, 2013).
Pour ce qui concerne l’angle d’analyse, l’anthropologue a proposé dans un premier temps d’aborder les « frictions créatives » au sein du collectif, c’est-à-dire les difficultés rencontrées chemin faisant entre parties prenantes et la façon dont ces difficultés ont été à l’origine de pratiques, questions ou configurations nouvelles (Tsing, 2005). L’intention était de sortir d’une vision enchantée de la « coproduction des savoirs » − nouvelle injonction dans le champ des rapports « science-société » qui tend à considérer qu’il suffit de mettre des chercheurs et des acteurs de la société civile autour d’une table pour provoquer des déplacements épistémologiques et axiologiques – et de mieux rendre compte de la difficulté de pratiquer la recherche participative, du travail qu’il faut déployer pour trouver des accords au-delà des différences et des différends. Cette proposition a fait débat. Certains ont considéré que le concept était intéressant car il permettait de rendre pleinement compte des altérités impliquées dans le collectif − paysans, animateurs, généticiens, ethnologue… D’autres ont au contraire jugé que le terme « friction » avait une connotation trop négative et ont craint que cet angle d’analyse ne dévoile des éléments intimes de la vie du groupe. Il a alors été décidé de réorienter l’analyse vers les épreuves que le collectif rencontre alors que son effectif augmente. Ce préambule méthodologique et réflexif étant fait, nous pouvons exposer plus avant la trajectoire de ce projet de recherche participative, de sa genèse dans les années 2000 à ses transformations récentes, avant d’aborder les enjeux actuels liés à son essor rapide.
Genèse de la « sélection collaborative et décentralisée » : des premiers croisements à la ferme par un paysan-boulanger aux programmes de recherche en partenariat
2003-2008 : une sélection paysanne buissonnière
L’émergence d’une sélection paysanne « buissonnière5 » n’est pas séparable de la dynamique impulsée par la création du Réseau Semences Paysannes. L’acte fondateur de ce mouvement est un événement organisé en février 2003 à Auzeville, dans la banlieue de Toulouse. Convoquées par la Confédération paysanne et plusieurs associations de défense de l’agriculture biologique ou biodynamique, ces « premières rencontres Semences paysannes » rassemblent des agriculteurs de toute la France identifiés pour leurs pratiques semencières originales (multiplication des semences à la ferme, mais aussi collections de variétés régionales, mélanges de variétés, essais d’adaptation de variétés anciennes…). Des chercheurs sont également invités, parmi lesquels Isabelle Goldringer de l’Inra du Moulon, connue pour ses expérimentations sur la gestion dynamique des populations de blé. Les ateliers s’y tiennent par types de plantes. Le blé rassemble un panel fourni et hétérogène de personnes − paysans-boulangers, paysans-meuniers, collectionneurs de variétés anciennes, généticiens du blé, gestionnaire de la collection de céréales à paille de l’Inra à Clermont… La motivation à échanger sur les blés est suffisamment grande pour que s’ensuivent plusieurs rencontres dans les fermes, autour des collections de variétés anciennes ou de la fabrication du pain − la coprésence des blés catalysant les échanges (Demeulenaere et Bonneuil, 2011). En 2005, des contacts sont établis par I. Goldringer et le Réseau Semences Paysannes avec Salvatore Ceccarelli, chercheur à l’Icarda (International Center for Agricultural Research in the Dry Areas6) et pionnier de la sélection participative (Ceccarelli et al., 2001). Ce chercheur développait en effet depuis une dizaine d’années un programme de sélection sur l’orge en partenariat avec 29 villages et plusieurs dizaines d’agriculteurs, sur près de 10 000 parcelles (Ceccarelli et al., 2000). Son objectif était autant d’augmenter l’adoption des variétés sélectionnées par les paysans, de répondre à des besoins agronomiques diversifiés que de réduire le coût de la recherche. Telle qu’il la mettait en avant, la démarche de Ceccarelli ne se contentait pas de prendre les champs comme des parcelles d’essai à moindre coût ; elle associait les paysans à différents stades, de la définition des critères de sélection à la notation des types en essai, voire dans certains cas au choix des croisements. Le projet d’une visite des expérimentations de l’Icarda en Syrie mûrit. En avril 2006, six paysans, deux animatrices et deux chercheurs français sont du voyage (Bonneuil et Demeulenaere, 2007). Cette expérience est marquante pour nombre d’entre eux, notamment Jean-François Berthellot, paysan-boulanger dans le Lot-et-Garonne, qui témoigne : « Dès que je suis rentré, je me suis dit que puisque d’autres l’avaient fait de l’autre côté du monde, on allait essayer de le faire et on verrait comment ça serait accueilli et repris ». De retour de ce voyage, il propose à l’équipe de recherche française de démarrer un programme de sélection participative sur le blé tendre. Ils décident de lancer une campagne de croisements entre des blés choisis par Jean-François, parmi les 200 variétés qu’il collectionne sur sa ferme depuis le début des années 2000 (variétés de pays, variétés anciennes, variétés modernes créées pour l’agriculture biologique). Son objectif est alors d’associer les qualités de plusieurs variétés, en particulier la résistance à la verse et la qualité de la farine en boulange artisanale7.
