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Nat. Sci. Soc.
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Section | Repères − Events & books | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2024039 | |
Publié en ligne | 23 octobre 2024 |
Ouvrages en débat
Regards indisciplinés des sciences humaines et sociales
Claude Compagnone, Patrick Caron, Rémi Beau, Bernard Hubert, Géraud Magrin, Charles-François Mathis, Cécile Renouard
Les Liens qui libèrent, 2022, 139 p.
La transition (Grande Transition) se propose comme cadre conceptuel des recherches et des initiatives en réponse aux défis environnementaux. Cette approche ne renie pas la référence au développement durable, ni ne renonce aux ambitions qu’elle porte. Mais plutôt que de porter le regard sur un horizon indéfini, plutôt que de s’interroger sur les critères et mesures de la durabilité, l’approche en termes de transition met l’accent sur les transformations, les changements qui, à différentes échelles, dans différents secteurs, sont les étapes du chemin à faire. Dans la ligne de la collection des « Petits manuels de la grande transition » dont il fait partie, ce volume est réellement une réflexion transdisciplinaire qui articule tout au long du texte des questions qui relèvent de l’économie, de l’éthique, du droit, de la sociologie, de la géographie et de l’écologie aux sens de la science d’un « habiter la terre ».
Comment les sciences humaines et sociales (SHS) peuvent-elles éclairer les processus de cette transition ? Quels outils intellectuels proposent-elles ? Le premier mérite de ce manuel est de proposer une sorte de cartographie des pistes de recherche et d’action en se centrant sur les cadres institutionnels qui permettent et organisent le changement. Il laisse explicitement de côté ce qui aurait pu être une autre entrée à savoir le rôle des mouvements sociaux, des mobilisations écologiques et sociales. Mais ce choix a l’avantage de souligner le fait que les institutions sont un mixte de savoirs, d’intérêts, de concepts et de matérialités qui structurent les actions possibles ou envisageables. Le second mérite de l’ouvrage est de mettre toujours, dans chacune de ses parties, les questions dans une perspective historique, de tracer l’histoire des problèmes et surtout des problématisations. Enfin, et c’est une qualité pour un manuel, les auteurs évoquent souvent des hypothèses divergentes, des scénarios différents, des interprétations plurielles, et laissent ainsi ouvertes des perspectives.
La première partie propose un parcours centré sur le développement des institutions environnementales, lesquelles pour les sciences sociales articulent connaissances, normes, conceptualisations et jeux d’interactions. L’accélération de la mondialisation, permise par l’essor colonial puis industriel, est vue comme la source des crises environnementales. Les étapes de la prise de conscience de ces menaces sont relatées à travers l’émergence progressive de cadres institutionnels au plan national et surtout international dans la formulation de conventions et surtout du cadre conceptuel du développement durable. Celui-ci fait l’objet d’une élaboration critique qui en fait ressortir l’originalité au regard des conceptions classiques du développement qui servaient de cadre conceptuel à cette mondialisation. Les auteurs mentionnent clairement les doutes que peut susciter le développement durable compte tenu des appropriations très divergentes dont il peut faire l’objet. Au-delà de la complexité des défis environnementaux et sociaux, le concept de transition permet de centrer la réflexion sur les modalités d’action, individuelle et collective. C’est qu’il s’agit de changer aussi bien la dynamique d’innovation, le rapport au temps, que les modes de prise de décision en renouvelant les processus démocratiques.
La deuxième partie se centre sur la transition : différentes conceptions en sont mentionnées en introduction, conceptions qui sont finalement des modèles de conduite du changement. Ces modèles ont en commun d’impliquer des changements dans différentes dimensions, portés par des acteurs divers, rendant nécessaires des politiques publiques pour coordonner et arbitrer les inévitables divergences. L’argument est développé dans cinq thématiques. Il s’agit d’abord d’innover mais dans une direction autre que celle de l’accélération technique ; il s’agit ensuite de concevoir d’autres technologies dans une perspective interdisciplinaire et d’accompagner ces innovations, de les inscrire dans des territoires en prenant en compte les différences, qu’elles soient de situations socioéconomiques ou de genre. Le dilemme qui sous-tend cette partie est celui de l’infléchissement des trajectoires de développement et de la rupture avec l’ordre techno-capitaliste. La question du changement est donc centrale. Les auteurs discutent la perspective de l’effondrement et finalement écartent la collapsologie comme démissionnaire et apolitique, déniant aux pratiques qui s’en inspirent un rôle dans le changement. Cela révèle une tension sous-jacente entre, d’une part, une approche qu’ils mentionnent eux-mêmes comme d’ingénierie sociale où les politiques publiques sont le moteur du changement et que les sciences sociales peuvent équiper de manière critique, et d’autre part une approche qui, esquissée en creux, verrait le changement émerger de pratiques sociales innovantes. Le chapitre sur les territoires ouvre certes la porte d’une action enracinée mais il insiste sur la nécessité d’une articulation du local et du global.
La dernière partie aborde deux thématiques : les rapports entre science et démocratie, la place de la réflexion éthique. Les auteurs détaillent bien les tensions contemporaines entre science et politique avec les risques symétriques d’une politisation des connaissances et d’un repli scientifique sur l’autonomie à préserver, ouvrant ainsi la porte à une réflexion sur les formes d’implication de la recherche dans les transformations à opérer. Pour des recherches impliquées, la réflexion éthique est indispensable pour repenser et reconstruire un sens du commun qui seul peut articuler production de connaissance et choix politique. Ce sens du commun ne peut être revendiqué que si l’équité entre territoires, entre générations, entre genres, entre groupes sociaux n’est pas un principe actif de la conception et de la mise en œuvre des politiques.
À travers ce parcours, l’ouvrage informe bien le lecteur de la variété des outils intellectuels que les SHS peuvent proposer. C’est bien un ouvrage à visée pédagogique, précieux par la diversité des problèmes et des approches qu’il replace dans leurs contextes.
Deux petits regrets pour terminer. Sur le fond, l’ouvrage aurait pu évoquer plus explicitement ce que la problématique environnementale a fait aux sciences humaines et sociales, comment elle a fait entrer de nouveaux objets dans la recherche, par exemple les animaux, comment elle a poussé la recherche anthropologique vers des recherches sur les modalités de résistance à la mondialisation, comment elle a restauré la question de la sensibilité et des émotions dans les sciences sociales... Sur la forme, et dans l’intention pédagogique de cet ouvrage, on aurait aimé que chaque chapitre soit accompagné d’une brève bibliographie de quelques textes à lire. Les références fournies le sont en bas de page et ne sont pas toutes indispensables. Il aurait été bienvenu de dire aux lecteurs quelles lectures peuvent prolonger le mieux tel ou tel chapitre.
Il reste à souhaiter que ce manuel soit largement utilisé dans les formations : heureusement il ne se veut pas normatif ni prescriptif. Il propose de manière réflexive une carte des problèmes et des outils intellectuels disponibles. À utiliser sans modération.
Marc Mormont
(Professeur honoraire, Université de Liège, Belgique)
mmormont@uliege.be
Évolution et systèmes complexes : approches épistémologiques et historiques
Silvia Caianiello, Caroline Angleraux (Eds)
Éditions Matériologiques, 2023, 299 p.
Ce recueil de onze articles, initialement issus d’un colloque tenu en 2019, propose un regard historique et philosophique sur les systèmes complexes, principalement biologiques ou écologiques. Les auteurs sont majoritairement des spécialistes de l’histoire des sciences. Le thème principal, la complexité du vivant, des organismes aux écosystèmes dans leur dynamique évolutive, couvre un large spectre. Si l’un des chapitres est consacré au cas spécifique du plancton, les autres se focalisent sur des questions générales et plutôt conceptuelles comme le maintien de la diversité ou la résilience des écosystèmes. En outre, deux contrepoints font écho à ce thème principal. Le premier considère les outils et concepts de la complexité (sensibilité aux conditions initiales, émergence, réseaux d’interactions, résilience) et les débats philosophiques ou épistémologiques qu’ils suscitent. Le deuxième contrepoint choisit un éclairage philosophique précis (les monades de Leibniz ou la régulation chez Canguilhem) qu’il braque sur des travaux scientifiques récents.
Le point fort de cet ouvrage est à mon avis d’offrir une perspective historique qui articule concepts et hypothèses dans une dynamique temporelle. Considérons, par exemple, le rapport entre diversité et stabilité (ou résilience) des écosystèmes. Dans sa contribution, Olivier Delettre (doctorant en épistémologie à l’Université Paris-I-Panthéon-Sorbonne) revient sur les modèles mathématiques de Robert May, publiés dans les années 1970, qui ont jeté un doute sur l’hypothèse d’une corrélation simple entre stabilité et diversité des écosystèmes. En effet, ces modèles mathématiques suggèrent que l’instabilité d’un écosystème, c’est-à-dire la sensibilité aux perturbations, augmente lorsque le nombre d’espèces augmente. O. Delettre raconte l’histoire des travaux successifs qui ont permis de surmonter cette crise. La première étape remplace les interactions aléatoires entre espèces du modèle de May par une organisation spécifique, qui rompt l’influence négative du nombre d’espèces sur la stabilité. Cette organisation prend notamment la forme de hiérarchies ou de quasi-hiérarchies, dont le relatif cloisonnement permet de contenir la propagation des perturbations. La deuxième étape change le critère de stabilité en se focalisant sur le maintien de fonctions de l’écosystème. Dans cette perspective, la redondance des espèces assurant une fonction offre plus de chances de conserver cette fonction malgré des perturbations. En effet, lorsqu’une des espèces décline sous l’effet d’une perturbation, il est probable qu’une autre espèce résiste mieux et que la fonction soit ainsi maintenue. Cette perspective historique, résumée ici à grands traits, permet d’articuler des ensembles de travaux dans une dynamique de recherche se déroulant sur plusieurs décennies.
