Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 25, 2017
Pour une recherche en appui à l'action publique : leçons de l'expérience du ministère de l'environnement (1990–2016)
Page(s) S60 - S63
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2017031
Published online 15 August 2017

Planification de l'eau et planification urbaine s'articulent-elles vraiment ? En quoi les stratégies des acteurs, les modes de gouvernance ou encore les règles d'élaboration et d'application des outils de planification tels qu'ils existent garantissent-ils ou contribuent-ils à l'intégration des enjeux de l'eau dans la fabrique de la ville ? C'est, en le simplifiant beaucoup le questionnement qui, au départ, a guidé le projet IDEAUX1. Rien ne s'est cependant passé comme prévu : le projet a dévié de sa trajectoire initiale et c'est ce qui lui a permis, si l'on en juge rétrospectivement, de répondre aux objectifs du programme « Eaux et Territoires » qui l'a financé. Il est utile de rappeler cet itinéraire pour en tirer les leçons.

La genèse du projet et ses objectifs initiaux

Lorsqu'en 2008 le bureau d'études Sogreah répond à l'appel à projets de recherche « Eaux et territoires », son objectif est stratégique. Reconnu tant au plan national qu'international pour la qualité de ses ingénieurs, il considère qu'il lui faut continuer à pénétrer le champ des sciences humaines et sociales par une autre voie que celle des études techniques ou réglementaires (élaboration de plans comme les SAGE [schémas d'aménagement et de gestion de l'eau], conception d'ouvrages tels que les digues de protection contre les crues, études d'impacts et dossiers « loi sur l'eau » dans le cadre de projets d'aménagement, etc.)2.

L'appel à projets « Eaux et Territoires » attendait des candidats qu'ils couplent les sciences sociales et les sciences de la vie, tout en combinant d'une part les partenaires publics et privés3, et, d'autre part, les institutions françaises et étrangères – en l'occurrence québécoises4. Rôdé à l'exercice des appels d'offres le département « eau et territoire » de Sogreah a su formuler une réponse conforme aux multiples critères (toujours très en vogue) de l'APR. Aussi, la proposition initiée par le bureau d'études reposait-elle largement sur des partenariats nombreux qu'il restait à construire ou, au mieux, à consolider5.

Un projet perfectible appelé à évoluer

La comparaison était l'un des piliers de l'APR (Goeldner-Gianella et al., 2016), d'où la visée comparative du projet IDEAUX. Ce dernier reposait principalement sur des entretiens réalisés auprès des gestionnaires de l'eau au Québec dans le bassin-versant de la rivière Gatineau, et, en Rhône-Alpes, où les politiques territoriales de l'eau étaient déjà largement déployées, qu'il s'agisse de contrat de rivière ou de schémas d'aménagement et de gestion des eaux. L'objectif était d'identifier les procédures de planification et les modalités de gestion (organisations, compétences, statuts) qui enregistraient les résultats les plus probants. Chacune des organisations espérait tirer du projet des préconisations de nature opérationnelle. Les acteurs publics compétents en aménagement étaient censés être associés à un titre ou à un autre6 aux chercheurs pour la réalisation de la recherche.

D'après la proposition faite en janvier 2008, le projet devait « dresser un bilan de la situation présente et offrir les futurs outils [à même, d'une part] de créer une gestion intégrée des ressources et du territoire à l'échelle du bassin-versant et au-delà, et [d'autre part de] servir de guide pour les autres bassins versants français et québécois ». La proposition était suffisamment générale pour répondre à plusieurs des critères de l'APR tout en étant très ambitieuse au regard notamment de la – faible – durée du projet (2 ans) et de l'implication – très variable – des chercheurs. Sogreah s'était positionné comme « animateur » avant tout, et contributeur au déroulement de la recherche, laissant aux chercheurs la responsabilité de la mise en œuvre d'un projet dont ils n'avaient en réalité pas la paternité. La contribution de ces derniers se limitait pour chacun à quelques paragraphes ; chacun pensant peut-être que l'autre allait s'y investir davantage, faute peut-être aussi de leader bien identifié du côté français ou québécois.

L'architecture du projet était donc perfectible, comme c'est souvent le cas dans les projets de cette nature en raison d'un travail « d'assemblage » (des sites, des partenaires…) peu commode. La proposition n'approfondissait de surcroît ni le dispositif méthodologique de la recherche, ni même ses enjeux théoriques, au prétexte qu'il s'agissait d'un projet à finalité opérationnelle. D'où les réserves du conseil scientifique et du comité d'orientation du programme en place à l'époque7. Le « Plan d'Assurance Qualité » du projet et « l'Accord de Groupement » promis par Sogreah n'étaient pas de nature à rassurer ces instances.8 En fait, le projet de recherche initial soumis par Sogreah était conçu à la manière d'une « étude »9. Il fallait donc répondre aux demandes des deux comités.