J.-F. Berthellot est accompagné dans ses premiers croisements par I. Goldringer et par Nathalie Galic, technicienne de l’équipe DEAP. Sur sa ferme, elles lui montrent comment réaliser un croisement manuel, un geste technique délicat et fort dépendant des conditions météorologiques8. Mais c’est lui qui choisit les parents à l’origine des nouvelles populations de blé. En 2008, après deux années de multiplication, J.-F. Berthellot sélectionne des bouquets d’épis dans environ 35 populations qui lui semblent les plus prometteuses. Il décide alors avec l’équipe de recherche et l’animateur du groupe blé du Réseau Semences Paysannes de proposer à d’autres agriculteurs du réseau de tester sur leur ferme ces populations issues de croisement. Malgré la réticence de certains vis-à-vis de l’opération de croisement, quatorze se portent volontaires. Solidaires de cette première expérience de sélection paysanne, ils espèrent développer à terme des variétés de blé mieux adaptées à leurs modes de culture (proches de l’agriculture biologique) et à leurs exigences en termes de qualité du pain.
La répartition de ces populations issues de croisements dans un réseau de 14 fermes est le point de départ d’un programme de recherche visant à évaluer les caractéristiques et les qualités de ces populations de blé (Dawson et al., 2011). On parlera dès lors de « sélection participative ». Contrairement à un programme de sélection conventionnel, les populations évaluées sont issues des croisements choisis par un paysan ; de plus, elles sont testées dans les conditions réelles des fermes, et non dans les environnements standardisés des stations agronomiques.
À partir de 2008, l’inscription dans des programmes de recherche financés
À l’automne 2008, une post-doctorante (Julie Dawson) est recrutée pour deux ans sur ce projet, ce qui permet de démarrer le suivi systématique des populations sur les fermes et d’accroître l’effort méthodologique sur les dispositifs et les analyses des données. Jusque-là, les activités autour de la sélection étaient financées en marge de contrats de recherche qui affichaient d’autres objectifs9. La collaboration prend une autre dimension avec le projet européen Solibam10 dans lequel un volet est dédié spécifiquement à la sélection participative en blé tendre en France. S’y ajoute le financement par le programme Dim Astréa11 de la région Île-de-France d’une thèse sous la direction de I. Goldringer réalisée par P. Rivière, consacrée au développement, au suivi et à l’analyse d’un projet de sélection participative en blé tendre (2010-2013).