De plus, dans certaines contributions, la perspective historique reconstitue plusieurs débats en parallèle, ajoutant une dimension supplémentaire à la description. Ainsi, Silvia Caianiello (directrice de recherche au Consiglio Nazionale delle Ricerche à Naples) revient sur cette question de la diversité des écosystèmes en mettant en regard les modèles computationnels de diversité culturelle. Elle établit notamment un parallèle entre les modèles de R. May de 1973 évoqués précédemment et le modèle de diversité culturelle de Robert Axelrod publié en 1997. Les résultats de ce modèle suggèrent que la diversité culturelle diminue lorsque la taille de la population augmente, ce qui contredit les hypothèses habituelles. Le chapitre présente les étapes successives de la recherche permettant de résoudre ce problème : l’adjonction de bruit dans le modèle puis le passage d’interactions dyadiques à des interactions multiples et multiformes. La trajectoire aboutissant à élaborer des structures d’interactions particulières ressemble de manière frappante à celle de la recherche sur la diversité biologique. Ainsi, le regard porté sur différentes disciplines permet de saisir la portée générale des hypothèses de modélisation et de discerner une possible tendance de fond dans la modélisation de dynamiques complexes.
Dans d’autres contributions, la profondeur historique n’est pas de plusieurs décennies mais de plusieurs siècles. Par exemple, Caroline Angleraux (postdoctorante au laboratoire Imagerie et cerveau) nous présente les monades de Leibniz et montre que les trois siècles qui nous en séparent constituent une distance presque infranchissable. Le non-spécialiste est en effet décontenancé par ces entités non matérielles, non étendues, et pourtant capables de perception diversifiées. L’esprit moyen du XXIe siècle est tellement ancré dans un monde essentiellement matériel qu’il se sent pris en défaut et démuni. Cependant, en retraçant différentes étapes de la naturalisation progressive des monades, d’abord dans des débats philosophiques, puis en regard de l’émergence de la cellule biologique, C. Angleraux nous permet de percevoir l’influence majeure de ces concepts philosophiques étranges et l’ampleur de la trajectoire intellectuelle parcourue depuis le XVIIe siècle. Même si le sens philosophique précis du texte de Leibniz est probablement définitivement opaque à la plupart d’entre nous, se confronter à lui nous fait prendre conscience de la spécificité de la pensée matérialiste qui nous semble si naturelle. Nous avons tendance à oublier que cette pensée est portée par des siècles d’efforts collectifs. Ce rappel salutaire est l’un des mérites du texte de C. Angleraux.
Un autre point fort de l’ouvrage est sa diversité qui offre tant d’occasions de se laisser surprendre et d’apprendre sur des sujets nouveaux. Pour en donner une idée, je citerai d’abord le chapitre rédigé par Maurizio Ribera d’Alcalá, Bruno Hay Mele et Daniele Ludicone sur les réseaux de plancton. Comment ne pas être fasciné par cette multitude d’espèces vivantes, aux noms exotiques (virus, virions, cellules procaryotes, protistes, copépodes, etc.), présentes en quantités qui dépassent l’entendement (2 1030 pour les virions, par exemple) et qui entretiennent des réseaux intriqués de relations de prédation et de détections mutuelles, brassées par les courants et les effets de convection ? Le chapitre très original de Cédric Gaucherel (directeur de recherches à l’Inrae) propose un modèle ambitieux visant à réconcilier différents points de vue sur le vivant et l’évolution et s’appuie sur une jolie métaphore musicale distinguant chanteurs et chansons qui se déterminent mutuellement au cours du temps. Enfin, pour illustrer la diversité de l’ouvrage, je pense également au dernier chapitre signé par Elena Gagliasso (professeure à l’Université de Cassino) qui présente certains mécanismes d’épigénétique, c’est-à-dire de transmission de caractères acquis, bien établis maintenant. Ces développements récents, qui mettent en cause certains dogmes de la théorie de l’évolution classique, réhabilitent des visions anciennes et prennent une actualité bien inquiétante avec les effets néfastes transmissibles des perturbateurs endocriniens.
Ce compte rendu est bien sûr partiel et arbitraire car il laisse dans l’ombre une grande partie des contributions qui méritent sans doute tout autant la lumière. Cet écueil semble difficilement évitable car cet ouvrage, par sa large palette, suscite certainement des lectures très différentes selon les sensibilités et les compétences. Il peut intéresser et surprendre de bien des manières, à condition de surmonter la difficulté occasionnelle de textes académiques sur des sujets parfois peu familiers. Pour ma part, cet effort a été amplement récompensé.
Guillaume Deffuant
(Inrae, Laboratoire d’Ingénierie des Systèmes Complexes, Aubière, France)
guillaume.deffuant@inrae.fr
The quantified scholar. How research evaluations transformed the British social sciences
Juan Pablo Pardo-Guerra
Columbia University Press, 2022, 258 p.
Professeur de sociologie à l’université de Californie à Diego après avoir enseigné à la London School of Economics, Juan Pablo Pardo-Guerra débute son ouvrage en rappelant comment il a vécu, en 2014, sa participation à l’exercice d’évaluation de la recherche auquel son département était soumis dans le cadre du Research Assessment Exercise (RAE), mis en place en Grande-Bretagne par le gouvernement de Margaret Thatcher en 1986 et répété depuis chaque trois à cinq ans. En 2014, la procédure a été révisée et le programme renommé Research Excellence Framework (REF). Ayant observé les effets pervers générés par ces évaluations et lui-même expert en analyse de mégadonnées, l’auteur a entrepris de démontrer empiriquement en usant de données bibliométriques et textométriques que loin d’être anodines, ces évaluations transformaient réellement les pratiques de recherche en sciences sociales.
Il n’est bien sûr pas le premier à s’intéresser à cette question qui a occupé de nombreux chercheurs depuis les années 1990, époque qui voit la montée d’une conception managériale de l’Université et l’usage des techniques d’évaluation supposées mesurer l’efficience, la performance ou « l’excellence » des organisations. Nous avons-nous même discuté dans cette revue certains de ces ouvrages il y a plus de dix ans, en 2011, puis en 20191.
L’intérêt de ce nouvel ouvrage est d’abord d’offrir, dans les deux premiers chapitres, une bonne synthèse des connaissances établies sur les effets des évaluations des universités en faisant référence à la vaste littérature qui, depuis la fin des années 1970, porte sur la question des déterminants de la productivité des chercheurs. Il rappelle brièvement les origines de même que les transformations au fil des années du RAE/REF dans le contexte des mesures d’austérité imposées aux universités britanniques. L’évolution des budgets octroyés par l’État aux universités britanniques suit d’ailleurs une courbe qu’on retrouve aussi dans de nombreux autres pays. Après une croissance rapide entre 1960 et 1980, la tendance est à la baisse et revient aux valeurs du début des années 1960 à la fin des années 1990, alors même que le nombre d’étudiants a continué de croître (p. 32).
Tout cela est bien connu et la véritable originalité de l’ouvrage se trouve aux chapitres 3 et 4 qui présentent les résultats d’analyses bibliométriques et sémantiques sophistiquées visant à mesurer l’effet des évaluations sur la mobilité des chercheurs, leur productivité et le contenu même des recherches. Plus précisément, l’auteur construit des indicateurs de « similarité » entre les auteurs d’un même département et de « typicité » (typicality) des divers départements d’une même discipline. L’enquête a porté sur quatre disciplines : l’économie, la sociologie, la science politique et l’anthropologie. Sur la base des résumés des articles tirés de la base de données Web of Science (environ 80 000 pour les quatre disciplines), l’auteur identifie (pour chaque discipline), avec une méthode de « Topic Modelling », 40 thèmes de recherches définis par les dix mots les plus récurrents en termes de fréquence et de co-occurrence pour une période temporelle donnée associée aux différentes évaluations réalisées entre 1989 et 2014. Sur cette base, il peut associer à chaque chercheur une mesure de « similarité » de sa recherche par rapport à celle, agrégée, de son département. Une mesure de « typicité » du département est également construite en comparant la « distance » séparant les différents départements en fonction de leurs thèmes de recherche définis par un vecteur dans l’espace des thèmes. En suivant l’évolution temporelle de ces mesures, on peut alors observer si les chercheurs et les départements ont tendance à devenir de plus en plus semblables au fil du temps. Une longue Annexe (p. 195-212) détaille la méthode et présente les résultats des modèles de régression statistique des déterminants de la mobilité des professeurs incluant de nombreuses variables explicatives, dont le sexe, la productivité en termes de publications, le niveau des octrois de recherche obtenus par les chercheurs, la visibilité mesurée par les citations et les facteurs d’impact des revues et le classement obtenu lors des six exercices d’évaluation (1989, 1992, 1996, 2001, 2008 et 2014). Le tout est complété par des entretiens qui viennent en quelque sorte mettre un peu de « chair » sur ces résultats statistiques et rendre la lecture moins aride.
Les résultats confirment deux hypothèses intuitives souvent mises en avant par les critiques de ces évaluations périodiques : entre 1990 et 2014, les différents départements universitaires britanniques d’une même discipline sont devenus de plus en plus homogènes (p. 111). Aussi, plus un département est « typique » – et donc ne s’éloigne pas des thèmes de recherche de l’ensemble des autres départements – plus il est bien classé dans les évaluations du RAE/REF (p. 109). Sans surprise, c’est la discipline économique qui montre la plus grande homogénéité entre départements de même que la plus grande « similarité » entre chercheurs, alors que l’anthropologie est la plus diverse sur ces deux mesures, la sociologie et la science politique se situant entre les deux (p. 87). L’auteur conclut de ces résultats que la pression vers l’homogénéité des pratiques est créée par le processus d’évaluation. On reviendra sur ce point plus loin.
Un autre aspect original de ce volume est l’étude de la mobilité des chercheurs. L’auteur met en relation deux échelles d’analyse, soit le degré de similarité du chercheur au sein de son département d’origine et la typicité du département qu’il intègre quand il change d’université. Les résultats de cette analyse montrent que les chercheurs mobiles dont les recherches étaient plutôt similaires à celles de leurs collègues migrent vers des départements dans lesquels leurs recherches sont moins similaires à celles de leurs nouveaux collègues. Pour ce qui est des départements, les chercheurs tendent à passer d’un département moins typique que la moyenne vers un département plus typique de l’ensemble. Sur le plan individuel, on peut comprendre ces déplacements si on admet que le département qui les accueille vise à couvrir un nouveau champ de recherche et pas à dédoubler des thèmes déjà couverts. Sur le plan des départements, on peut comprendre qu’un chercheur veuille se déplacer vers un département plus typique de la moyenne des départements et en ce sens moins « marginal » par rapport aux autres. D’autant plus que, comme on l’a noté, l’évaluation du RAE/REF tend à accorder de meilleures notes – donc plus de ressources – aux départements plus typiques.
