Open Access
Pré-publication électronique
Dans une revue
Nat. Sci. Soc.
Section Regards – Focus
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2024036
Publié en ligne 23 octobre 2024

© C. Le Cam et al., Hosted by EDP Sciences, 2024

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

Pollution sonore et perte de biodiversité

Jusqu’au début du XXe siècle, l’océan est pour l’être humain un « monde du silence ». Au cours des deux guerres mondiales, puis de la guerre froide, la connaissance des sons sous-marins devient un enjeu militaire. L’invention du sonar en 1917 par Paul Langevin permet alors de discriminer, d’identifier et de classer les sons océaniques. À cette occasion, sont répertoriés pour la première fois les bruits naturels : crevettes-pistolets, cétacés, poissons-crapauds, etc. (Camprubi et Hui, 2020). Notre connaissance de ces paysages sonores a progressé, tout comme la pression des bruits anthropiques. Néanmoins, nos représentations de l’espace sous-marin demeurent partielles et biaisées par notre équipement sensoriel et technique (Uexküll, 2010).

Alors que l’ours blanc s’est imposé comme symbole des changements climatiques, les baleines sont souvent utilisées comme ambassadrices d’un espace océanique fragile, malmené par nos objectifs parfois conflictuels : protection de la biodiversité, activités commerciales, récréatives, académiques ou militaires devant partager les mêmes zones.

Une baleine à bec de Cuvier (Ziphius cavirostris) retrouvée morte le 2 février 2021 sur la commune d’Ars-en-Ré (Charente-Maritime, France) probablement en raison d’activités sonores anthropiques, invite à déplacer notre regard d’un fait isolé à la réalité d’un système Océan aux interconnexions complexes, aux acteurs multiples, humains comme non humains. Ce cas n’est pas isolé mais l’Europe tarde à organiser une protection efficace contre les nuisances sonores sous-marines.

Dans le cadre du programme de recherche Objectif Océan (Encadré 1), nous avons constitué un groupe de travail réunissant diverses disciplines concernées pour enquêter sur la mort de la baleine à bec de Cuvier, que nous avons appelée Ziphia. Cette approche a permis d’envisager la multiplicité des enjeux humains et non humains liés au bruit anthropique sous-marin, de questionner la notion d’aire marine protégée (AMP), de proposer de nouvelles pistes de réflexion pour la protection du vivant océanique et d’élaborer des recommandations de préservation des mammifères marins, afin que responsabilité soit prise dans tous les domaines sociétaux.

Objectif Océan et le navire Esprit de Velox.

Le groupe constitué pour étudier le cas Ziphia s’inscrit dans le programme de recherche et d’innovation responsable Objectif Océan. Il est porté par l’association Esprit de Velox comptant une centaine de membres individuels et personnes morales, issus de la société civile, de la recherche, de l’éducation, de l’industrie et du monde maritime. Il contribue à la Décennie des Nations unies pour les sciences océaniques au service du développement durable (2021-2030).

Esprit de Velox vise à faire évoluer les campagnes océanographiques :

  • en constituant une forme de tiers-lieu inclusif où se joue une expérience d’intelligence collective pilotée par des chercheuses et chercheurs, au sens le plus large du terme sous la forme de tables rondes, conférences, ateliers ;

  • en développant Esprit de Velox, un navire discret, bioinspiré, énergétiquement autonome et à impact environnemental extrêmement réduit, capable d’accueillir sur le temps long des équipes complémentaires de chercheurs. Le navire permettra la rencontre d’expériences multiples et l’émergence d’un dialogue nouveau avec l’océan. L’objectif est de pouvoir embarquer une première équipe de recherche en 2027 (https://www.espritdevelox.org).

L’atelier sur le cas Ziphia remet au premier plan la nécessité du temps long, le besoin d’un « camp de base », ainsi que la prise en compte de l’imprévu naissant de la diversité des regards. Le groupe a vécu par ses itérations sur une période de 18 mois, une métamorphose du processus de recherche lui-même. Après un cycle de sessions collectives alimenté de productions personnelles et d’une résidence (21-24 novembre 2021), chaque contributeur a non seulement développé une vision partagée et augmentée du sujet, mais a également fait évoluer la pratique personnelle de son domaine.

En s’efforçant de percevoir et d’anticiper les métamorphoses océaniques qui nous concernent toutes et tous, en intégrant une multiplicité de points de vue, humains et non humains, le programme Objectif Océan accueille les prémices d’une « océanoéthologie ».