À partir de là, après une période de flottement et une réorganisation forcée de l'équipe due au décès de l'un de ses membres, un travail approfondi (et long puisqu'il a duré près d'un an) a été entrepris en vue de mettre au point une proposition susceptible d'obtenir l'agrément des instances du programme. La comparaison entre les sites, qui constituait le fil directeur du projet, y a été maintenue. Par contre, deux modifications de fond y ont été apportées10. La première représente un changement d'option théorique, qui consiste à substituer à une analyse des formes et des outils de spatialisation des politiques publiques une analyse au plus près des processus aménagistes : stratégies des pouvoirs locaux, mode de gouvernance, etc. (une approche décrite notamment par Dubresson et Jaglin, 2005). La seconde porte ni plus ni moins sur l'angle d'attaque même du projet. Elle procède de l'intégration de points de vue ignorés jusque-là dans la problématique : ceux des aménageurs au sens le plus large du terme (maîtres d'ouvrages publics et privés, concepteurs, entreprises du bâtiment et des travaux publics, organismes fonciers). Ce recadrage fut le produit de toute une démarche.

Une clarification par un retour au terrain

Cette démarche a consisté en une vingtaine d'entretiens menée auprès des gestionnaires de bassins versants en Rhône-Alpes et surtout dans le Québec méridional. Elle s'est révélée très instructive. En effet, étant cantonnés par fonction à la rivière et à ses abords, étant de ce fait dans l'incapacité d'influer sur les projets urbains ou même d'en comprendre les ressorts, n'ayant même pas autorité sur la gestion des réseaux tant des eaux usées que de l'eau potable, ils se sont dits prêts à dialoguer, voire même à ferrailler, avec les aménageurs (maîtres d'ouvrages publics et privés, concepteurs, entreprises du bâtiment et des travaux publics, organismes fonciers). Il a donc été décidé de les associer à la recherche. Et cela a eu un rôle décisif dans la réorientation du projet.

Lors d'un atelier organisé par l'équipe de recherche, qui réunissait un panel d'acteurs de l'aménagement en vue de pénétrer cette sphère professionnelle étrangère aux acteurs de l'eau, il a été fait état d'une expérience québécoise réussie : la « renaturation » de la basse rivière Saint-Charles. Cette expérience illustrait le fait qu'un projet opérationnel de renaturation pouvait être réalisé hors de toute planification territoriale11. Moyennant quoi elle a suscité l'intérêt des acteurs français et québécois tant sur le plan pratique que sur le plan de la recherche, les incitant à en tirer les leçons en vue de réorienter le projet.

Plusieurs facteurs expliquent le succès de cette opération spectaculaire (Brun, 2015). Tout d'abord, l'association dans un seul et même projet de territoire de deux démarches a priori distinctes : la première consistait à poursuivre en l'intensifiant la rénovation urbaine de la basse ville de Québec bordant la Saint-Charles ; la seconde visait à améliorer la qualité des eaux et les paysages de cet affluent du Saint-Laurent grâce à des chantiers multiples (modernisation des réseaux d'eau pluviale, destruction des quais bétonnés trente ans plus tôt, etc.) de manière à valoriser les quartiers alentours. En outre, l'examen du processus montre combien se sont révélés déterminants, d'un côté, le rapprochement de fonctionnaires municipaux (ceux chargés de l'urbanisme, de l'eau et des espaces verts) au service du projet, et, d'un autre côté, une fenêtre d'opportunité politique liée aux élections municipales, à l'anniversaire du 400e anniversaire de la ville et aux nouvelles orientations des promoteurs immobiliers de Québec.

Des chercheurs devenus acteurs du changement

L'évocation de cette réussite a suscité l'idée de concevoir ensemble un projet de « renaturation ». Le choix se porta sur un bras de la rivière des Outaouais qui revêtait le double intérêt d'être un cours d'eau pollué et bétonné (qui renvoyait donc une image très négative de ce que sont devenues les petites rivières urbaines au Québec) et, surtout, d'avoir un tracé stratégique pour l'expérience : le cours d'eau ceinture en partie la ville « historique » de Hull dont les élus cherchent sans succès à valoriser le patrimoine culturel et immobilier. La grille d'analyse du processus réussi sur le bassin de la rivière Saint-Charles allait servir à l'équipe de recherche à amorcer sa propre expérimentation. À l'occasion d'un nouvel atelier « aménageurs-chercheurs » en 2010, une grande maquette, conçue à l'issue d'un diagnostic prospectif et participatif, mêlant travail d'enquêtes et de terrain, a été dévoilée aux riverains, aux aménageurs, aux fonctionnaires provinciaux et fédéraux et aux élus locaux qui ont accepté notre invitation (40 personnes au total sur deux journées). Les élus présents ont décidé d'explorer les scénarios d'aménagement durable proposés dans le cadre d'une vaste opération municipale de réaménagement des espaces publics.