L’auteur prend soin de noter que la convergence disciplinaire observée dans les données n’est peut-être pas causée directement par le RAE/REF car plein d’autres raisons (non identifiées) peuvent contribuer à ce processus au niveau des choix individuels (p. 163). On peut penser, par exemple, aux effets de mode qui tendent à imposer des thèmes aux nouveaux chercheurs et que tous les départements ont tendance à suivre pour ne pas être considérés comme « traditionnels ». En fait, pour vraiment montrer que les tendances observées en Grande-Bretagne sont au moins en partie l’effet du système particulier d’évaluation mis en place, l’auteur aurait dû construire un échantillon de textes de chercheurs œuvrant dans un pays n’ayant pas un tel système d’évaluation. Si l’évolution des indices de similarité et de typicité de chercheurs et de départements américains ou canadiens, par exemple, suit elle aussi une tendance vers plus d’homogénéité au fil du temps, alors il est probable que cette tendance soit davantage due à une dynamique interne aux disciplines concernées qu’à la « quantification » de la recherche. On sait en effet que bien avant la mise en place de procédures d’évaluation des universités, les chercheurs se plaignaient que l’évaluation par les pairs tend à être conservatrice et à écarter les projets qui ne sont pas « typiques ». Il est d’ailleurs quelque peu surprenant que l’auteur parle constamment de « quantification » comme si c’était un synonyme d’« évaluation ». Or ce n’est nullement le cas et il est évident que toute évaluation ne constitue pas une quantification ni même un classement.
Dans le dernier chapitre intitulé « Solidarities », l’auteur note que peu des chercheurs avec qui il s’est entretenu s’opposent à l’évaluation de la recherche dans leur discipline et qu’en fait ce sont les collègues plus que les gestionnaires qui utilisent les évaluations pour se critiquer les uns les autres (p. 176). Cependant, il ne tente pas vraiment de proposer une explication à ce comportement. Bien qu’il affirme en conclusion avoir évité de proposer une alternative à ce qu’il appelle la « quantification », il se plaint du manque de solidarité de la « communauté » et écrit que « our unwillingness to reclaim imagination is our collective sin » (p. 191). Cette vision plutôt volontariste et communautariste me semble faire totalement l’impasse sur la structure hiérarchique de tout champ scientifique qui carbure aux luttes pour le contrôle des postes et des thèmes de recherche légitimes. Dans un tel contexte, l’évaluation, quels que soient les outils de mesure utilisés, est elle-même un enjeu de lutte entre fractions au sein des disciplines, comme en font foi les débats sur l’établissement des listes de revues considérées comme légitimes et classées « A, B », etc., que l’auteur mentionne mais n’analyse pas vraiment. La notion de « communauté » cache une réalité plus brutale : celle de chercheurs plutôt individualistes et cherchant d’abord à se protéger quitte à adopter les dernières consignes imposées par les gestionnaires. On comprend dès lors que les jeunes chercheurs qui espèrent décrocher un poste ne peuvent remettre en cause un tel système d’évaluation. Ils sont plutôt prompts à adapter leurs objets de recherche et leurs discours – pensons à la rhétorique récente sur « équité, diversité, inclusion » (EDI) et sur les « objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU – dans l’espoir de répondre mieux que leurs compétiteurs aux derniers desiderata institutionnels présentés comme répondant aux « besoins de la société ».
Malgré ces quelques réserves sur la robustesse de la preuve présentée et sur le volontarisme de l’auteur, je recommande fortement la lecture de cet ouvrage à quiconque veut réfléchir aux problèmes auxquels doivent actuellement faire face la plupart des systèmes universitaires à travers le monde. Car dans les disciplines les plus internationalisées, le mimétisme agit à l’échelle globale, le cas de la discipline économique constituant l’exemple le plus flagrant d’homogénéité à grande échelle.
Yves Gingras
(Université du Québec à Montréal [UQAM]), Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie [CIRST], Montréal, Québec, Canada)
gingras.yves@uqam.ca
The quantified scholar. How research evaluations transformed the British social sciences
Juan Pablo Pardo-Guerra
Columbia University Press, 2022, 258 p.
This book might equally be called ‘How research evaluations construct contemporary academics’, or ‘Research evaluations: de-facto articulators of social purpose for universities’. Begun whilst the author was at the LSE (London School of Economics) it is based on funded2, empirical research by a scholar predisposed to quantification arising from a background in physics before moving to quantitative sociology. My reviewing of this work, and thus my perspective, draws on a lifetime of concern about the social purpose of the university. If you have similar concerns this book comprising six chapters and a substantial appendix devoted to the methodological approach taken is well worth a read or a selective browse.
The book author, Juan Pablo Pardo-Guerra, regards himself as a computational social scientist trained in science and technology studies. From the start Pardo-Guerra seems keen to establish his epistemological commitments: ‘Knowledge is present only as collective realization, not as an individual project’. Had he not laid these commitments out from the start I may have begun my read less enthusiastically, though as I will argue I am not convinced he has been able to maintain this commitment throughout the book. If only he had also framed research as a form of practice, involving situated, embodied practitioners always within social relations and living in language3 rather than merely a form of work.
The book, grounded in empirical enquiry, takes UK institutional arrangements that seek to ‘evaluate research’ upon which allocation of research funds is then based, as an exemplar case study of how quantification matters for ‘how knowledge is produced’. The various UK evaluation exercises since 1986, known as Research Assessment Exercises, or RAEs and more recently the REF (Research Excellence Framework) are designed with managerial, judgemental and allocative intents. Based on analysis of the disciplines of economics, political science, sociology and anthropology Pardo-Guerra’s conclusion is that ‘quantification matters for how knowledge is produced because it alters how the knowledge-makers experience their crafts and their places of work’ (p. 13). For him the challenge for the quantified scholar is ‘choosing solidarity over the politics of prestige in a profession that sees repute as its prime currency’ (p. 6). Whether this is a phenomenon peculiar to Britain where symbols of status are actively collected, readers may have to judge. I suspect not, but it will have a flavour all of its own!
Whilst acknowledging (p. 13) that knowledge is socially constructed and is usefully studied by ‘foregrounding the epistemic dimensions of science, tackling the question of how practices, communities and institutions come together to assemble scientific knowledge’ Pardo-Guerra focuses ‘not on the ways knowledge is made … but on conditions experienced by those who are in the business of its production … the work world of academic science’. Thus emerges a tension in the book from the start, a seeming acknowledgment of the primacy of acts of knowing, but enactment that constantly reverts to the mainstream view, of knowledge as product (as noun), stabilized-knowing that considers ‘knowledge as a distinct product of labour’4. Thus the book can be said to maintain the tensions at the core of 21st century-university functioning, and in the aware and unaware practices and epistemological commitments of university academics.
The book’s six chapters are entitled: (i) Chains of Knowledge; (ii) Measures of Austerity; (iii) Sorted by Work; (iv) Shifting Words; (v) Hierarchies of Quantification and (vi) Solidarities. A history of UK RAEs within UK Higher Education and its climate of austerity and ‘audit culture’ can be found in Chapter 2. The costs are reported as ‘rising from £4 million in 1986 (£11.5 million in 2020 prices) to somewhere between £250 million and £1 billion per cycle’ (p. 41). (I would regard this as a significant underestimate if opportunity costs within each university were to be added). Chapter 3 considers the effects of quantification on academic careers, Chapter 4 analyses linguistic (and ostensibly, knowledge shifts) in response to disciplinary pressures for greater epistemic conformity. Chapter 5 turns to how quantification has been experienced by academics in their work places. Chapter 6 situates quantification in relation to a ‘scholar’s vocation’, how ‘the problem of quantification is fundamentally the way it triggers reactivity’ (p. 16). One might describe this fundamental problem more systemically in terms of the affordances to scholarly praxis offered by particular social technologies.
A quick scan of the references and the index provide a reader with relevant signs for an ‘academic tracker’ interested in scholarly lineages: what academic lineages are privileged, what concepts are present or not present? There are references to Bourdieu and Latour but not Foucault (though on p. 106 Pardo-Guerra does say research evaluations are ‘instruments of, and for discipline’). The term ‘multidisciplinarity’ does not appear. ‘Transdisciplinarity’ and ‘interdisciplinary research’ feature only once (p. 128; p. 17), though the former in no serious way5. The ‘tremendous rise in “interdisciplinary” research’ is acknowledged but, it is claimed, ‘has not dislodged professional identities nor how organized performance evaluations hew to universities’ departmental and divisional organization’ (p. 17). The outcome, instead, is that research evaluations have the effect of producing social science knowledge that is increasingly homogenised within and across institutions: ‘slowly but surely, these vast and intrusive evaluation exercises made the conceptual schemas of scientists increasingly similar, ever more homogeneous across the four disciplines that I study’ (p. 5).
Despite my perception of some deep conceptual and political fissures in the work, the writing style and metaphors are engaging. As a UK-based academic (primarily) who has participated in every RAE/REF I can appreciate most of the phenomena described and the conclusions reached. However, I review from a particular perspective, as an academic based in a ‘cybersystemics6 discipline’ that some have described as a transdisciplinary meta-subject. In 1970 when the Open University began, the Department of Systems was institutionalised in a Faculty of Technology that combined disciplines (departments) of synthesis with disciplines of analysis, a conception no longer present yet still relevant today. As there is no category (called a unit of assessment, or UoA) that deals with our ‘disciplinary field’ my colleagues and I have become marginalised in UK Higher Education and also, over time, within our university. REF participation was only possible in my own case by having excellent publication metrics and acceptance into a Development Studies UoA, established in the 1990s by the active campaigning of some Open University academics (and others) who sought, and succeeded in having an RAE category (UoA) for Development Studies. Ironically, given Pardo-Guerra’s arguments, this success was evidence of extant solidarity and effective institutional arrangements within Development Studies that did not then exist across UK ‘systems’ academic groups. Our field has paid a heavy price for this lack of solidarity and echoes Pardo-Guerra’s claim that ‘scholars often reproduce a view of the world that dissolves bonds of solidarity in our workplace and profession’ (p. 6).