Le cas Ziphia

Les échouages de baleines à bec, bien que concernant des effectifs faibles, sont réguliers sur la côte atlantique française (Meheust et al., 2021). Après 5 événements au premier semestre 2020, un sixième cadavre s’échoue le 2 février 2021 à Ars-en-Ré (Fig. 1).

La nécropsie de cette femelle mature a révélé des lésions compatibles avec une mort traumatique causée par l’impact direct d’un choc impulsionnel sur le cétacé (Fig. 2).

L’audition est aussi primordiale pour les cétacés que la vue l’est pour l’être humain : la lumière ne pénètre pratiquement plus après 200 mètres sous l’eau. Le son, lui, se propage cinq fois plus vite dans l’eau que dans l’air et, selon les fréquences et les caractéristiques du milieu, jusqu’à plusieurs milliers de kilomètres de sa source d’émission. L’audition constitue ainsi pour les cétacés le sens le plus important pour percevoir leur environnement, repérer leurs proies et communiquer avec leurs congénères (Fig. 3).

Les cétacés à dents, comme la baleine à bec de Cuvier, perçoivent une gamme de fréquences s’étendant de 100 Hz à 100 kHz (20 Hz à 20 kHz pour les êtres humains). Cette espèce produit des sons dans la gamme 20 kHz-80 kHz. Parmi les expertises développées et partagées par les membres du groupe de travail, la communication intuitive animale (Evans, 2010 ; Evans et Kaiser, 2017) tente de créer des ponts de dialogue direct entre les êtres humains et les autres espèces en équilibrant recours à l’intuition et à la logique. Elle nous permet de percevoir la manière dont ces êtres sociaux usent du son pour interagir avec leur environnement, leurs congénères et les autres espèces (communication, alimentation, reproduction, apprentissage des jeunes…). Cette place donnée à l’intuition, définie par Henri Bergson (1934) comme « la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable », a permis d’installer la baleine au centre de notre groupe et de lui « donner une voix ». De fait, un stress sonore important peut constituer une menace pour la survie des individus. En effet, le bruit induit par les activités humaines peut, selon ses caractéristiques (puissance, intensité, fréquence, durée…), créer une large diversité d’impacts nuisibles : dérangement, stress physiologique, perte d’habitat, masquage des communications, lésions temporaires ou permanentes et même la mort (Parsons et al., 2008 ; Tyack et al., 2011 ; Cox et al., 2006 ; Fig. 4).

Le bruit impulsionnel est considéré comme le principal suspect dans le cas Ziphia. Court et de forte intensité, il se propage, soit dans toutes les directions (explosion), soit de façon directionnelle (sonar). L’intensité du son perçu correspond à une variation de pression par rapport à une pression de référence, exprimée en décibels. Les battages de pieux, les explosions, les sonars militaires, certaines sources sismiques (académiques ou pétrolières) sont typiques de ce bruit. Les émissions sonores de forte intensité semblent spécifiquement modifier les comportements des baleines en plongée, causant la perte des repères spatiaux et entraînant des remontées trop rapides vers la surface et/ou vers des zones moins profondes et côtières (Cox et al., 2006 ; Parsons et al., 2008 ; Ketten, 2014). Elles représentent aussi un risque de lésions auditives temporaires ou définitives et peuvent provoquer la formation de bulles de gaz, des hémorragies des organes vitaux, potentiellement létales pour l’animal à court ou moyen terme (Cox et al., 2006 ; Parsons et al., 2008). Ces sons peuvent aussi engendrer des changements du rythme cardiaque et de la pression artérielle, une hypoxie, ou encore la cavitation du sang puis l’explosion des organes (Cox et al., 2006).

thumbnail Fig. 1

Ziphia, baleine à bec de Cuvier, échouée le 2 février 2021. © Observatoire Pelagis.

thumbnail Fig. 2

Épanchement hémorragique thoracique massif observé lors de la dissection. © Observatoire Pelagis.

thumbnail Fig. 3 Photographie par Nicolas Floc’h de l’habitat de Ziphia, canyon de Lampaul, golfe de Gascogne, − 864 m, neige marine, replat rocheux, mission océanographique Chereef, in Paysages productifs, Initium Maris, Deep Sea.