Ce projet a depuis échappé à l'équipe de recherche et fait désormais l'objet d'un débat public. La recherche, beaucoup plus participative que ce qui était prévu au départ, a ainsi rapproché gestionnaires locaux et chercheurs tout en déclenchant un débat, désormais alimenté par des études environnementales, techniques et sociales plus poussées sur la manière de valoriser ce centre historique. Cette approche de projet très pragmatique n'a pas encore débouché sur des actions, mais elle a, à son tour, suscité l'intérêt de la direction de l'Eau du Grand Lyon.

Ainsi, IDEAUX trouve-t-il aujourd'hui son prolongement en Rhône-Alpes, où le projet a été conçu12. Depuis quatre ans maintenant, tout un ensemble de démarches comparables y sont expérimentées : mixage entre la réouverture d'un cours d'eau et la déminéralisation de ses berges, restauration d'une rivière13. De façon beaucoup plus générale, le programme « Eaux et territoires » trouve également sa traduction concrète dans des dispositifs innovants comme « Aménag'eau ». En effet le Conseil départemental de Gironde, avec l'aide de l'agence de l'eau Adour-Garonne, a mis en place une mission composée d'ingénieurs et d'urbanistes de la collectivité, ayant pour objectif d'accompagner les porteurs de projets d'aménagement de façon à ce que l'eau – comme dans le cas de la rivière Saint-Charles – ne constitue plus à leurs yeux un problème, mais un élément structurant de leur projet.

Conclusion

Le projet IDEAUX se situe certes dans la « vision utilitariste de la recherche » récemment dénoncée par Bernard Hubert, Jean-Paul Billaud et Franck-Dominique Vivien (2016). Il n'en demeure pas moins que, fût-ce en dérivant de beaucoup par rapport à ses objectifs initiaux (et même grâce à cette dérive), il a finalement répondu aux objectifs du programme « Eaux et territoires » au moment même où de plus en plus de territoires urbains mettent en place des démarches de recherche participatives susceptibles de déboucher sur une évolution des pratiques planificatrices et surtout sur des projets urbains plus « intégrateurs » de l'eau.

En déclenchant un processus expérimental à Québec, puis en prolongeant l'exercice sous une autre forme à Lyon, il a facilité le passage du concept de « renaturation » de la sphère technico-urbanistique à celle des organisations de gestion de l'eau. De façon plus générale, la comparaison des processus d'aménagement à l'œuvre en France et au Québec suggère que l'eau peut, dans certaines conditions, devenir un élément structurant de projets « durables » de territoire.

L'état d'avancement de la planification urbaine ou de l'eau, ou même l'existence d'un organisme de bassin, ne semblent pas influencer de façon déterminante le processus d'aménagement. Le rôle moteur revient bel et bien aux enjeux sociaux ou politiques qui sous-tendent les projets. Si la convocation de la nature fait désormais partie des attendus de la gouvernance urbaine, c'est moins pour respecter des règles environnementales qui lui sont imposées par le haut que pour renforcer la compétitivité des villes. Il revient à la recherche de s'appuyer sur ce constat pour questionner sous un  nouvel angle les relations eaux-territoires. S'il est un enseignement général à tirer du projet IDEAUX, c'est bien celui-là.

Références

  • Brun A., 2015. The “renaturation” of urban rivers: the example of Saint-Charles River in Quebec, in Grafton Q.R., Ward M.B., Daniell K., Nauges C., Rinaudo J.D., Wah Chan W. (Eds), Understanding and Managing Urban Water in Transition, Dordrecht, Netherlands, Springer, 527-548. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Dubresson A., Jaglin S., 2005, Gouvernance, régulation et territorialisation des espaces urbanisés, in Antheaume B., Giraut F. (Eds), Le territoire est mort, vive les territoires ! Une (re)fabrication au nom du développement, Paris, Éditions de l'IRD, 337-352. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Goeldner-Gianella L., Barreteau O., Euzen A., Pinon-Leconte M., Gautier Q., Arnould P. (Eds), 2016, Concilier la gestion de l'eau et des territoires, Paris, éditions Johanet. [Google Scholar]
  • Hubert B., Billaud J.-P., Vivien F.-D., 2016, « Le tourbillon de la recherche », Natures Sciences Sociétés, 24, 95-96, https://nss-journal.org/articles/nss/pdf/2016/02/nss160023.pdf. [CrossRef] [EDP Sciences] [Google Scholar]