My own case example, and Pardo-Guerra’s findings, point to a failure in fostering University-based innovations at the margins where one would expect Gregory Bateson’s7 aphorism to be made operational: a need for practices that pursue differences that make a difference. Pardo-Guerra’s lack of reference to cybersystemic understandings could be taken to suggest adherence to a prevailing, first-order, linear-model of knowledge production8. Equally, there is little evidence of shifts in reframing evaluation practice away from 1st-order evaluation to 2nd-order evaluation9. The tragedy of UK Higher Education is that ‘cultures of evaluation fostered by quantification create incentives for scholars to sort themselves out across institutional space … in ways that funnel their disciplines toward homogeneity’ something he calls ‘epistemic sorting’. He concludes that ‘scientists at the UK’s leading institutions are, over time, conducting less risky, less innovative work’ (p. 9-10).
Pardo-Guerra’s study, and discussions of quantification which is, he says, seductive also ‘lack a link between the historical circumstances that made counting research possible and the way scientists continue to frame their work in vocational terms.’ It is as if, collectively, academics have little insight into the affordances that a lineage of social technologies (what institutional economists call institutions) have had on our practices. In my own career these range from the weekly engagement with abstracting services published in hard copy by the Commonwealth Agricultural Bureau (CAB)10 followed by digitalisation, new innovations and manipulations by the publishing industry11, citation metrics, h-index, self-managing your position in the game (etc.), the rise of neo-liberalism (not in the index) and consolidation of a model of an elite, research-centric university (Oxbridge) across the Higher Education sector. Many NSS readers will be able to explain this trajectory in Foucauldian terms better than I.
Pardo-Guerra asserts that ‘the tension between organizational and disciplinary controls’ matter and are central to his book. ‘Even in settings with greater relative autonomy, quantification comes to matter’ he says, because of the way ‘knowledge is made, cutting across the reflexive dispositions of scholars, the managerial logic of their institutions and the prestige-based hierarchies of their fields’ (p. 24) and, because ‘scholars have clear affinities for measuring their own prestige’ (p. 20) as well as having difficulty, like artists, from separating their personal and professional lives’. For a community of smart people it seems remarkable how poor most Universities are in designing and enacting feedback loops that have enhanced well-being as an emergent property. Even feedback on student learning is too frequently instrumental, first-order and devoid of narrative solace12.
For Pardo-Guerra the ‘quantified scholar is not merely a professional demand but a way to fulfil our desire to truly belong within our rationalized, modern, scholarly vocations. It is as if the numbers demonstrates that we have earned our place’ (p. 19). But what place is that? Are we not place-makers within a civic space, increasingly vulnerable in the face of systemically failing governance systems13? As I write this review, a call has been made by the Westminster Higher Education Forum to attend a day event devoted to ‘the high-level design of REF 2029’. Proposed sessions in the agenda include discussion on14:
“Early reactions to:
Deliberation and implementation: considering practicalities of implementing the framework at both individual provider and wider sector levels,
Submissions: discussing the split between staff and institutional submissions − changes to the nature of the framework’s administrative burden on research institutions,
Implications for institutional behaviours: increasing the utility of the REF as a tool to improve research quality and impact − reworking of institutional codes of practice,
Utilising data: preparations for using Higher Education Statistics Agency data to determine REF volume measures,
Research culture and incentives: new weightings and their impact on the structure of the UK’s research culture − the potential for research to become more collaborative and interdisciplinary,
Promoting research integrity: driving the move to open access through a decreased emphasis on individual contributions in favour of a wider departmental focus,
Considerations for future REF design refinements: exploring concerns that the new REF doesn’t focus adequately on freedom of expression in its discussion of research cultures.
REF in the research landscape:
Research funding: assessing the appropriateness of the REF as a mechanism to assign research funding − exploring alternative options for more formative assessment,
Informing national strategy: utilising REF outcomes and results to inform national strategic priorities, identify competitive advantages and provide an evidence base for government policy and planning,
Performance incentives: enhancing the REF as a tool of national research strategy − examining alignment of the REF with government priorities,
International principles: latest thinking on European research assessment reform − impact on, and opportunities for, future alignment and collaboration across all levels”
What is missing from this list? No reconsideration of the social purpose of the university and thus no consideration of the wellbeing-deficit which plagues UK Higher Education. No meta-reflection on fitness for purpose (what purpose?) of the REF. A future REF 2029 seems a fait accompli. On the same day an email arrived from my Open University Development Studies colleagues, out of touch since REF2021, inviting me and several Systems colleagues to participate with them yet again in REF 2029. Ironic, instrumental? The list above offers no consideration of the massively changed institutional assessment and monitoring (accountability) landscape across UK Higher Education, the casualization of employment and the emergent properties which come with these including more silos between a plethora of accountability and quality measures: ‘research excellence’, ‘teaching excellence’ scholarship and public engagement.
Designers of UK REF2029 would do well to read and internalise the main insights from this book. But even such an action is unlikely to be enough. As Pardo-Guerra says: ‘Uninventing quantification is a colossal, possibly insurmountable task’ (p. 173). But this is, I would argue, the wrong framing for the task at hand. What is needed is what Pardo-Guerra dismisses as too hard i.e. ‘completely undoing much of the cultural, administrative, and evaluative structures of higher education’ (p. 173). Alternatives can be imagined. My own research and scholarship elucidate one possible trajectory for transformation15. A systemic co-inquiry into the role and purpose of ‘the university’ conducted over an initial decade (phase 1) could be designed and enacted. With feedback and learning this could be institutionalised as an ongoing governance mechanism, as a means of an organisation adapting and co-evolving with an ever-changing situation. Such a strategy provides a way of reimagining the social purpose of universities as long as each institution (i) proceeded autonomously, or in self-negotiated groupings (e.g. a regional complex), and (ii) generated and reported on self-generated measures of performance (against social purpose) that could be agreed are systemically desirable and culturally feasible. Such an innovation would involve reframing higher education as an investment in a society’s on-going ability to transform itself through systemic co-inquiry, conducted within a broad framing derived from, and updated by, input from national or supra national governments. Autonomy, control, innovation and responsibility are thus fundamentally realigned16.
The central lesson of The quantified scholar proposed by Pardo-Guerra is ‘not that quantification is necessarily bad, but that when it becomes part of our way of making sense of the value of others and their knowledge, it leads to less hospitable, dynamic, and innovative disciplinary fields’ (p. 24). For him, ‘quantification holds such sway in our hearts and minds because it is not merely an imposed top-down form of power in which we are trained to self-discipline; quantification is in fact, an imperfect but tantalizing reflection of our vocational call and the centrality that repute and prestige have in it.’ Unfortunately, Pardo-Guerra offers no systematic agenda for resistance, to transform towards the humble scholar. Few of the scholars he knows personally or interviewed for the book ‘actively contest or oppose quantifications creep into their disciplines and labors’ (p. 172). He does, however, acknowledge that our ‘academic institutions are built around ideals of merit, prestige and individualization that are out of date and out of step with the urgent intrusions of inequality throughout academic life’ (p. 190). So, let’s finish with Pardo-Guerra’s quotation of the late anthropologist, David Graeber, that ‘the caring value of work would appear to be precisely that element of labour that can’t be quantified’ (p. 190) and his claim that ‘our unwillingness to reclaim imagination is our collective sin’ (p. 191).
Ray Ison
(Professor Emeritus, ASTiP [Applied Systems Thinking in Practice] Program, The Open University, UK)
ray.ison@open.ac.uk
Sociologie des conseils scientifiques. Un millefeuille scientifique pour protéger la nature
Gaëlle Ronsin
Peter Lang, 2022, 220 p.
Dans Sociologie des conseils scientifiques. Un millefeuille scientifique pour protéger la nature, Gaëlle Ronsin (sociologie, Centre Alexandre-Koyré) prend en considération l’ensemble des conseils scientifiques (CS), nationaux, régionaux et territoriaux, dont la tâche est de fournir des arguments scientifiquement fondés pour aider les gestionnaires d’espaces protégés à décider des mesures à prendre pour réaliser leur mission. En matière de protection de la nature, les conseils scientifiques apparaissent ainsi comme une source essentielle de légitimité : ils permettent aux responsables des aires protégées – qui ne sont d’ailleurs pas tenus de suivre leurs avis – de justifier la décision d’accepter, de refuser ou de modifier toute intervention susceptible d’avoir un impact sur la biodiversité.
Un premier constat s’impose alors : cette multiplicité de conseils scientifiques entretenant entre eux des relations peu structurées est spécifique à la France – ce qui fait dire à Isabelle Arpin, dans la préface qu’elle consacre à cet ouvrage, que « les conseils scientifiques sont une passion française », remarquant que c’est particulièrement vrai pour la politique de conservation de la nature. Cette spécificité résulte d’un processus dont G. Ronsin retrace l’histoire. La mise en place progressive de différents dispositifs territoriaux de protection de la nature a multiplié les instances de gestion d’espaces protégés (parcs nationaux, parcs naturels régionaux, réserves nationales, réserves régionales, agences de l’eau, conservatoire du littoral, conservatoires régionaux du patrimoine naturel, etc.) qui entretiennent entre elles des rapports peu formalisés. La plupart de ces dispositifs s’étant progressivement dotés de conseils scientifiques, on recensait en 2016 au moins 170 conseils scientifiques consacrés à la protection de la nature. Chacun est composé d’une quinzaine de membres et se réunit deux à trois fois dans l’année, ce qui représente un investissement en temps important et conduit à une certaine saturation des scientifiques disponibles dans les différentes disciplines mobilisées. Bien qu’ils aient souvent à traiter de sujets proches, ces conseils n’entretiennent pas entre eux de relations régulières et organisées. Enfin il y a superposition des instances consultatives, ce qui fait que tout projet susceptible d’avoir un impact sur la biodiversité dans un espace protégé peut être confronté à un « millefeuille scientifique » et évalué par plusieurs conseils… qui n’ont pas nécessairement des avis convergents (comme le montrent les difficultés concernant le stockage de l’eau dans le Vercors).