« Pour cette mission de onze plongées entre − 700 et − 1 800 mètres, j’utilise un grand-angle contrairement aux scientifiques, qui privilégient des vues serrées. Je sangle mon appareil sur le robot sous-marin de la flotte océanographique française HROV Ariane comme sur le pare-chocs d’une voiture. Je profite des “phares” d’Ariane, qui éclairent les paysages.Au fond, c’est Mars ou la Lune mais habitées par des poissons solitaires et des milliers d’espèces. Le long de la colonne d’eau, dans le substrat des échantillons prélevés, ce qui me surprend dans le détail de mes images, c’est la profusion de la vie. »
Dans les « phares » d’Ariane
Paysages profonds dans la neige marine
Agités d’organismes à la nuit de leurs vies hyperbares
Cartographiés en « clics »
En mémoire de baleine…
Nicolas Floc’h, 2021

thumbnail Fig. 4

Mécanismes potentiels par lesquels les cétacés sont affectés par les sonars. Source : les auteurs d’après Cox et al., 2006.

Pourquoi cet accident ?

Depuis plusieurs décennies, des échouages en masse de baleines à bec ont été signalés à travers le monde et mis en lien avec des émissions de forte intensité produites par certaines activités industrielles, scientifiques ou militaires, au point qu’à chaque cas de mortalité de baleines à bec, la cooccurrence de telles activités est systématiquement recherchée (Ketten, 2014). Les investigations ont révélé l’association régulière de ces mortalités avec la présence de navires militaires, utilisant en particulier des sonars basses et moyennes fréquences de forte puissance (Filadelfo et al., 2009). À titre d’exemple, les risques associés à l’emploi de ces sonars furent admis par l’US Navy en 2001. À la suite d’un échouage en masse de 17 cétacés aux Bahamas en mars 2000, dont des espèces de baleines à bec (Schrope, 2002 ; Ketten, 2014), un exercice anti-sous-marin de la marine des États-Unis a été tenu pour responsable. Le procès engagé, relaté dans l’ouvrage War of the whales de Joshua Horwitz (2015), avait fait grand bruit. Des événements similaires ont également été rapportés en Europe. Notre cas d’étude n’est malheureusement pas le dernier en date. En effet, 12 baleines se sont échouées sur les rivages nord et sud de Chypre entre les 9 et 13 février 2023. Aucune n’a survécu. Les spécialistes de l’Université d’Istanbul ont établi un pré-rapport faisant état d’un traumatisme acoustique (Basat, 2023).

L’examen de Ziphia a permis d’évaluer sa mort entre les 5 et 10 janvier 2021. Une modélisation à rebours du trajet de son cadavre de la côte vers la zone probable de mortalité (Fig. 5) a été réalisée selon un modèle de dérive inverse (Peltier et Ridoux, 2015) : le trajet vraisemblable de la dépouille conduit à une forte probabilité d’une mort survenue sur le site Natura 2000 « Mers Celtiques – Talus du golfe de Gascogne ». Il est protégé à deux titres : la directive Habitats Faune Flore et la directive Oiseaux. La première reste en attente de l’adoption de son document d’objectifs (Docob), l’autre ne cible pas les cétacés. À proximité directe (50 km) et dans la période considérée (4 au 8 janvier 2021), un bâtiment militaire effectuait des essais sous maîtrise d’œuvre de Naval Group, sur une zone d’exercice et de tir (Zonex) attribuée par la préfecture maritime de l’Atlantique (Fig. 5) dans la zone Natura 2000.

Aucune preuve directe ne permet de désigner l’activité du navire comme cause de l’accident. Naval Group s’est cependant saisi du sujet avec le soutien de notre groupe de travail interdisciplinaire afin de faire évoluer les processus de conduite d’essais des sonars à impulsion de ses navires de combat.

Alors que les pressions anthropiques sonores s’intensifient, le cadre réglementaire environnemental a peu évolué et reste souvent inefficace. En droit de la mer, la Convention de Montego Bay de 1982 impose aux États une obligation de prévenir, réduire et maîtriser la pollution du milieu marin (art. 194), incluant indirectement la pollution sonore en tant qu’« énergie » introduite dans le milieu marin. Des organismes internationaux (par exemple, l’Organisation maritime internationale, la Convention OSPAR) ont émis des recommandations. La directive-cadre européenne stratégie pour le milieu marin (DCSMM) prévoit que : « l’introduction d’énergie, y compris de sources sonores sous-marines, s’effectue à des niveaux qui ne nuisent pas au milieu marin ». En France, la DCSMM est transposée dans le code de l’environnement et se limite à la métropole. Ce code impose une perspective écologique dans la planification de l’espace maritime, mais exclut les activités dont « l’unique objet est la Défense ou la sécurité nationale » (art. L 219-5-1).