L’implication de doctorants et la formulation d’attendus scientifiques sur le thème de la sélection participative changent la donne. En effet, les crédits et les carrières des chercheurs, qu’ils soient jeunes ou seniors, dépendent en grande partie de la production de résultats valorisables dans l’univers académique (publications dans des revues à comité de lecture, communications orales dans des conférences internationales…). De plus, les projets européens sont relativement exigeants en termes de respect des engagements scientifiques pris (sous la forme de « livrables »). Les scientifiques doivent dès lors développer une recherche qui s’inscrit dans les débats de leur discipline − la génétique12 – et qui répond aux standards académiques. Ce n’est pas une mince affaire quand le programme annoncé propose de bousculer la « science normale » − ces routines de la recherche ancrées dans un paradigme établi (Kuhn, 1972). Ici, en l’occurrence, le programme annoncé rompt avec les pratiques de la sélection agronomique classique et adopte les principes de la sélection participative développée de façon pionnière dans l’équipe de S. Ceccarelli (Ceccarelli et Grando, 2007). Un des points critiques réside dans la mise en place d’une évaluation des populations qui respecte les règles de robustesse des tests statistiques malgré les contraintes inédites posées par les essais dans les fermes. Ces contraintes s’expriment notamment par le fait que les paysans souhaitent utiliser leurs parcelles dédiées à l’expérimentation (en nombre limité, entre 10 et 50 selon les cas) pour observer un maximum de variétés, et si possible sans avoir à s’encombrer de celles qui ne les intéressent pas. Cela les conduit à contester le dispositif des « blocs complets répétés » classiquement mis en place en station expérimentale. Mais ce rejet des répétitions (également motivé chez certains par un refus de se conformer à un protocole emblématique de l’agriculture industrielle) menace la robustesse des analyses statistiques menées par les scientifiques, du moins s’ils s’en tiennent aux traitements statistiques habituellement utilisés13. Pour contourner cette difficulté, un compromis est trouvé après deux ans de tâtonnements et de discussions. Il repose sur la répétition de seulement quelques variétés témoins et au recours (inédit en agronomie) à des analyses statistiques relevant d’approches bayésiennes14 (Rivière et al., 2015). Prenant acte de différentiels d’investissement de la part des agriculteurs, une distinction est introduite entre des fermes plus actives dites « régionales », dans lesquelles le protocole impose la répétition de quatre variétés, et d’autres dites « satellites », avec une seule variété répétée. Dans les deux cas, les agriculteurs peuvent choisir librement, parmi la large palette des variétés retenues pour cette évaluation collective, le reste des variétés mises à l’essai sur leur ferme.
Le temps de la formulation/formalisation de la « sélection collaborative et décentralisée »
Cette période de mise en place du projet est aussi celle de l’énonciation par ses acteurs des principes d’une « sélection collaborative et décentralisée », ouvertement inspirée du « participatory plant breeding » de Ceccarelli (Ceccarelli et Grando, 2007) tout en revendiquant ses spécificités. Cela passe par l’ouverture de plusieurs espaces de discussion entre chercheurs et agriculteurs (réunions régulières des participants aux programmes, aux champs et en salle ; séminaires extraordinaires…).
À l’occasion d’un séminaire de partage et de réflexion autour d’expériences de sélection participative15, le débat se porte sur la dénomination du travail collectif effectué. Est-ce seulement de la « sélection » ? N’est-il pas trop restrictif ? Ne faudrait-il pas parler plus largement de « recherche » ? Ce même séminaire fait émerger les contradictions entre une envie de laisser le protocole toujours ouvert et le besoin de sécuriser le planning de travail des doctorants. On souligne également la difficulté de concilier différentes temporalités : celle de l’établissement de relations de confiance et celle (plus courte) des contrats de recherche. Le tuilage des contrats assure certes une relative pérennité des financements, mais il présente l’inconvénient de multiplier des contrats à durée déterminée, d’où un turn-over important des personnes, peu propice à la continuité des relations personnelles (Brac de la Perrière et al., 2011).
Une discussion, toujours pas close à l’heure actuelle, s’ouvre également autour du terme « participatif ». Pour beaucoup d’agriculteurs, le terme est condescendant. Paradoxalement, il induit une vision de la recherche centrée sur le laboratoire puisqu’il suggère que ce sont les scientifiques qui consentent à faire « participer » les agriculteurs. Le qualificatif « collaboratif » − jugé plus symétrique – est proposé comme alternative. Le terme « décentralisé » apparaît également puisque « les stratégies reposant sur la décentralisation du processus de sélection sont souvent associées à la mise en œuvre d’une sélection participative » (Goldringer et al., 2012, p. 155). I. Goldringer entend les réserves sur le terme « participatif », mais assume la part stratégique du syntagme « sélection participative » : mot-clé répertorié dans les bases de référencement, son emploi dans un article scientifique garantit une meilleure visibilité des recherches auprès de la communauté scientifique rassemblée autour de ce label. L’expression « sélection paysanne et participative » résulte d’un compromis entre volonté des paysans-boulangers de ne pas être réduits au simple rôle de participants et besoin des chercheurs de voir leurs travaux identifiés à un champ académique déjà constitué16. Plusieurs publications à vocation programmatique voient alors le jour. Elles insistent sur les principes éthiques à l’origine du projet : la dimension horizontale des relations entre acteurs du monde agricole et scientifiques ; le caractère décentralisé de la prise de décision ; l’encapacitation des agriculteurs (Dawson et al., 2011 ; Goldringer et al., 2012).