« Avec plus de 170 conseils scientifiques au début 2016 et une mobilisation aux échelles locales considérable », écrit ainsi G. Ronsin au début de sa conclusion, « les CS forment des lieux privilégiés pour étudier les rapports entre sciences, natures et sociétés » : présentant la composition des conseils scientifiques, leur fonctionnement, les relations des scientifiques avec les gestionnaires, cet ouvrage constitue ainsi une première et importante contribution. L’analyse de données globales (avec un zoom sur les conseils scientifiques de l’arc alpin) y est complétée par l’étude ethnographique de trois conseils, de leur composition, de leur fonctionnement et des relations que leurs membres entretiennent tant avec les gestionnaires qu’avec le terrain. Si ces trois monographies ne sont pas représentatives, elles illustrent les cas de trois situations dans lesquelles des CS fonctionnent : un parc national (le parc des Écrins), un parc naturel régional (le Vercors), des réserves naturelles (celles de Haute-Savoie qui sont rassemblées dans le collectif Asters).
Les experts membres de ces conseils scientifiques sont majoritairement âgés (36 % des scientifiques ont plus de 60 ans et seulement 5 % moins de 35 ans) ; blancs (sauf dans les départements d’outre-mer) et masculins (il n’y a que 16 % de femmes dans les CS). Il s’avère aussi qu’il y a un faible renouvellement des membres de ces conseils au cours des différents mandats (et par voie de conséquence un faible renouvellement des présidentes et présidents de CS). L’évolution de la composition de ces conseils est donc relativement lente. Se dessine néanmoins une tendance à renforcer les sciences humaines et sociales : encore rares avant les années 2000, elles représentent désormais en moyenne 18 % des effectifs. On peut aussi remarquer que la composition des conseils varie selon les instances auxquelles ils sont rattachés. Si les femmes ne représentent que 16 % de l’ensemble des membres des CS, elles sont quelque peu plus nombreuses dans les CS nationaux (30 %) ainsi que dans les conseils des parcs nationaux et des parcs naturels régionaux (20 %). Il en est de même pour les spécialistes de sciences humaines plus fréquents dans les CS à dimension nationale et dans les parcs que dans l’ensemble des autres conseils.
Les conseils scientifiques ont pour missions principales d’aider les gestionnaires à répondre aux multiples problèmes concrets qu’ils rencontrent sur ces espaces protégés et de favoriser le développement de recherches scientifiques sur les dynamiques naturelles à l’œuvre dans le territoire et à ses abords. Dans les parcs nationaux et parcs naturels régionaux, les conseils, qui contribuent à la définition des enjeux et des modalités de la protection, participent en outre à l’élaboration des chartes, puis à leur évaluation. Cela suppose conjointement une collaboration avec les gestionnaires et un engagement en faveur de la nature. Ce n’est pas un hasard si les scientifiques des premiers conseils scientifiques furent aussi des militants d’associations de protection de la nature. Au fur et à mesure qu’ils sont devenus plus nombreux et qu’ont été précisés les multiples avis qu’ils ont à donner en relation avec la réglementation complexe et abondante de ces espaces, le militantisme, quoique toujours présent, a fait place à l’expertise et donc à l’aide à la décision. Néanmoins, il n’est pas toujours facile de savoir si ce que dit tel membre sur tel sujet relève de sa « casquette » de scientifique requis comme expert ou s’il a mis sa « casquette » de militant.
Dans les trois monographies réalisées, il apparaît que la majorité des membres des CS conduisent (ou ont l’intention de conduire) des activités de recherche sur le territoire (ils sont 64 % dans le parc des Écrins et celui du Vercors, et 70 % dans les réserves de Haute-Savoie). Ils bénéficient, pour ce faire, des données recueillies par l’administration et de la collaboration des gestionnaires de l’espace protégé – en particulier des agents de terrain. Or, il n’y a presque pas de CS qui demandent à ses nouveaux adhérents de fournir une déclaration d’intérêt (ce qui est exigé dans la plupart des autres instances d’expertise). Qu’il me soit permis, ayant présidé dix ans le CS du parc national du Mercantour, de témoigner que cette situation peut devenir problématique. Certes, le conseil que je présidais a défini des thèmes de recherche qui ont été soumis à diverses universités ou instituts de recherche ; certes, il a participé à l’élaboration de la stratégie scientifique du parc ; mais il a soutenu quelques recherches promues par certains de ses membres (pas nécessairement les plus actifs en temps ordinaire) dont les résultats ont été décevants – ce dont nous aurions dû nous rendre compte si le conseil avait accepté aisément les controverses. Or, justement, il n’y eut pas de controverse. Alors que je suis convaincu en tant que chercheur de la fécondité des controverses scientifiques pour faire progresser les connaissances, en tant que président du CS je devais rechercher le consensus dans la mesure où reconnaître et exposer l’existence de divergences auraient affaibli le poids de l’avis. C’est ce que remarque G. Ronsin au sujet du fonctionnement des CS et de leur « culture du compromis ». Les CS sont ainsi des « lieux délibératifs pacifiés » : de nombreux avis sont rendus après des échanges électroniques ; lors des réunions, le vote est rarement pratiqué et le vote à bulletin secret est exceptionnel. S’il y a discussion et avis divergents, la critique ouverte est rare et le rôle de la personne qui préside le Conseil est d’obtenir une formulation des avis et des recommandations telle qu’aucun membre ne la conteste ouvertement. C’est enfin la même « culture du compromis » qui préside aux rapports entre les membres des conseils scientifiques et les gestionnaires qui sont chargés de faciliter la collaboration entre les scientifiques et les responsables de l’aire protégée. L’auteure en montre des exemples éclairants dans les monographies qu’elle a consacrées aux Écrins et au Vercors.
Le lecteur de cet ouvrage appréhendera le fonctionnement relativement informel du millefeuille de ces conseils. De même saisira-t-il comment ces conseils s’articulent avec les pratiques de gestion des espaces protégés. Se posera néanmoins à lui la question de savoir pourquoi il y a tant d’instances de gestion et donc tant de conseils scientifiques en France à l’inverse d’autres pays. Il faudrait, pour comprendre les origines et les raisons de ce modèle, « une analyse approfondie et un travail ethnographique sur le long terme ». Peut-être conviendrait-il aussi d’effectuer des comparaisons avec d’autres domaines – et ils sont nombreux – dans lesquels les pouvoirs publics en France font appel à des conseils scientifiques.
Raphaël Larrère
(Directeur de recherche à la retraite, INRAE, Paris, France)
larrere.raphael@orange.fr
Polices environnementales sous contraintes
Léo Magnin, Rémi Rouméas, Robin Basier
Rue d’Ulm, 2024, 90 p.
On peut espérer que cet ouvrage court et efficace vienne nourrir le débat public sur les questions d’environnement. Depuis quelques années, les mobilisations citoyennes se sont en effet multipliées pour tenter de contrer des projets d’aménagement, pour exiger des transformations plus rapides des structures étatiques, ou même pour faire reconnaître des droits à la nature. Dans ce climat d’effervescence, propice aussi bien à un accroissement des réflexivités qu’à une polarisation du champ politique, les trois auteurs (deux sociologues, un philosophe) nous invitent à atterrir pour examiner le problème sous un autre angle : plutôt que de rivaliser d’ambitions à propos de la façon dont nous pourrions tisser de nouveaux liens avec le vivant, ne faudrait-il pas commencer par évaluer dans quelle mesure les règles environnementales existantes sont effectivement appliquées ? Il s’agit, en quelque sorte, de mettre les imaginaires romantiques à l’épreuve des acronymes de l’Administration… Les auteurs développent ainsi une analyse sociohistorique des polices de l’environnement ancrée dans la perspective du temps long. Le livre, construit en quatre chapitres, offre un point de vue bien documenté sur la question et identifie des pistes de recherches encore insuffisamment explorées.
Le premier chapitre retrace la genèse institutionnelle des polices de l’environnement. Dans le sillage de Jean-Baptiste Fressoz (auteur de la préface), les auteurs insistent sur le fait que celles-ci sont les héritières d’une longue histoire qui plonge ses racines jusqu’au Moyen Âge. L’Administration des « Eaux et Forêts » est ancienne puisque le premier « enquêteur » est nommé au XIIIe siècle : sa raison d’être, qui est de défendre les ressources des propriétés royales, ecclésiastiques, seigneuriales, se prolonge après la Révolution, qui met la propriété privée au cœur du système juridique français. Si la révolution industrielle fait naître une préoccupation nouvelle pour les « nuisances » (en écho à l’hygiénisme qui règne alors) et accélère l’émergence d’une police des « choses environnantes », il faut attendre le XXe siècle pour que les polices de l’environnement soient plus systématiquement réintégrées à l’appareil d’État, et qu’elles soient perçues comme les vecteurs d’un mouvement d’écologisation de la société. L’analyse fine des réorganisations d’attribution des vingt dernières années met en lumière le morcellement des logiques institutionnelles, sous l’effet – notamment – de l’impératif de « rationalisation » de l’action publique. Des encadrés sur les trajectoires d’agents dont les carrières ont été altérées par ces réorganisations donnent du relief à l’analyse et permettent d’esquisser les contours d’une sociologie des professions.
Le deuxième chapitre relève que cette fragmentation institutionnelle se traduit par un manque de moyens économiques et procéduraux. Du fait du manque d’effectifs, les agents affectés aux diverses polices de l’environnement manquent de temps pour aller sur le terrain et sont absorbés par des tâches administratives (rédaction de procès-verbaux, d’avis techniques, etc.) qui les empêchent de tenir leurs objectifs de contrôle. Une dynamique circulaire est à l’œuvre : « Le manque d’investissements rend impossible l’objectivation quantifiée des dommages environnementaux, qui justifie à son tour le faible financement des polices qui les traitent » (p. 37). Malgré le durcissement – voulu par l’Union européenne – des lois et des réglementations, les sanctions restent limitées et elles paraissent rarement dissuasives : le contentieux environnemental ne parvient guère à susciter l’intérêt des magistrats, qui sont souvent déjà surchargés de travail dans leurs juridictions ; les sanctions administratives sont rares et laissent souvent une grande latitude aux acteurs contrôlés. Les auteurs observent que l’aiguillage d’un dossier vers la voie administrative (le préfet) ou vers la voie judiciaire (le parquet) répond rarement à la nature des faits générateurs (le type d’atteinte au milieu), mais qu’il s’inscrit plutôt dans des rivalités politiques entre les services déconcentrés de l’État (DREAL, DDPP, DDT17) et les établissements publics (Office français de la biodiversité).
