Open Access
Pré-publication électronique
Dans une revue
Nat. Sci. Soc.
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2024032
Publié en ligne 11 septembre 2024

© A. Atlan et al., Hosted by EDP Sciences, 2024

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

Protection des animaux domestiques, de compagnie ou d’élevage, et protection de l’environnement, ont mis longtemps avant de se rencontrer. Les actions militantes ne mobilisaient pas les mêmes groupes sociaux et les travaux de recherches étaient étrangers les uns aux autres. Actuellement, il semble qu’une sorte de convergence des luttes s’opère, par exemple par le rejet commun des élevages industriels portant atteinte et à l’environnement et à la sensibilité animale, et plus largement sans doute par le souci commun de protéger le vivant sous toutes ses formes, qu’il soit domestique ou sauvage. L’étude qui nous est proposée ici a ceci d’original qu’elle porte sur des animaux qui sont entre deux mondes, domestique et sauvage, et dont la prise en considération peut entrer en conflit avec la protection de la biodiversité, et en particulier de la petite faune.

La Rédaction

La prise de conscience de l’érosion de la biodiversité et de la finitude des ressources biologiques de la planète s’est accompagnée d’une revalorisation du vivant non humain. Celle-ci se traduit notamment par un changement de paradigme éthique : d’un état où seules les conséquences bonnes ou mauvaises sur les humains autorisaient à apporter un jugement moral, on est passé à un état où les conséquences sur les animaux ont aussi été prises en compte, puis les conséquences sur des groupes plus larges, espèces ou écosystèmes. Cette évolution dessine les trois principales formes d’éthique environnementales : anthropocentrée, biocentrée et écocentrée (Larrère, 2010 ; Maris, 2010). Conjointement, deux grands mouvements de défense des non-humains ont émergé dans les sociétés occidentales, l’un en faveur de la protection de la nature, l’autre en faveur de la protection des animaux. La protection de la nature vise à restreindre les impacts négatifs des humains sur les écosystèmes et les espèces à travers la lutte contre les facteurs qui les dégradent – surexploitation des ressources, pollution, fragmentation des milieux... Elle est soutenue par l’écologie politique. Parallèlement, s’est développé dans la société civile un mouvement de plus en plus puissant et visible de protection des animaux, visant à considérer tout animal, et plus particulièrement les animaux sensibles, comme des êtres méritant l’attention des humains, leur bienveillance, et à tout le moins auxquels il faut éviter toute forme de maltraitance. Ce mouvement commence lui aussi à se politiser à travers le parti animaliste.

Dans les espaces naturels, la protection des animaux et la protection de la nature se rejoignent lorsqu’il s’agit de considérer les animaux en danger d’extinction, qu’il est interdit de chasser, de prélever, et parfois même d’approcher. Cependant, cette protection ne s’étend qu’à la biodiversité native, c’est-à-dire présente sur le territoire depuis longtemps sans que cela résulte d’une intervention humaine. La biodiversité native inclut les espèces endémiques, présentes uniquement sur le territoire considéré, et les espèces indigènes, présentes au-delà de ce seul territoire. L’ancienneté de l’introduction et la taille du territoire à considérer font parfois débat (Humair et al., 2014), mais il existe généralement un consensus au sein des scientifiques pour considérer une espèce comme endémique. La protection des espèces endémiques est prioritaire sur la protection des autres espèces, car leur disparition dans le territoire entraîne leur disparition au niveau mondial, au moins à l’état naturel. Cette protection s’opère le plus souvent de manière positive, à travers la préservation des habitats ou des ressources. Elle peut également s’opérer de manière négative, à travers l’élimination d’espèces prédatrices ou compétitrices. Parmi elles, les espèces dites invasives (ou espèces exotiques envahissantes) sont particulièrement visées. Il s’agit d’espèces introduites récemment par les humains hors de leur aire de répartition d’origine, dont la prolifération démographique et l’expansion géographique ont un impact négatif sur la biodiversité, les services écosystémiques ou la santé humaine. L’objectif de protection de l’environnement, qui implique de contrôler, voire d’éradiquer ces espèces, se heurte alors à l’objectif de protection des animaux, particulièrement lorsqu’il s’agit d’espèces sensibles comme les mammifères. En France métropolitaine, il peut s’agir d’espèces invasives, comme le ragondin ou l’écureuil gris, mais également d’espèces présentes sur le territoire depuis suffisamment longtemps pour être considérées comme natives, tels le renard roux, le rat ou le sanglier (Vallée et al., 2016). Les associations de protection des animaux, comme une partie de la population, peuvent alors s’émouvoir des actions entreprises pour chasser, piéger et tuer ces êtres vivants sensibles (Crowley et al., 2017), et ce d’autant plus que l’espèce considérée bénéficie d’une image positive (Jaric et al., 2020).