La sélection collaborative et décentralisée à l’épreuve du changement d’échelle
Réduction de l’expérience, asymétries d’information : résistances et questionnements autour de la centralisation des données
Très tôt dans leurs recherches sur les semences paysannes, les généticiens font face au besoin d’organiser les données récoltées. La première thèse réalisée dans l’équipe DEAP sur les dimensions génétiques de la gestion à la ferme des variétés se confronte à la nécessité de gérer une masse importante d’informations relatives à l’histoire et à la circulation des semences dans le réseau d’agriculteurs. L’idée d’un outil dédié à la gestion de cet ensemble complexe de données mûrit alors (Thomas, 2011). Le programme de sélection participative en accroît le besoin. Yannick de Oliveira, bioinformaticien à l’Inra du Moulon, est alors missionné pour programmer en concertation étroite avec l’équipe DEAP la structure d’une base de données ad hoc.
Par souci de transparence, le projet de base de données est présenté par l’équipe DEAP à la « réunion semis » de septembre 201117. Une deuxième présentation se tient à l’assemblée générale du Réseau Semences Paysannes, en décembre 2011. Au cours des discussions qui s’ensuivent, des agriculteurs expriment des réticences à voir des données les concernant stockées sur un serveur de l’Inra. La crainte d’une centralisation de telles données personnelles est redoublée par le fait que les acteurs du Réseau Semences Paysannes agissent dans une relative insécurité juridique18. Pour eux, une telle base de données présente le risque de mettre à plat les échanges de semences entre agriculteurs, avec de surcroît une asymétrie dans l’accès à l’information, favorable aux chercheurs. Le projet de ce dispositif panoptique19 entre en tension avec le souhait de nombreux paysans d’expérimenter en toute discrétion, sans rendre de compte ni chercher la visibilité. Ils désapprouvent également ce mode de représentation parce que selon eux, leur engagement pratique et perceptif avec les plantes au sein d’un collectif humain ne peut se réduire à une cartographie des flux de gènes dans un réseau. À l’inverse, des animateurs d’associations membres du Réseau, souvent sollicités par leurs adhérents pour savoir où trouver telle ou telle variété, expriment qu’un tel outil peut leur être utile pour organiser les informations dans leur collectif. L’intérêt des animateurs lève dès lors les réserves selon lesquelles la base de données risquerait de faire l’objet d’un usage monopolistique et centralisé par les chercheurs.
Confortés par ces discussions, l’équipe de recherche et le collègue bioinformaticien se lancent plus avant dans le développement de la structure de la base avec pour objectif d’en faire un outil générique répondant aux besoins de gestion des données tant des généticiens que des associations20. L’idée est en effet de rendre l’outil accessible aux collectifs locaux afin d’obtenir in fine une base de données polycentrique gérée par de multiples acteurs et non un seul et unique « centre de calcul » confiné au laboratoire. Il est acté que pour des raisons pratiques, l’administration et la gestion des bases régionales seront déléguées aux animateurs des associations, mais que tous les paysans qui en feront la demande pourront y avoir accès. La gestion de l’information rompt ainsi avec le modèle panoptique pour s’organiser plutôt autour d’une combinaison de petits systèmes holoptiques21.