Bien qu’il existe en France une grande diversité d’AMP définies par le code de l’environnement (art. L. 334-1 et suiv.), la grande majorité de celles existantes dans les eaux françaises de l’Atlantique ne sont pas ou sont peu régulées (Claudet et al., 2021). Concernant les pressions sonores, tout navire civil naviguant dans une AMP est supposé respecter sa réglementation, lorsqu’elle existe, et obtenir si besoin l’accord de l’autorité locale compétente. Un guide du ministère chargé de l’environnement (Terrier et al., 2020) préconise différentes procédures pour réduire ou compenser les impacts des sons sous-marins anthropiques, mais ces mesures ne sont ni obligatoires ni appliquées de façon homogène par l’administration française. Ziphia évoluait au moment de sa mort dans un secteur couvert par deux AMP. Mais aucune n’apporte de contrainte sur le bruit alors que la marge continentale constitue un habitat préférentiel pour de nombreuses espèces sensibles de cétacés. Actuellement, ce périmètre est toujours attribuable à des exercices militaires (Zonex). Les lacunes réglementaires et de surveillance du terrain diminuent l’effectivité des AMP, qui deviennent alors de simples « parcs de papiers » (Féral, 2011 ; De Santo, 2018).

D’autre part, dans la zone économique exclusive (ZEE) française, certaines activités en mer nécessitent l’obtention d’une autorisation de travaux auprès de la préfecture maritime. Cela s’applique à tout navire français ou étranger : les travaux scientifiques ou la reconnaissance pour les câbles sous-marins suivent le décret recherche scientifique marine ; les travaux d’exploration ou d’exploitation des ressources minières ou énergétiques fossiles suivent le code minier qui fait référence au code de l’environnement. Dans le cas des exercices militaires d’entraînement, qui nous intéressent, la Marine nationale affecte des Zonex. Tout navire, qu’il soit militaire ou civil, doit donc déclarer ses intentions de travaux auprès de la préfecture maritime. Les autorisations sont délivrées afin d’éviter les usages conflictuels de la zone sans que soit pris en compte l’impact environnemental des navires et de leurs activités. Pourtant, le préfet maritime, officier général de marine, est aujourd’hui le responsable de la lutte contre toutes les formes de pollutions en mer : « les activités militaires se trouvent aujourd’hui de plus en plus orientées par la protection de l’environnement et redéfinies comme ne devant pas s’exercer à l’encontre des impératifs liés à cette protection » (Touzot, 2018). Dans le cas présent, le navire opérant sur zone n’a pas appliqué de protocole de réduction des bruits, puisqu’aucune contrainte sur le bruit n’est imposée ni dans cette AMP ni dans la ZEE. Toutefois, il importe de préciser et de rappeler que toute personne pratiquant une activité en mer, en particulier tout navire civil, est tenue de respecter l’obligation générale de protection du milieu marin imposée par le droit international de la mer.

thumbnail Fig. 5

Reconstitution à rebours de la dérive du cadavre (une marque par position journalière moyenne) depuis le site d’échouage (octogone rose) jusqu’à la période de la mort (capsules rouges, période du 5 au 10 janvier). Zone de présence du bâtiment (cercle rouge). Crédits : cartes SHOM et agrandissement sur levé de fond détaillé (Bourillet et al., 2012).

Propositions d’améliorations pratiques par le groupe de travail

Responsabiliser les utilisateurs d’équipements sonores sous-marins

Certains organismes producteurs de sons sous-marins suivent leur propre protocole. L’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) applique déjà depuis 2011, un protocole de protection (Ducatel et al., 2019). Il inclut une analyse de risque en amont, des mesures préventives et, en cas de nécessité, l’arrêt des tirs en cours d’opération (Encadré 2). Il est mis à jour régulièrement pour tenir compte des nouvelles connaissances ou combler des manques.

Résumé des mesures du protocole de protection mis en place par l’Ifremer.

En amont de chaque campagne en mer, l’Ifremer établit un protocole spécifique à chaque équipement, en tenant compte des espèces de la liste rouge de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) concernées dans la zone, du statut et des règles de la zone (AMP, règles de l’État riverain, etc.). Il spécifie les créneaux temporels hors périodes de migration ou de reproduction, les niveaux d’émission à ne pas dépasser, les périmètres d’alerte et d’exclusion, l’obligation ou non d’embarquer des observateurs de mammifères marins indépendants (MMO).

Pendant la campagne, chaque utilisation d’équipements débute par une observation/écoute pré-tir pour constater l’absence d’animaux puis par un démarrage progressif des sources. La surveillance visuelle de jour ou acoustique (24 h/24) est assurée par les MMO. Ceux-ci ont autorité sur le chef de mission et le commandant pour arrêter les tirs dès que le périmètre d’exclusion est franchi. L’absence d’animaux permet la reprise des tirs avec un nouveau démarrage progressif.