Le troisième chapitre analyse les contraintes sociales auxquelles les polices de l’environnement se plient dans l’exercice de leur fonction. S’appuyant sur des entretiens avec des agents, les auteurs relèvent que ceux-ci ont en commun de vifs intérêts naturalistes, mais que leurs rapports à l’autorité diffèrent ; en d’autres termes, ils sont venus plus pour l’« environnement » que pour la « police ». Les contrôles effectués auprès des agriculteurs sont ceux qui génèrent le plus de tensions : dans un contexte où la viabilité économique des exploitations est conditionnée à une mise en conformité quasi continue à des normes sans cesse édictées, modifiées et durcies par des autorités publiques, l’inspecteur d’environnement passe facilement pour le représentant de cette bureaucratie distante et déconnectée. Si le risque de l’agression physique est bel et bien présent, les pressions s’exercent également par des voies indirectes, par exemple via la mobilisation de réseaux politiques (maire, syndicalistes agricoles, députés, etc.). Les auteurs suggèrent que l’hostilité déclarée des organisations professionnelles agricoles au droit de l’environnement et à ses principes les plus élémentaires résulte de stratégies politiques qui visent à susciter la sympathie des agriculteurs, à l’heure où leur effacement démographique et culturel les rend particulièrement vulnérables. Se sachant redevables à l’égard de leurs administrés, les collectivités et les services déconcentrés de l’État ont une relation ambivalente – tantôt coopérative, tantôt fuyante – avec les polices de l’environnement : les associations environnementalistes, quant à elles, agissent comme des auxiliaires discrets et de plus en plus incontournables.
Le quatrième chapitre rend compte de la technicité du travail des inspecteurs de l’environnement et se propose d’y voir une véritable avant-garde − au sens où l’ordre environnemental qu’ils défendent ne leur préexiste pas : les lois, les circulaires, les réglementations existent, certes, mais elles sont mal connues et leur légitimité est fragile, voire contestée. Parce qu’il vise justement à les rendre opératoires dans des contextes toujours spécifiques, le métier des inspecteurs consiste donc en une « activité de requalification des choses qui nous environnent et des pratiques qui les affectent » (p. 64). Il s’agit bien d’une requalification : confrontés à des habitudes sédimentées, les agents n’ont d’autre choix que d’intervenir dans les « débats de norme » qui régissent les usages ordinaires de la nature. Au terme de l’enquête, les auteurs proposent « d’introduire en sociologie de l’environnement un concept classique de la sociologie des pratiques culturelles : l’œil » (p. 69). Et c’est en ce sens que les polices de l’environnement peuvent être dites d’avant-garde : leurs agents lisent les éléments de paysage selon des critères qui reflètent leur acculturation aux savoirs naturalistes, ce qui les place souvent en rupture avec le sens commun. Dans le cas d’un litige, par exemple, le défi consiste pour eux à mener de front plusieurs opérations de qualification : tout d’abord, sur le plan matériel, dans la mesure où des procédés très pointus visant à l’établissement des faits (analyses en laboratoire, expertise, etc.) – une activité de factualisation, diront certains – sont souvent nécessaires pour objectiver une infraction qui aura été initialement repérée d’un « coup d’œil » ; ensuite, sur le plan juridique, puisqu’il importe de mener un travail d’intéressement auprès des magistrats, qui manquent souvent de connaissances techniques ; enfin, sur le plan moral, où les jeux d’acteurs sont particulièrement complexes et où les responsabilités pour des pollutions diffuses apparaissent souvent enchevêtrées. Parce qu’ils s’efforcent de donner une signification à des lois dont les finalités ne sont pas toujours comprises, les inspecteurs d’environnement agissent comme des diplomates : en ce sens, ils participent, chacun à leur mesure, à un fragile processus d’écologisation de la société.
Au terme de l’ouvrage, les auteurs concluent que la faiblesse des polices de l’environnement « s’explique en définitive par le manque de cohérence et de moyens des objectifs politiques que nous nous donnons collectivement » (p. 79). Croire que l’on pourrait instituer un ordre environnemental en se contentant d’intensifier le volet répressif est une illusion ; « transformer l’économie tout entière du métabolisme de nos sociétés » (p. 81) requerra à tout le moins l’émergence de nouvelles cultures, susceptibles d’expliciter l’intérêt général avec vigueur et inventivité. Plutôt que d’enclore son objet, cet essai prend finalement le parti de l’ouvrir : face à l’indifférence, voire à l’hostilité, que suscitent aujourd’hui les polices de l’environnement, il importe que les sciences sociales éclairent les mutations en cours. De nombreuses zones d’ombre sont pointées par les auteurs : quelles sont les difficultés spécifiques auxquelles se heurtent les polices des espaces littoraux et maritimes ? Quels sont les effets de l’implication grandissante des associations environnementalistes, qui agissent comme des auxiliaires dans la détection des infractions ? Ou ceux de l’influence croissante des infrastructures numériques dans la gouvernance environnementale ? Sur tous ces sujets, encore peu explorés, des approches comparatives permettraient d’éclairer les continuités et les contrastes. Fixant un panorama précis des (mé)connaissances sans délaisser l’exigence ethnographique, cet ouvrage balise le champ des possibles et résonne comme une invitation enthousiaste à poursuivre les enquêtes de terrain.
Pierre-Louis Choquet
(IRD, UMR Prodig, Aubervilliers, France)
pierre-louis.choquet@ird.fr
Le fleuve qui voulait écrire. Les auditions du parlement de Loire
Camille de Toledo
Manuella éditions/Les Liens qui libèrent, 2021, 377 p.
Dans Le fleuve qui voulait écrire, l’écrivain Camille de Toledo met en récit les auditions du parlement de Loire qui ont consisté en cinq journées de rencontres autour du fleuve pendant lesquelles 13 personnalités (Frédérique Aït-Touati, Bruno Latour, Virginie Serna, Bruno Marmiroli, Jacques Leroy, Jean-Pierre Marguénaud, Catherine Larrère, Catherine Boisneau, Valérie Cabanes, Matthieu Duperrex, Gabrielle Bouleau, Sacha Bourgeois-Gironde, Marie-Angèle Hermitte) ont pris la parole pour chercher à définir les contours d’une nouvelle organisation légale qui permettrait au fleuve de s’exprimer et de défendre ses intérêts. Ce long processus organisé par le POLAU (Pôle Arts & urbanisme situé à Saint-Pierre-des-Corps) entre 2019 et 2020 a consisté à écouter ces scientifiques (sociologue, philosophe, archéologue, paysagiste, juriste, économiste, écologue, politiste) afin de déterminer les modalités garantissant un meilleur équilibre entre les intérêts humains et non humains. Ce processus, présenté comme un « soulèvement légal terrestre » visant à réanimer le vivant, s’inscrit à la suite d’initiatives reconnaissant (ou appelant à reconnaître) des éléments de nature, et plus spécialement des fleuves – Whanganui (Nouvelle-Zélande) ; Atrato (Colombie) ; Yamuna et Gange (Inde) ; Rhône (Suisse) – comme des sujets juridiques. S’inspirant de la pensée de Bruno Latour (lui-même auditionné), le parlement de Loire constitue une expérience novatrice visant à dépasser la partition entre humains et non-humains en faisant une place pour ces autres vivants dans les enceintes de décision politique. Il s’agit de promouvoir une « nouvelle ontologie où des rivières, lacs, océans, espèces animales, végétales, pourront plaider leurs causes et écrire, avec nous, les humains, les termes de la vie commune » (p. 8). L’ouvrage retrace ce théâtre de questions. Le livre est organisé en six chapitres : les cinq premiers consacrés aux consultations tandis que le dernier rend compte de la délibération. Il est illustré de photographies en noir et blanc présentant des scènes des auditions ainsi que des paysages de la rivière qui complètent la description de l’épaisseur de cet objet complexe. Les douze dernières pages proposent un résumé graphique (sous la forme de schémas) de la transformation à mener.
La démarche s’inscrit dans un contexte de conflit, existant ou potentiel, marqué par une asymétrie de pouvoir. Dans ce cadre, la réflexion vise avant tout à rééquilibrer le rapport de forces à l’œuvre. Il s’agit de passer d’une éthique anthropocentrée dominante vers une éthique écocentrée tout en considérant les enjeux des générations futures en intégrant des temporalités plus longues. La révolution portée par le parlement de Loire consiste à considérer Loire non plus comme une ressource mais une unité vivante, un sujet et non plus un objet. Dès lors, réécrire les fictions du droit conduit à un bouleversement tel qu’« on ne gère plus une ressource, on négocie avec une entité naturelle dotée d’une capacité juridique propre » (p. 295). Le droit reconnaît en effet comme sujet ce qu’une société considère comme suffisamment important pour être protégé, et depuis le début du XXe siècle, d’autres entités que les personnes humaines (sociétés commerciales, associations, par exemple) ont accédé à ce statut. Les travaux sur le droit animal et les expériences dans d’autres contextes ontologiques sont mobilisés par les auditionnés pour imaginer l’évolution possible du droit. Un des intérêts de l’ouvrage est d’esquisser au fil des auditions plusieurs objectifs qui permettent de mieux saisir la complexité du projet et ses différentes ambitions. Doter Loire d’une entité juridique n’est pas exempt d’une certaine poésie : le but est ainsi en partie symbolique. Il vise à intégrer d’autres perspectives par un travail de décentrement et à retrouver l’unité de Loire là où elle est souvent fragmentée. Il s’agit d’un effort essentiel pour faire évoluer les rapports au vivant et alerter sur sa fragilité à l’heure de l’Anthropocène et d’une crise profonde de la biodiversité, souvent éclipsée par le changement climatique. Les symboles ont un rôle performatif : ce nouveau récit contribue à une meilleure attention au respect du vivant et à son intégrité. L’objectif visé est cependant également plus opérationnel lorsqu’il s’agit d’obtenir une efficacité concrète pour remédier à la crise. L’enjeu devient alors de protéger le vivant en conférant des obligations à ceux qui sont en relation avec lui. Il s’agirait d’étendre la reconnaissance des valeurs intrinsèques de la nature en allant plus loin que la notion de préjudice écologique issue de la catastrophe de l’Erika en 1999. Faire de Loire un sujet légal doit alors lui permettre d’annuler des décisions et de réparer des préjudices. Enfin, la forme la plus aboutie et la plus politique consiste à intégrer des représentants de la nature dans les enceintes parlementaires : il s’agit d’étendre le contrat social au vivant comme le proposait Michel Serres dès 1990. L’ambition consisterait à ce que les droits de la nature soient évalués à l’occasion de chaque projet d’aménagement par une assemblée réunissant l’ensemble des acteurs. Outre la question des porte-parole, il peut être reproché à cette dernière option qu’elle s’attache plus à défendre la nature qu’à négocier avec ce qui abîme la Terre, comme le suggère Matthieu Duperrex.