À ce jour, la base de données n’est pas encore « sortie » du laboratoire. Avant toute diffusion, plusieurs étapes doivent être franchies. Il faut tout d’abord stabiliser la première version du logiciel ; s’accorder sur des règles d’usage des données22 ; former les animateurs pour que l’appropriation soit effective (les premières formations ont eu lieu au printemps 2017). Les éléments pour la diffusion du logiciel dans les associations sont presque tous en place, mais d’ores et déjà, les animateurs s’attendent à ce que de nombreux agriculteurs ne renseignent pas leurs échanges dans la base : la réticence à tout enregistrer, consigner, cartographier risque de l’emporter sur le besoin d’objectiver les circulations de semences dans le collectif. Finalement, en dépit des efforts pour désamorcer les questions politiques d’accès asymétriques à l’outil et aux informations qu’il contient, c’est peut-être dans les faits l’anoptisme qui primera. Ce principe célébré par certains collectifs dans le monde numérique fait le deuil du pouvoir de totalisation des représentations modélisées et reconnaît leur incomplétude fondamentale23.
Désinvestissement des agriculteurs, retour de la division du travail : les défis de l’augmentation de la taille du groupe
Le collectif mobilisé autour de la sélection collaborative et décentralisée se trouve confronté à un autre défi : l’augmentation rapide de ses effectifs. Le groupe a presque triplé en 4 ans et l’érosion de l’implication des participants est un sujet de préoccupation récurrent pour les animateurs du programme.
Lors d’une réunion de partage des résultats à laquelle les paysans sont particulièrement peu nombreux en février 2017, une discussion s’ouvre sur les raisons de leur faible mobilisation. Il en ressort que les agriculteurs ont peu de visibilité sur leur disponibilité en période de travaux aux champs. L’un d’eux explique que même en hiver, alors même qu’il a plus de temps, il rechigne de plus en plus à venir car il se retrouve régulièrement en minorité par rapport aux chercheurs et aux animateurs. Or, à ses yeux, ce qui met du sel dans ces réunions, c’est aussi de pouvoir échanger avec ses pairs. Un autre, pionnier dans le projet, fait remarquer que lorsqu’il se déplace dans d’autres régions que la sienne, il lui arrive de passer à quelques dizaines de kilomètres d’un collègue sans le savoir. Cela ne se serait pas produit autrefois. Il déplore qu’« on ne se connai[sse] plus entre agriculteurs ». Les animateurs, de leur côté, soulignent la difficulté à comprendre en direct les résultats scientifiques. Pour faciliter le travail d’appropriation et de discussion critique, ils proposent comme piste d’organiser des restitutions en région, au sein des associations ou collectifs locaux qu’ils ont pour mission d’animer. Selon eux, ce serait d’autant plus nécessaire que tous les agriculteurs ne peuvent pas venir aux réunions du groupe blé (souvent à Paris). Quelqu’un suggère de former les animateurs à leur nouvelle mission de diffusion de l’information. Mais alors que cette discussion se déroule, se dessine la reproduction spontanée (et paradoxale) d’une division hiérarchique du travail entre producteurs, diffuseurs et destinataires du savoir que ce projet de sélection collaborative visait précisément à effacer. Les remarques cumulées des agriculteurs et des animateurs font alors émerger l’idée de revenir à des tournées régionales des fermes, comme cela avait été fait aux débuts du Réseau Semences Paysannes, en 2006 et en 2007, à l’époque où s’était créée la forte cohésion du « groupe blé ». Cela permettrait de recréer de l’interconnaissance entre agriculteurs et d’organiser des restitutions de travaux scientifiques in situ, dans un cadre plus propice aux observations situées et aux échanges informels.
Plus préoccupant que la désertion des réunions apparaît le fait que les nouveaux dans la démarche ne saisissent pas l’implication critique que requiert la participation au programme de recherche. La généticienne relate le type d’incompréhension qui peut se produire : « Quand on a présenté notre travail en Alsace [devant des agriculteurs extérieurs au groupe Sélection participative], des gens sont venus me voir pour me demander : “Mais alors, comment on a accès à votre catalogue ?” » − regrettant une logique consumériste aux antipodes de la discussion critique entre paysans et chercheurs qu’elle voudrait impulser. Elle enchaîne, avec une autre anecdote : « On est allées faire une réunion avec Emma [doctorante de l’équipe DEAP recrutée en 2015] avec le Groupement des agriculteurs bio (Gab) Île-de-France. Ils sont repartis avec l’idée que l’Inra allait faire des essais chez eux ».