Les équipements de classe 1 (volume de la source supérieur à 500 in3) suivent le protocole. Ce dernier n’est pas appliqué pour les équipements de classe 2 (volume inférieur à 500 in3), sauf demande ou réglementation spécifique de l’État riverain.

Dans le domaine militaire, certaines marines ou sociétés disposent aussi de protocoles de réduction des nuisances sonores. Des États côtiers ont également établi des procédures. Un navire devrait systématiquement combiner les règles de sa société et la législation de l’État côtier pour prendre en compte les contraintes les plus fortes de l’une ou de l’autre. Alimentée par les travaux du programme Objectif Océan et les échanges au sein du groupe de travail, la société Naval Group a sollicité en interne ses experts métiers et modifié les procédures d’essais utilisant les sonars actifs (qui permettent par exemple de détecter la présence de sous-marins) pour réduire l’impact de ces activités sur les mammifères marins (Encadré 3).

Amélioration des procédures d’essais sonores de Naval Group.

  • Prise en compte d’exigences supplémentaires dans les spécifications environnementales pour les programmes engageant des sonars actifs :

  • Choix du Zonex hors aires marines protégées et habitats préférentiels de mammifères marins

  • Veille visuelle (par un marin de quart en passerelle) 30 min avant le début programmé des essais

  • Veille acoustique continue à travers un logiciel de reconnaissance acoustique par un opérateur formé à la reconnaissance des sons d’origine biologique

  • Montée progressive en puissance de 30 min au démarrage du sonar

En cas de repérage d’un mammifère marin, l’arrêt de l’essai demeure subordonné à la décision de l’autorité du navire, sous la responsabilité du client de Naval Group.

  • Proposition de rédaction, plus englobante, d’une procédure prenant en compte toutes les pollutions sonores de tous les vecteurs (drones, antennes, hélices…) et des mesures associées à mettre en œuvre

  • Action auprès des parties prenantes :

  • Consultation du fournisseur pour présentation des mesures préconisées

  • Consultation des clients Marine nationale et direction générale de l’Armement pour partage des procédures

Plus généralement, dans la ZEE française, nous préconisons l’obligation de suivre un protocole pour toute entité menant des activités générant un bruit impulsionnel (chantier en mer, navire, drone…). A minima, le guide du ministère en charge de l’environnement (Terrier et al., 2020) ou celui de l’Ifremer (Ducatel et al., 2019). Pour cela, nous recommandons d’intégrer les dispositions issues du premier au code de l’environnement ou dans un arrêté ministériel.

Améliorer la protection au sein des AMP (toutes catégories juridiques confondues)

Dans le cas particulier de la zone « Mers Celtiques – Talus du golfe de Gascogne », il est urgent que le document d’objectifs (Docob) soit adopté, conformément au formulaire standard de données FR5302015 du Muséum national d’histoire naturelle, qui cible notamment les cétacés dont Ziphius cavirostris. Plus généralement, il semble indispensable de renforcer la pertinence des AMP vis-à-vis du bruit anthropique, qu’il soit ambiant ou impulsionnel, en interdisant notamment les exercices impliquant l’utilisation de sonars militaires. Par ailleurs, toute activité générant un bruit impulsionnel devrait être mieux répertoriée et contrôlée, par exemple en obligeant l’opérateur à proposer une analyse du risque au conseil de gestion de l’AMP, en vue de l’obtention d’une autorisation préalable. Il convient d’étendre ces mesures aux eaux profondes des AMP pour couvrir les écosystèmes depuis la surface jusqu’au fond de mer.

Nous recommandons également le déploiement de capteurs acoustiques passifs sur certains observatoires marins profonds situés dans les AMP du large afin d’améliorer notre connaissance des paysages sonores sous-marins et mieux justifier les décisions liées au bruit anthropique en mer. Nous appelons à une meilleure coordination entre les activités de défense, de développement durable et de politique maritime intégrée des préfectures maritimes pour garantir la cohérence opérationnelle des mesures. Enfin, la réglementation applicable à chaque AMP doit être facilement accessible, à l’instar de l’application Nav&Co qui permet de connaître la réglementation en vigueur sur chaque zone, ainsi que de découvrir la biodiversité marine (SHOM et OFB, 2022).

Suivre le vivant et analyser les risques

L’impact d’un son sur un animal dépend de la nature du bruit émis, du bruit perçu par l’animal (audiogramme spécifique pour chaque espèce) et de la distance source-animal (Lurton et Antoine, 2007 ; Southall et al., 2007 ; Lurton, 2016). Bien que les experts aient défini des métriques pour évaluer le bruit effectivement perçu (National Marine Fisheries Service, 2016), la difficulté consiste à définir des niveaux d’alerte et des seuils à partir desquels les groupes d’espèces considérés sont susceptibles de subir des pertes d’audition temporaires ou permanentes. Ces seuils sont lentement mais régulièrement mis à jour (National Marine Fisheries Service, 2018 ; Southall et al., 2019).