Concernant ce troisième objectif, l’ouvrage restitue, grâce à la multiplication des points de vue, les débats concernant le défi d’imaginer une assemblée représentative accueillant des non-humains. Les ressorts du tournant légal qui transforme les choses du vivant en personnes sont à plusieurs reprises examinés permettant de mettre en évidence plusieurs voies : la voie indigène qui consiste à reconnaître, voire réparer, les droits violés des populations autochtones (les Maoris en Nouvelle-Zélande) ; la voie spirituelle employée en Inde par les juges locaux pour protéger les rivières sacrées du Gange et de la Yamuna (même si cette décision sera ensuite révoquée par la Cour suprême indienne) ; et la voie technique ou scientifique qui s’appuie sur les études et documentations permettant de saisir le fonctionnement et la fragilité du milieu. En l’absence de pensée indigène ou de rapport religieux au fleuve, peut-on s’appuyer seulement sur la troisième voie ? Faut-il appeler à une importante révolution culturelle visant à dépasser le grand partage ? Une transformation du droit suffira-t-elle à quitter notre position de surplomb vis-à-vis de la nature ? Il est plutôt question durant les auditions de suivre une voie laïque. Si les scientifiques sont identifiés comme des traducteurs de choix, capables d’écouter le fleuve et les plus à même de restituer le fonctionnement des écosystèmes et ainsi d’en être les porte-parole, de nombreuses précautions sont formulées pour éviter un gouvernement des experts ou le risque d’une biocratie. Ainsi, l’ensemble des auditionnés plaide pour une assemblée mixte composée des différents publics, humains et autres qu’humains, constituant les peuples de Loire. Il ne s’agit pas de changer d’ontologie en adoptant les croyances des peuples autochtones mais de reconnaître que nos vies dépendent de la Terre et que nous y sommes attachés conformément aux propos d’un des ouvrages majeurs de Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes (1999). À rebours de la mise à distance responsable d’une crise de sensibilité, le parlement de Loire plaide pour une réactivation de nos liens et de nos expériences à la nature qui ont bel et bien toujours existé, comme y incitent aussi Linton et Pahl-Wostl dans un article18 publié en 2023. Inspiré de The land ethic19 d’Aldo Leopold qui invite à penser comme une montagne, ce changement de récit invite, d’une part, à un décentrement et, d’autre part, à un travail fin de description nécessaire à l’identification des motifs constituant la Loire. Cette dernière est indispensable à l’identification de la composition du peuple de Loire afin de définir le parlement des choses.
L’ouvrage aborde à plusieurs reprises la question de l’échelle sans que celle-ci ne fasse l’objet d’une véritable discussion. Les échelles administratives sont ainsi mises de côté car considérées comme inappropriées à l’appréhension du fonctionnement des entités naturelles. D’une part, la faisabilité d’un parlement associant des gardiens de la rivière à l’échelle d’un bassin versant aussi grand que la Loire apparaît une tâche complexe : comment imaginer des délibérations dans ce cadre ? Ne faudrait-il pas partir de territoires de dimensions plus modestes, plus adaptées à une expression des relations sensibles aux lieux, comme y invitent les travaux sur la biorégion ? Alors que la nécessité de penser la transformation en continuité des institutions existantes est rappelée à plusieurs reprises, il est étonnant que les outils de gouvernance locale de l’eau mis en place par les lois de 1964 puis de 1992 avec les comités de bassin et les commissions locales de l’eau, qui n’ont d’ailleurs pas de personnalité juridique, ne soient pas discutés ici. D’autre part, l’ouvrage soulève des questions sur le périmètre à considérer. Faut-il s’appuyer sur le bassin versant de la Loire dans son intégralité, chacun des éléments participant au fonctionnement de celui-ci (sédiments, eau, poissons) ? Cependant, une partie d’entre eux, comme les poissons amphihalins20, obligent à envisager des périmètres plus vastes incluant en particulier les océans. Comment savoir où s’arrêter ? Parallèlement, plusieurs interventions précisent de quoi le sociohydrosystème Loire est fait, soit un entremêlement d’éléments naturels et d’artefacts devenus inséparables (à l’image d’une épave atterrie et support d’une île) qui obligent à reconnaître le fleuve comme un hybride, comme nous y invitent Donna Haraway21 ou encore Laurent Lespez et Simon Dufour22. Reconnaître les droits de la nature constitue alors un risque d’aller plus loin dans la construction sociale de la nature, comme le souligne Catherine Larrère. Il s’agit d’être vigilants à ce que l’effort de description permette de reconnaître les liens et attachements multiples avec les non-humains plutôt qu’encourager une nouvelle coupure, comme l’illustre, par exemple, la cartographie des cours d’eau réalisée en 2015 et analysée par de la Croix et al.23.
Au final, Le fleuve qui voulait écrire constitue le riche témoignage des premières étapes d’un processus qui s’annonce très stimulant au travers de dialogues argumentés et très libres. Il restitue un dialogue extrêmement riche entre plusieurs disciplines au chevet de la Loire. L’ensemble constitue une réflexion nouvelle et utopique bienvenue pour imaginer une nouvelle prise en charge du vivant. Sa lecture incite à en suivre les prolongements. En particulier, les lecteurs seront sans doute curieux d’accéder aux futures discussions concernant les conditions de représentation des sentinelles et autres gardiens du fleuve et les modalités de désignation des porte-parole. La diffusion de cet imaginaire nécessite en effet sans doute un accompagnement visant à renouer avec le vivant auxquels les scientifiques24 et les artistes25 pourront utilement prendre part pour favoriser ce nécessaire réenchantement.
Marie-Anne Germaine
(Université Paris-Nanterre, UMR LAVUE, Nanterre, France)
marie-anne.germaine@parisnanterre.fr
La souveraineté de la Terre. Une leçon africaine sur l’habiter
Danouta Liberski-Bagnoud
Seuil, 2023, 461 p.
Le modèle du livre de Danouta Liberski-Bagnoud est celui de la « leçon », c’est d’ailleurs le sous-titre de son ouvrage. L’auteure veut administrer une leçon magistrale, définitive, « issue du terrain », sur la manière africaine d’habiter aux administrateurs, experts, investisseurs et chercheurs sur le foncier. Tous ceux qui, selon elle, pratiquent (peu ou prou26) un « forçage » et une « imposition » de l’individualisme possessif, et par leurs actions funestes, aideraient à transformer la terre en actif financier, épuisant progressivement tous les espaces pour les rendre indisponibles, inhabitables. Son argument massue, celui qu’elle adresse comme une objection fondamentale aussi bien à ceux qui considèrent que les droits doivent concerner uniquement les hommes qu’à ceux qui veulent également en donner à la nature, est le concept de Terre souveraine. Selon l’auteure, qui a travaillé longuement en pays kasena27 mais développe ici une réflexion plus générale sur la façon dont s’organise l’architecture qui fonde les rituels du partage de la terre dans un ensemble de sociétés voltaïques (gur) d’Afrique de l’Ouest, dans ce type de collectifs, il est nécessaire de distinguer entre la Terre souveraine et les terres historiques ou les territoires. La première est une terre mythique située dans l’espace-temps de l’antériorité, des génies, de Dieu (p. 300) ; les secondes sont dans le monde des humains, c’est-à-dire qu’elles sont adaptées à leurs coordonnées spatiotemporelles. L’auteure résume les caractéristiques de ces dernières autour des couples généalogisation de l’espace/territorialisation des lignages, ces incorporations nécessaires de l’autre en soi par des entités distinctes (la terre, les hommes) qui contribuent constamment, en développant chacune leurs activités, à définir les conditions d’existence de l’autre et donc l’habitabilité globale du monde28. Les territoires sont les lieux que des autorités religieuses (les maîtres des peaux de la terre en pays kasena) concèdent à des groupes qui cherchent à s’installer. Ils leur donnent à la fois les moyens de cultiver et d’avoir accès – sur un lieu de culte, c’est-à-dire une portion du sol interdite de culture – à une part des semences (germen) célestes qui va leur permettre de prospérer et d’obtenir la fécondité des femmes, la fertilité des champs, la paix sociale et la grandeur du groupe… Par opposition à ces terres historiques, la Terre souveraine, serait, selon la formule kasena, « la grande étendue que l’on ne peut mesurer », ce qui déborde, ce qui peut tout avaler, tout ramasser, l’auteure soulignant son caractère violent, dangereux (p. 300-301). À la lecture de l’ouvrage, on peut multiplier les qualificatifs à son propos : hétéronome ; non humanisable ; constituant la figure majeure de l’altérité ; figure allocutaire ; tiers garant activé par et pour le rituel, qui s’appartient (donc à partir de laquelle aucun droit foncier ne peut être constitué)… La Terre souveraine serait cette entité qui est et doit rester dans l’incommensurable pour que les hommes puissent être dans le commensurable, capables de symbolisation, aptes à produire de manière répétée le rite et donc la production de la vie en un lieu et en un temps donnés (aucun rite n’établit jamais rien définitivement, il doit être repris).