La rédaction d’une charte, évoquée dès 2012, s’avère une piste féconde pour répondre au problème posé par l’agrégation de nouveaux venus peu au courant de l’histoire du projet. Elle offre en effet un espace pour clarifier les orientations et les valeurs fondatrices des pionniers. Par exemple, un des articles de cette charte actuellement en discussion explicite d’ores et déjà l’objectif de « construire de nouvelles relations horizontales entre les équipes de recherche, et les collectifs de paysans et de jardiniers. Cette co-construction vise une prise en compte réelle des savoirs paysans et un recul nécessaire vis-à-vis des résultats scientifiques ». À cet égard, la charte, de même que le règlement interne évoqué précédemment, peut être interprétée comme un « investissement de forme » (Thévenot, 2006) qui permet de stabiliser un socle commun de règles et de valeurs à un moment où le groupe passe d’un régime de familiarité − où tout le monde se connaît et se fréquente personnellement – à un régime du plan, où les individus s’agrègent à un projet sur la base de liens faibles. Cette formalisation des règles et des normes contribue à une institutionnalisation du collectif au sens d’Ostrom (Ostrom et Basurto, 2013).
Conclusion
La trajectoire de la « sélection collaborative et décentralisée » en France invite à réinterroger la pertinence de typologies statiques des projets de recherche participative. Les « réseaux collaboratifs en émergence, multipolaires, très décentralisés et non hiérarchisés » peuvent tout à fait se muer en « dispositifs académiques relativement centralisés et ordonnateurs » au fur et à mesure qu’ils se développent et se structurent. Dans le cas décrit ici, les pionniers, qu’ils soient paysans ou généticiens, sont fortement attachés aux valeurs fondatrices d’émancipation paysanne et de critique de la science et déploient une vigilance permanente pour qu’elles ne se dissolvent pas dans la structuration formelle du projet. La réflexivité de ces personnes présentes dès l’origine, leur souci de transmission sont-ils suffisants pour assurer la continuation du projet ? L’enjeu pour eux est de ne pas se contenter des mots d’ordre désormais consensuels et institués de « co-construction », « participation » et dialogue « sciences-société », mais d’adopter un fonctionnement qui laisse toute sa place au dissensus et à l’altérité des points de vue dans la production du savoir. L’exercice n’est pas simple puisque l’esprit de subversion ne se fixe pas dans des procédures préétablies et génériques. Au contraire, il suppose un fonctionnement adaptatif, qui permet d’ajuster les formes de collaboration chemin faisant.
À défaut de pouvoir fixer d’avance toutes les modalités de la participation, les efforts se concentrent sur l’énonciation de principes généraux dans une charte et sur l’ouverture permanente d’espaces de discussion qui favorisent un dialogue continu entre paysans et chercheurs, quitte à revoir les formats des rencontres s’ils s’avèrent inadaptés. La collaboration perd certes en rapidité et en efficacité − du moins pour ce qui concerne le travail proprement génétique – mais gagne en cohérence et en longévité. La nature des connaissances et des innovations produites quitte alors le seul terrain génétique et une partie de la valorisation peut porter sur les apprentissages méthodologiques (articles sur l’importation des statistiques bayésiennes dans le monde de la sélection agronomique ; chapitres de thèse sur les collaborations paysans-chercheurs).