Cependant, il est urgent de dépasser l’analyse des impacts sur l’audition seule. Les mortalités observées chez les baleines à bec peuvent être dues à des stress physiologiques ou des lésions tissulaires pour lesquels aucun seuil n’est encore connu. D’autre part, l’inventaire des connaissances et des propositions sur les bruits anthropiques sous-marins de l’European Marine Board (EMB) souligne l’importance d’étudier en priorité les effets du son et les seuils des dommages temporaires et permanents qu’il provoque sur l’ensemble du réseau trophique, pas uniquement sur les mammifères marins (Thomsen et al., 2021).

Ainsi, le manque de connaissances des impacts du bruit impulsionnel sur les cétacés et la faune marine en général alimente les difficultés d’établissement de seuils d’exposition cohérents. Un effort de recherche supplémentaire sur ce sujet est nécessaire pour une protection efficace de la vie marine. Face à ces incertitudes, il apparaît nécessaire de respecter un principe de précaution. Si les mesures de réduction des risques pour la vie marine varient selon les législations, elles devraient néanmoins toutes comporter l’analyse des risques – sans ou avec des mesures préventives –, un suivi et un contrôle permanent.

Vers un cadre de pensée systémique

Le bruit anthropique perturbe les organismes de tout niveau trophique. Sa propagation sur de longues distances et la multiplicité des habitats touchés rendent difficile la documentation de ses effets, immédiats ou à long terme. Comprendre l’impact du bruit sur l’Océan requiert une pensée holistique épousant sa complexité ; il nous faut « apprendre à penser comme l’Océan » (Encadré 4).

Apprendre à penser comme l’océan.

« Je vis sur l’île de Ré, sur la côte Ouest Atlantique de la France. Chaque échouage est un crève-cœur et provoque un terrible sentiment d’impuissance. Lorsque Ziphia a été retrouvée à la pointe de Grignon, j’ai ressenti le besoin de réagir : j’ai constitué un collectif de chercheuses et chercheurs contactés dans le réseau naissant du programme Esprit de Velox. Pluri-, inter-, transdisciplinarité, là n’est plus la question (Berkowitz et al., 2019). Je suis un marin, un ingénieur, un être humain… un individu multiple qui connaît suffisamment la complexité du milieu pour se savoir incapable, seul, de répondre aux interrogations qui ont surgi en moi devant ce grand corps étendu sur le sable. Questions écologiques, philosophiques, techniques, biologiques, juridiques… J’avais aussi besoin de métaboliser l’événement, de digérer la colère, la tristesse, la peur face à la fragilité de la fine pellicule habitable dans laquelle nous vivons, et qui aujourd’hui se déchire. La contribution d’artistes et de représentants d’autres « régimes de vérité » (Latour, 2012) m’est apparue indispensable. Ils sont d’autres multiples, présents avec d’autres regards, qui prennent le relais lorsque la rationalité scientifique échoue.

L’Océan se compose de parties en interactions foisonnantes et soutenant un système autonome qui les dépasse. Pour tenter de comprendre son fonctionnement et ses réactions aux menaces actuelles, nous essayons de l’imiter dans le processus de compréhension lui-même en recréant une “biocénose” de pensée. Les différentes parties d’un même problème interagissent par le biais de leurs spécialistes. L’absence de hiérarchie et une bonne tenue de l’ego permettent alors l’émergence de ce qui en nous, lie, s’“auto-organise” et s’équilibre jusqu’à former une pensée globale, fonctionnelle, exhaustive.

Chaque représentant ou représentante d’une pratique, d’une discipline, accepte un inconfort cognitif lié à ses lacunes dans les autres domaines, à la nécessité de rendre son langage intelligible et à la déstabilisation de ses représentations lors des apports non scientifiques qui plongent le groupe dans des moments d’interrogation et d’empathie. Chacun et chacune s’identifie alors au vivant non humain et ressent ce qui échappe à sa pensée. De fortes valeurs communes et le désir de participer à un processus en perpétuel remaniement des méthodes et des rôles permettent une entrée en “résonance”, “quand le sujet et le monde se touchent et se transforment mutuellement” (Rosa, 2018). Comme dans l’Océan, une coexistence et des coévolutions souvent mutuellement bénéfiques se déploient. Nous trouvons alors notre place au cœur de la pulsation du vivant et, comme Aldo Leopold entendait l’opinion secrète de la montagne, nous écoutons “chanter le monde” ».