J’ai une question et un commentaire critique à propos de cette présentation.
Quelle est la place qui doit être réservée à l’entité brousse, de si grande importance dans les sociétés voltaïques29, dans cette architecture ? L’auteure y consacre assez peu de pages mais elle nous la décrit, à partir de l’exemple gourmantché (burkinabè) [p. 341], comme marquée par l’absence de distinction, de limites fixes, à la fois très lointaine et très proche, menaçant parfois d’envahir le village, nombre de caractéristiques qui la rendent proches de la Terre souveraine telle qu’elle a été caractérisée (sans corps, débordante, prête à avaler)… Le livre n’examine pas la question de savoir si les instances se confondent ou pas. Mon hypothèse est que la brousse est une catégorie opérationnelle (autre mais non hétérogène, c’est-à-dire humanisable30) dont le retournement, parfois possible moyennant des rituels adaptés, permet la fabrication des peaux de la terre ou des peaux de villages ou de champs, c’est-à-dire des lieux où les hommes trouvent des moyens (conformes à leurs coordonnées spatiotemporelles) d’assurer et de reproduire leur vie. Chez les Winye du centre-ouest du Burkina Faso, la distinction brousse/village n’est pas une distinction spatiale mais une distinction temporelle et les puissances de la brousse (subsumées sous le terme générique de « génies ») sont réputées agir en avance sur les hommes. Dès lors, si ces derniers s’aventurent en brousse – notamment parce qu’ils cherchent à s’installer –, ils se savent en grand risque d’être avalés, aspirés dans le vortex de l’espace-temps propre aux non-humains, ce qui aurait pour conséquence de les rendre invisibles aux yeux des autres hommes et donc perdus pour la société. Leur progression est marquée par le souci d’identifier et d’établir des liens avec certaines de ces puissances31 qui vont accepter de les laisser déployer leurs coordonnées spatiotemporelles mais aussi les aider, en utilisant leurs coordonnées propres, à accomplir des actions dont ils sont incapables sans leur appui (détacher le germen céleste ; acheminer une âme vers les pays des ancêtres).
Ma critique porte sur le point suivant. Cette Terre souveraine présentée comme mythique, située dans l’espace-temps de l’antériorité, violente et dangereuse, au lieu d’être une donnée structurelle, surplombante, pourrait bien n’être qu’un moment dans l’ensemble de ceux qu’expérimentent régulièrement les sociétés voltaïques. Pour comprendre cette proposition, on doit rompre avec l’idée que dans ces groupes, le statut ontologique de l’homme serait définitivement dissocié de celui de l’animal. C’est ce que l’auteure pense (p. 270-272), dans la suite des réflexions de Georges Bataille32 qui définit l’homme actuel par sa rupture radicale et irréversible avec l’animalité, les sociétés qu’elle étudie partageant, selon elle, ce point de bascule civilisationnel avec les autres sociétés humaines33. Dans les faits, ces sociétés comportent un lot sans cesse renouvelé d’hommes-animaux, quelles que soient les périodes où elles sont étudiées : c’est le cas historiquement des esclaves, mais aussi des sorciers, des zoophiles, des coupables d’inceste, des femmes stériles, des griots34, des prêtres de la terre (voir plus bas), des devins ou des meurtriers35.
Prenons le cas de l’individu membre de la communauté qui en tue un autre en répandant son sang sur le sol. L’auteure nous dit très justement qu’un tel individu imite le sacrificateur, c’est-à-dire un officiant qui, rompant avec les usages et les mœurs, offrirait une victime humaine et non pas une victime animale, c’est-à-dire se comporterait comme un animal qui en tue un autre pour l’offrir à une puissance puis le manger. Ses descriptions sont cependant trop sommaires pour comprendre toutes les implications du phénomène et les liens avec la problématique que je viens d’esquisser. Je reprendrai ici le traitement winye de cette question pour me faire comprendre. Dans cette société, le meurtrier qui tue un homme en faisant s’écouler son sang sur le sol replace toute la société dans un espace-temps primitif, celui où les gens sacrifiaient des victimes humaines et mangeaient leur viande. Pour retourner cette situation, la traiter rituellement, c’est-à-dire la modifier pour que la société puisse revenir à l’espace-temps actuel (celui des terres historiques), il faut qu’un être très particulier (le inu, c’est-à-dire le prêtre de la terre, l’équivalent du gardien de la terre kasena) sacrifie une victime animale (en général un bélier) sur le lieu du meurtre, en ramassant son sang après le sacrifice (le sang répandu est collecté dans le pelage de l’animal), avant que sa viande crue ne soit partagée entre les membres du petit aréopage d’aînés qui l’entourent (le conseil des anciens). Cette procédure très particulière tranche avec les pratiques habituelles en matière de sacrifices. Je n’ai pas l’espace ici d’en préciser les détails, mais elle confirme le fond de l’observation de l’auteure : il s’agit bien de substituer une victime animale à une victime humaine (p. 360), justement parce qu’on est dans le monde historique d’une terre qui n’avale des corps humains qu’à condition que les hommes confirment le fait qu’ils ne peuvent manger que des victimes animales. Il faut donc que le prêtre de la terre (inu) atteste que l’homme tué qui va être enterré est bien un homme et non pas une victime animale tuée par un autre animal. Mais ce prêtre de la terre qui va sacrifier et accomplir cette substitution du corps de l’homme par le corps du bélier est lui-même un homme-animal qui va manger une part de la victime animale alors 1) qu’elle contient encore tout son sang (c’est-à-dire toute sa part agressive, prédatrice, son âme en quelque sorte) ; 2) que sa viande n’a pas été grillée avant d’être partagée entre les membres présents au sacrifice (elle n’a pas été transformée en chose mangeable). C’est parce qu’il est un homme-animal qu’il peut à la fois absorber la victime animale alors qu’elle est encore un sujet – les sacrifices ordinaires transforment la victime animale en chose en faisant en sorte que son sang se répande sur la terre et que sa viande soit braisée (p. 269-270) – et certifier que la victime humaine qui va être enterrée est bien un homme et non pas un animal. L’homme peut donc redevenir à l’occasion, un animal (prédateur) qui en mange un autre, ce qui indique, contrairement à ce que pensent G. Bataille et D. Liberski-Bagnoud à sa suite, que le point de bascule homme/animal est réversible. Lorsque cette occasion se présente, il faut que la société dispose de ritualistes liés à l’espace-temps premier, les seuls à disposer des compétences et de la légitimité pour pouvoir l’en extraire pour la replacer dans les coordonnées qui sont familières aux hommes et qu’ainsi la vie retourne à la normale.
Le monde des sociétés voltaïques est fait d’une alternance d’espaces-temps dont chacun est animé par une puissance tutélaire spécifique, caractérisé par un certain état moral et matériel, un répertoire de pratiques rituelles. Aucun de ces espaces-temps n’est conçu comme révolu du fait de la survenue d’un autre, qui serait postérieur dans la chronologie, et la meilleure représentation que l’on peut en avoir est celle d’un empilement d’états potentiellement toujours actifs. Lorsque tel événement ou tel problème émerge (agression sorcellaire, stérilité d’une femme, homicide ou simple décès…), il est immédiatement interprété comme le déplacement (la régression) de toute la société dans tel espace-temps du fait des individus responsables du problème, et seul un ritualiste capable de se mouvoir avec aisance dans celui-ci (du fait de son statut inné ou acquis) peut éviter le désordre que ne peut manquer de provoquer un tel déplacement. Son but, notamment à travers des sacrifices dont les ingrédients manipulés (cru/cuit, adjonction ou non de cendre, d’eau, de sang) signalent très exactement l’espace-temps où il cherche à se placer, est de rétablir le plan de coordonnées et la configuration morale et matérielle dans lesquels le commun de mortels se sent le plus à l’aise : il s’agit, bien entendu, du dernier des espaces-temps à avoir émergé dans la chronologie établie par le mythe.
Jean-Pierre Jacob
(Institut de hautes études internationales et du développement, Genève, Suisse)
Jean-pierre.jacob@graduateinstitute.ch
Gingras Y., 2011. Compte rendu de Fixari D., Moisdon J.-C., Pallez F., 2009. L’évaluation des chercheurs en questions : 1992-2009, Paris, Presses des Mines, Natures Sciences Sociétés, 19, 2, 197-199 ; Gingras Y., 2019. Compte rendu de Barats C., Bouchard J., Haakenstad A. (Eds), 2018. Faire et dire l’évaluation. L’enseignement supérieur et la recherche conquis par la performance, Paris, Presses des Mines, Natures Sciences Sociétés, 27, 3, 359-361.
Ison R.L., 2023. Beyond COVID: reframing the global problematique with STiP (systems thinking in practice), Journal of Systems Science and Systems Engineering (JSSSE), 32, 1-15, https://doi.org/10.1007/s11518-023-5549-9.
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De la Croix K., Germaine M.-A., Verhaeghe N., 2020. Cartographier une nature « hybride ». Les enjeux de la nouvelle cartographie des cours d’eau en France, Métropolitiques, https://metropolitiques.eu/IMG/pdf/met-croix_germaine_verhaeghe.pdf.
Les partisans de l’approche bundle of rights (faisceaux de droits) dont elle reconnaît certes les « vertus descriptives et analytiques certaines » ne trouvent pas plus grâce à ses yeux que les autres experts : ils auraient le tort de rester des « propriétaristes » convaincus (p. 166), une affirmation discutable. Pour un contre-exemple, voir Jacob J.-P., 2007. Terres privées, terres communes. Gouvernement des hommes et de la nature en pays winye (centre-ouest Burkina Faso), Paris, IRD éditions.
C’est probablement la raison pour laquelle elle se montre si critique vis-à-vis des thèses de P. Descola (2005, op. cit.) et sa proposition de définir l’animisme comme un mode d’identification fondé sur l’idée de continuité des intériorités et de discontinuité des physicalités entre humains et non-humains (p. 75 ; 85 ; 93 ; 95).
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