Si l’esprit des pionniers parvient tant bien que mal à se perpétuer dans les nouveaux avatars du projet, en serait-il autant si ce dernier gagnait encore en ampleur ? Avec la croissance en taille du collectif, la tendance spontanée est à une structuration qui recrée une division des tâches et qui réinstitue des « centres de calcul » (Latour, 1991), ce contre quoi les pionniers de cette sélection décentralisée s’érigeaient précisément. Il y aurait donc une taille limite aux projets de recherche participative, du moins ceux qui placent en leur cœur le dialogue critique entre chercheurs et non-chercheurs. Ces réflexions rejoignent celles développées par Olivier Rey (2014). Dans Une question de taille, le mathématicien et philosophe part de multiples exemples issus de l’histoire naturelle pour poser que les propriétés des objets sont intrinsèquement corrélées à leur taille. L’anatomie comparée nous enseigne en effet que les éléphants, ou les insectes, n’ont la morphologie qu’ils ont que parce qu’ils ont la taille qu’ils ont. Il serait aussi absurde pour un spécialiste en anatomie comparée d’imaginer un éléphant de 2 grammes qu’un insecte de plusieurs tonnes. L’auteur décline sa thèse dans le domaine de la philosophie politique, constatant que les propriétés des organisations sociales ne se conservent pas par isomorphie avec leur changement en taille, ce qui implique que des modèles de démocratie pensés pour des sociétés de petite taille ne sont plus adaptés pour des sociétés de plusieurs millions de personnes. Ils ne sont pas transposables à grande échelle − l’anthropologue Anna Tsing (2012) les qualifierait de nonscalable. Le sociologue Roberto Michels (2015) développait en 1911 une réflexion similaire sur l’évolution des partis politiques populaires dans lesquels l’idéal d’émancipation de la classe ouvrière entrait en tension au fur et à mesure que l’organisation grossissait, avec la division des tâches et l’installation d’une oligarchie. Il en concluait que la démocratie dans les partis n’était jamais acquise et devait être considérée comme un bien toujours à défendre.
L’ensemble de ces éléments interroge du coup la stratégie du scaling-up qui a longtemps prévalu dans les instances internationales telles la FAO. Caractéristique de l’idéologie du développement et de la modernisation (Tsing, 2012), cette stratégie promeut la transformation des sociétés par l’application à grande échelle des initiatives locales couronnées de succès. On la retrouve par exemple dans les appels à projets européens Horizon 2020, qui financent certains des projets discutés ci-dessus. Au-delà des institutions officielles, elle imprègne les modèles sociologiques de l’innovation sociotechnique qui ont largement inspiré les chercheurs intellectuellement engagés dans la transition agroécologique24.
À la lumière de notre article, il apparaît que la recherche participative n’échappe pas à ces questions de taille. Cette idée est corroborée par les corrélations négatives constatées entre niveau de la participation et échelle des projets (Giroux, 2011, citée dans Bœuf et al., 2012 ; Haklay, 2015). Si l’enjeu de ces recherches est de développer des formats émancipateurs de production des connaissances, alors mieux vaut privilégier l’essaimage d’initiatives − le scaling-out (Méndez et al., 2015) – plutôt que le déploiement de projets à grande échelle, qui semblent inéluctablement produire une division hiérarchique du travail.
Remerciements
Merci à Élise Tancoigne ainsi qu’aux membres du Work Package 4 « Recompositions des savoirs » du projet ANR-15-CE21-0006 « Institutionnalisation des agroécologies » (IDAE) pour les échanges durant la rédaction de cet article.
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Pour d’autres typologies sur les sciences participatives, voir la synthèse proposée dans le rapport Houllier (Houllier et Merilhou-Goudard, 2016) ou Strasser et al., 2017.
Les savoirs sont ici entendus comme non séparables des formes de subsistance et des modes de vie qui les supportent (Visvanathan, 2005, p. 92).
Le Réseau Semences Paysannes est une association loi 1901 dont les membres sont en majorité des collectifs. Les adhésions individuelles sont exceptionnelles. Cette disposition a été prise afin d’éviter d’exposer individuellement des personnes, sachant que les pratiques semencières qu’elles revendiquent sont à la limite de la légalité.
DEAP est l’une des sept équipes de l’unité mixte de recherche « Génétique quantitative et évolution », localisée sur la commune de Gif-sur-Yvette. Les bureaux de l’UMR sont hébergés dans un ancien corps de ferme, la ferme du Moulon, et l’UMR dispose (encore) de parcelles d’expérimentations sur le plateau de Saclay directement attenant.
Le blé étant une espèce majoritairement autogame, les croisements spontanés ne se produisent que de façon marginale, à un taux estimé à 12 % (Goldringer et al., 2001). L’intervention de l’homme permet de cibler et d’accélérer ce processus de brassage des génotypes et de recombinaison des caractères.