François Frey, président du programme Objectif Océan

Au gré des contextes historiques ou régionaux, l’océan a été l’objet de représentations variées : espace politique et géostratégique d’une reconfiguration des empires au début de la période moderne (Mancke, 1999), échiquier naval des circulations militaires et commerciales, réserve inépuisable de ressources halieutiques, énergétiques et minérales ou réceptacle discret des déchets nucléaires, plastiques ou du CO2 (Hamblin, 2013). Le patronage militaire a quant à lui conduit au développement des savoirs géophysiques et à la construction d’une vision de l’océan (Doel, 2003 ; Turchetti et Roberts, 2014 ; Edwards, 2010 ; Hamblin, 2005) : prévision de la houle pour les débarquements ; cartographies des fonds, étude des courants, températures et salinités pour la navigation des sous-marins, etc. (Hamblin, 2005). L’importance de la physique a éloigné les sciences de l’océan du vivant (Doel, 2003) : on ne demande pas aux océanographes de se soucier des êtres vivants (Oreskes, 2021). Lorsque les océanographes financés par la Navy mirent au point les techniques de tomographies acoustiques, ils ne se soucièrent pas de leurs impacts (réels) sur les cétacés et les sociétés : « protéger l’environnement » ne faisait pas partie de leur mission (Oreskes, 2021) et la culture militaire du secret empêchait toute collaboration.

Les savoirs physiques de la guerre froide et les avancées scientifiques ont également permis de documenter l’évolution globale de l’environnement (changements climatiques, diminution de l’ozone stratosphérique, etc.) et ont fait naître les « sciences du système Terre » et le concept polymorphe d’Anthropocène (Gemenne et al., 2021 ; Torre-Schaub et al., 2022). Ce cadre récent amène à concevoir la Terre – des êtres vivants au climat en passant par les cycles de la matière et le sol – comme un système d’entités interconnectées permettant son habitabilité. L’idéal de « maîtrise de la nature » laisse alors place, dans un tel système interconnecté, à l’incertitude devant nos propres paradoxes qui laissent se chevaucher, non sans difficultés, AMP et zones d’exercices militaires, sécurité nationale et protection de l’environnement.

Ces deux objectifs sont-ils pourtant à opposer ? La reconnaissance de l’interdépendance des éléments du système Terre nous impose d’adopter une pensée embrassant la complexité du milieu océanique, élargissant ainsi notre regard sur la mission de défense qui omet souvent le droit de l’environnement et se considère comme dégagée de toute contrainte de contribution à la protection du vivant.

Il apparaît essentiel de peser les grands enjeux de sécurité nationale. Le concept de « service écosystémique », bien qu’anthropocentré et soutenant une forme de marchandisation de la nature (Maris, 2014 ; Prévost et al., 2016), désigne nos dépendances. Par exemple, plus de 40 % de la population mondiale se nourrit des produits de la pêche (FAO, 2020). La destruction de l’habitat marin par un acteur affecte donc tous les peuples : le concept de défense du territoire pourrait par conséquent prendre en compte l’impact cumulatif d’éléments comme le climat (flux migratoires), la mobilité de ressources essentielles (pêche), la globalité des pollutions (radioactivité, rémanence de produits chimiques…), sur la sécurité d’une population. Or, si les sciences de l’océan sont classiquement interdisciplinaires, elles restent encore aujourd’hui attachées à leurs « silos ». Pour penser et agir dans un milieu commun complexe, nous avons pourtant besoin de synergies et de dynamiques collectives impliquant une diversité d’acteurs : ONG, scientifiques, industriels, citoyens, militaires, afin que les protagonistes, y compris la Défense en charge de notre sécurité, prennent la mesure des enjeux et infléchissent leurs pratiques au moins en temps de paix. L’effondrement écosystémique que nous traversons réclame de repenser le but, le contenu et les acteurs associés à l’idée même de défense.

Conclusion : protéger et transmettre

Si les bruits anthropiques et leur propagation dans l’eau sont caractérisables, leurs impacts sur des biocénoses restent assez méconnus, tout comme les seuils à partir desquels ces bruits deviennent une pression affectant les différentes espèces marines. Il en découle une absence de réglementations précises argumentées et harmonisées, en droit international, européen ou français. Ainsi, l’AMP dans laquelle évoluait Ziphia n’applique aucune restriction concernant le bruit sous-marin. Les avancées récentes de la recherche dans le domaine de l’impact des sons anthropiques sur la faune marine montrent pourtant combien le sujet est prégnant et systémique (Bonnel et al., 2022). Devant l’interconnexion croissante des usages de l’océan, il devient indispensable de soumettre tous les producteurs de sons à un protocole préventif dans la ZEE française, protocole qui serait renforcé dans les AMP par une demande d’autorisation obligatoire, sans attendre les confirmations scientifiques que pourrait établir un enregistrement des paysages sonores dans certaines AMP.