1

Ce projet, conçu par le bureau d'études Sogreah (devenu depuis Artelia), a été sélectionné à l'issue du premier appel à proposition de recherche (APR) du programme « Eaux et Territoires » (octobre 2007). Ce programme était conjointement porté par le ministère de l'Écologie, le CNRS et le Cemagref (devenu Irstea). Il a été mis en place dans le prolongement d'un colloque qui s'est déroulé à Paris en janvier 2006. La collaboration du ministère des Ressources naturelles et de la faune au Québec apparaissait dans l'APR.

2

La Sogreah prend cette initiative au moment même de la mise en place de la Directive cadre sur l'Eau (DCE 2000/60/CE). Elle lui permet de s'appuyer sur son expérience technique centenaire pour s'essayer aux sciences humaines et sociales, afin de pouvoir diversifier ses activités de services en s'ouvrant sur l'évaluation des politiques de l'eau et s'armer pour répondre aux questionnements qui viennent du terrain.

3

En témoigne notamment cet extrait de l'appel : « il est nécessaire que les projets construisent conjointement la proposition de recherche, à l'appui d'une demande des acteurs politiques, économiques ou associatifs. La participation de ces acteurs dans la conduite du projet ne constitue pas une obligation, sauf pour des propositions portant sur le territoire québécois ».

4

Un rapprochement entre la France et le Québec, finalement sans suite, avait en effet été imaginé dès 2006 par les animateurs du programme « Eaux et territoires ». Le représentant du ministère québécois des Ressources naturelles et de la Faune, participait à la réunion du comité d'orientation du programme à Paris le 13 mars 2008.

5

Les organisations suivantes faisaient partie de la liste initiale des partenaires locaux : le Syndicat mixte d'aménagement du bassin de la Bourbre, le Syndicat d'aménagement hydraulique de Bièvre Liers Valloire et le Syndicat de la Basse Vallée de l'Ain, et, au Québec, le Comité de la rivière Gatineau et de ses affluents.

6

C'était par exemple le cas de la DIREN Rhône-Alpes, du Conseil régional Rhône-Alpes ou encore de l'Agence d'urbanisme pour le développement de l'agglomération Lyonnaise. Au Québec, la ville de Gatineau, des municipalités régionales de comté de la Vallée-de-la-Gatineau et de Pontiac étaient présentées comme des partenaires.

7

Lettre du comité d'orientation à Sogreah en date du 27 mars 2008 où il est explicitement demandé de mieux justifier les choix des sites, de renforcer l'interdisciplinarité et le volet théorique du projet en particulier sur la méthode de comparaison entre les sites, ou encore de décloisonner les approches des équipes canadiennes et françaises.

8

Le « Plan d'Assurance Qualité » désigne une sorte de démarche volontaire de l'entreprise censée rassurer le maître d'ouvrage sur la réalisation du projet, étape par étape, conformément au cahier des charges. Le groupement correspond à l'équipe mobilisée pour répondre à l'appel d'offres.

9

En particulier dans la proposition soumise aux évaluateurs en janvier 2008.

10

Ce remaniement a aussi été l'occasion de réduire le nombre des terrains en sélectionnant ceux qui correspondaient le plus aux objectifs de la recherche.

11

La Ville de Québec est en effet parvenue à amorcer en 1996 un processus de restauration écologique efficace, sans l'avoir planifié et avant même la création (en 2010) de l'organisme de bassin de la Saint-Charles en principe dédié à la gestion de la Saint-Charles et de ses affluents (Brun, 2015).

12

Dans le cadre du programme PR[EAU]JET URBAIN initié par le Grand Lyon et l'UMR 5281 du CNRS « ART-Dev » sous la direction d'Alexandre Brun et Hervé Caltran.

13

Le syndicat mixte d'aménagement de la Bourbre, associé au projet IDEAUX, a également cherché à renaturer le cours d'eau à la Tour du Pin encouragé par la politique incitative de l'agence de l'eau Rhône-Méditerranée, la prise en compte de la trame verte et bleue par les outils de planification et les effets de la transposition en droit interne en 2006 de la DCE 2000/60/CE.

Citation de l'article : Brun A., 2017. Le projet IDEAUX : les métamorphoses d'une recherche confrontée à l'action. Nat. Sci. Soc. 25, S60-S63.


© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2017

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