Projet « Développement de pratiques paysannes de gestion et sélection des variétés de blé pour du pain bio de qualité en région Île-de-France » (2007-2012) financé par le programme « Partenariats, institutions, citoyens pour la recherche et l’innovation (Picri) de la région Île-de-France ; projet « PaysBlé : développement d’un réseau régional pour expérimenter, maintenir et promouvoir la diversité cultivée des blés de terroir bretons en agriculture biologique » financé par le programme « Appropriation sociale des sciences » (ASOSC) de la région Bretagne ; projet « Farm Seed Opportunities » (2007-2010) financé par le 7e programme-cadre de la Commission européenne ; financement par l’Inra du post-doctorat « Gestion dynamique à la ferme de populations de blé : contribution au développement de systèmes agricoles durables » (contrat de J. Dawson).
Les chercheurs de l’équipe DEAP sont rattachés au département Génétique et amélioration des plantes, ce qui n’est pas le cas d’autres chercheurs ou ingénieurs de l’Inra impliqués sur des projets de sélection participative, rattachés, eux, au département Science pour l’action et le développement. Ces affiliations déterminent en partie les espaces et disciplines scientifiques dans lesquels les travaux sont valorisés.
Cf. le projet « Reconnaissance sociale et réglementaire de l’innovation variétale par la sélection participative pour les agricultures biologique et paysanne » (Resoriv), financé par le programme « Réseau d’échange et de projets sur le pilotage de la recherche et de l’expertise » (Repère) du ministère de l’Écologie et dirigé par Véronique Chable.
En 2011, les échanges de semences n’étaient autorisés que sous convention de recherche ou d’expérimentation. Depuis la loi dite « Biodiversité » du 8 août 2016, les agriculteurs sont libres d’échanger des semences dans le cadre de l’entraide agricole, à condition qu’elles ne soient pas issues de variétés protégées.
Michel Foucault (1975) s’est inspiré du « panoptique », type d’architecture carcérale imaginé par Jeremy Bentham qui permet à un gardien d’observer chaque prisonnier dans sa cellule sans être vu, pour développer une critique du contrôle social typique de la société disciplinaire.
La base a été intitulée Shinemas, pour Seeds History and Network Management System. Elle permet de gérer plusieurs types d’informations : les lots de semences, les relations entre les lots de semences, les personnes liées aux lots de semences et les données liées aux lots de semences ou aux relations (pour le détail, voir Rivière, 2014).
Le modèle de surveillance dit holoptique a été théorisé par opposition au panoptique développé par Foucault. Tout le monde peut surveiller les autres, de façon ouverte. Le tapis roulant qui délivre les bagages dans les aéroports en est une illustration classique : tous les voyageurs peuvent observer les autres voyageurs récupérer leur valise. Si quelqu’un prend une autre valise que la sienne, il prend le risque de se faire repérer par le propriétaire de la valise en question. C’est la surveillance distribuée qui permet la prévention des vols de bagage.
La rédaction d’un règlement interne est en cours (voir encadré « National group “wheat participatory breeding” » par Alexandre Hyacinthe, dans Demeulenaere, 2018).
Voir à ce sujet le wiki Perspective numérique : http://perspective-numerique.net/wakka.php?wiki=Anoptique.
Voir par exemple l’article programmatique proposé par le groupe interdisciplinaire de recherche en agroécologie du Fonds national pour la recherche scientifique belge (Giraf) : « [Notre approche suppose] la capacité à situer les travaux en agroécologie dans une perspective multi-échelle, capacité à prendre en compte les dimensions institutionnelles et expérimentales du changement (Geels et Schot, 2007). La gestion de la transition suppose de proposer des pistes en matière de gouvernance afin de permettre la montée en généralité des expérimentations sociotechniques de « niches » d’innovation (Wiskerke et Van der Ploeg, 2004) » (Stassart et al., 2012).
Citation de l’article : Demeulenaere É., Rivière P., Hyacinthe A., Baltassat R., Baltazar S., Gascuel J.-S., Lacanette J., Montaz H., Pin S., Ranke O., Serpolay-Besson E., Thomas M., Frank G.V., Vanoverschelde M., Vindras-Fouillet C., Goldringer I., 2017. La sélection participative à l’épreuve du changement d’échelle. À propos d’une collaboration entre paysans sélectionneurs et généticiens de terrain. Nat. Sci. Soc. 25, 4, 336-346.
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