La mort de Ziphia illustre l’incapacité actuelle des différents secteurs de notre société à embrasser la complexité du milieu océanique ; espérons que les leçons que nous en tirons seront un moteur permettant de s’en extraire. En articulant progressivement la diversité de ses approches, afin de trouver d’autres manières de formuler les problèmes et des solutions nouvelles, notre groupe de travail avance, en l’expérimentant, dans la compréhension de cette complexité. Il nous semble nécessaire d’accompagner les différentes communautés en relation avec l’Océan dans leurs interactions pour que la diversité des sensibilités au milieu océanique évolue vers une complémentarité des regards, des connaissances, des compétences et des moyens : le programme Objectif Océan s’y emploie. Si nous révisons nos priorités, privilégiant le long terme et notre responsabilité afin de sauvegarder ce qui construit le vivant qui soutient l’existence humaine, nous saurons transmettre en héritage, bien au-delà du symbole de la baleine, un Océan vivant et pérenne.

Remerciements

Les auteurs remercient Hélène Peltier (Observatoire Pelagis, La Rochelle Université et CNRS), pour avoir réalisé la simulation de la trajectoire de dérive de Ziphia, et Françoise Gaill, conseiller scientifique du CNRS.

Références

Citation de l’article : Le Cam C., Baudin É., Bourillet J.-F., Dutreuil S., Evans A., Floc’h N., Guillory M.-C., Michelot A., Réveillas J., Rousseau G., Spitz J., Frey F., 2024. Les leçons de Ziphia : un cas d’étude pour mieux protéger les mammifères marins du bruit anthropique dans la zone économique exclusive française. Nat. Sci. Soc., https://doi.org/10.1051/nss/2024036

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Ziphia, baleine à bec de Cuvier, échouée le 2 février 2021. © Observatoire Pelagis.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Épanchement hémorragique thoracique massif observé lors de la dissection. © Observatoire Pelagis.

Dans le texte
thumbnail Fig. 3 Photographie par Nicolas Floc’h de l’habitat de Ziphia, canyon de Lampaul, golfe de Gascogne, − 864 m, neige marine, replat rocheux, mission océanographique Chereef, in Paysages productifs, Initium Maris, Deep Sea.

« Pour cette mission de onze plongées entre − 700 et − 1 800 mètres, j’utilise un grand-angle contrairement aux scientifiques, qui privilégient des vues serrées. Je sangle mon appareil sur le robot sous-marin de la flotte océanographique française HROV Ariane comme sur le pare-chocs d’une voiture. Je profite des “phares” d’Ariane, qui éclairent les paysages.Au fond, c’est Mars ou la Lune mais habitées par des poissons solitaires et des milliers d’espèces. Le long de la colonne d’eau, dans le substrat des échantillons prélevés, ce qui me surprend dans le détail de mes images, c’est la profusion de la vie. »
Dans les « phares » d’Ariane
Paysages profonds dans la neige marine
Agités d’organismes à la nuit de leurs vies hyperbares
Cartographiés en « clics »
En mémoire de baleine…
Nicolas Floc’h, 2021

Dans le texte
thumbnail Fig. 4

Mécanismes potentiels par lesquels les cétacés sont affectés par les sonars. Source : les auteurs d’après Cox et al., 2006.

Dans le texte
thumbnail Fig. 5

Reconstitution à rebours de la dérive du cadavre (une marque par position journalière moyenne) depuis le site d’échouage (octogone rose) jusqu’à la période de la mort (capsules rouges, période du 5 au 10 janvier). Zone de présence du bâtiment (cercle rouge). Crédits : cartes SHOM et agrandissement sur levé de fond détaillé (Bourillet et al., 2012).

Dans le texte

Les statistiques affichées correspondent au cumul d'une part des vues des résumés de l'article et d'autre part des vues et téléchargements de l'article plein-texte (PDF, Full-HTML, ePub... selon les formats disponibles) sur la platefome Vision4Press.

Les statistiques sont disponibles avec un délai de 48 à 96 heures et sont mises à jour quotidiennement en semaine.

Le chargement des statistiques peut être long.