Cet article propose d’illustrer la manière dont ces deux objectifs – protection de la nature et protection des animaux – renvoient à des éthiques différentes et peuvent créer des clivages dans l’espace public, ainsi que les éléments qui avivent les tensions ou aident à les aplanir. Pour ce faire, nous nous focaliserons sur le chat Felis catus, aussi appelé « chat domestique », qui a été introduit dans de nombreuses régions du globe, et cumule un fort potentiel de nuisance pour la biodiversité avec un fort attachement affectif de la part de la population. Il existe une deuxième espèce de chat, Felis sylvestris, aussi appelé « chat forestier » ou « chat sauvage », qui n’a pas été introduite hors de son aire de répartition d’origine, et n’a jamais été décrite comme problématique pour la biodiversité ni fait l’objet de campagne de contrôle ou d’éradication. Nous traiterons ici uniquement de Felis catus et pour faciliter la lecture, nous le nommerons simplement « chat » tout au long de l’article.

Au niveau méthodologique, notre analyse se base sur trois enquêtes de terrain effectuées dans des espaces naturels protégés où les chats ont fait l’objet d’opérations de contrôle. Une première enquête a été réalisée dans le Parc national de La Réunion sur la gestion des espèces introduites. Elle a été réalisée de 2015 à 2022 et comporte 32 entretiens semi-directifs (auprès de gestionnaires de la nature, de scientifiques, de guides touristiques, d’agriculteurs, et d’association de protection des animaux et de pratiques de nature) et des observations participantes (Udo et al., 2018 ; Van Tilbeurgh et al., 2020 ; Atlan, 2023). Une deuxième enquête, réalisée dans le Parc national de Port-Cros, a porté spécifiquement sur la gestion des chats harets. Elle a été réalisée en 2018 (Colomé-Van Baalen, 2018) et a comporté 12 entretiens semi-directifs (auprès de gestionnaires du Parc national, de scientifiques, de vétérinaires, d’habitants et d’association de protection des animaux). Nous avons également mobilisé une troisième enquête réalisée dans La Réserve naturelle de Kerguelen en 2016, composée de 35 entretiens semi-directifs (auprès de gestionnaires de la nature, de scientifiques et d’habitants temporaires de la base scientifique). Elle portait sur la pluralité des valeurs de la nature, avec un focus sur les espèces introduites, dont les chats (Atlan et Van Tilbeurgh, 2019). Pour la gestion des chats en milieu urbain et périurbain en France, nous nous sommes basés sur une recherche documentaire ainsi que sur 8 entretiens et 3 observations participantes réalisés à Rennes et à Saint-Brieuc entre 2018 et 2021. Ces enquêtes ont été complétées par une étude de la juridiction et de la réglementation française sur les chats (Rossary, 2019), et par une étude bibliographique nationale et internationale incluant notamment la situation des chats en Australie et aux États-Unis.

L’ensemble de ces éléments a été analysé suivant une approche issue de la socioécologie, une discipline émergente qui se différentie d’une entrée par les sciences humaines et sociales en ceci que son objet d’étude n’est pas uniquement centré sur les sociétés et les relations humaines, mais sur des objets naturels – espèces ou espaces – auxquels elle reconnaît une existence propre. Pour ce faire, elle intègre une approche naturaliste, fondée principalement sur l’écologie scientifique, et une galaxie de sciences humaines et sociales, le plus souvent la sociologie de l’environnement et l’anthropologie, mais elle peut convoquer d’autres disciplines en fonction des thématiques (ici le droit et la philosophie).

Dans une première partie, nous présentons les effets des chats sur la biodiversité avec une revue de littérature en écologie, puis nous présentons une typologie des chats issue de nos enquêtes, qui inclut à la fois leurs propriétés biophysiques et leurs perceptions et représentations par différents acteurs. Une analyse de la réglementation française sur les chats en relation avec la typologie établie est présentée dans une troisième partie. Elle met en évidence les contradictions soulevées et la manière dont elles entrent en résonance avec les éthiques environnementales. La quatrième partie illustre les situations qui ont permis ou non de concilier les réglementations contradictoires et les éthiques divergentes en se basant sur des exemples concrets issus de nos différents terrains d’étude.

Les effets du chat Felis catus sur la biodiversité

Les chats sont des carnivores. Bien qu’ils soient domestiqués depuis le néolithique, leur rôle étant initialement de supprimer les rongeurs, ils n’étaient pas nourris, et ont gardé de bonnes aptitudes à la chasse. Aujourd’hui, qu’ils soient ou non nourris par les humains, ils peuvent toujours chasser la petite faune sauvage, principalement oiseaux et petits mammifères, mais aussi lézards, batraciens, insectes. Dans les espaces naturels, les chats, dont la chasse constitue la seule source de nourriture (on parle alors de « chat haret », ou feral cat en anglais), ont des impacts négatifs sur la biodiversité. Leurs proies sont principalement de petits vertébrés sauvages. Ceux-ci sont particulièrement vulnérables dans les îles océaniques, où ils avaient très peu de prédateurs, car aucun mammifère (sauf les chauves-souris) n’y était présent avant l’arrivée des humains. La petite faune y a évolué sans développer de mécanismes de défense ou d’évitement de la prédation. En conséquence, les chats y sont responsables de nombreuses réductions ou disparitions d’espèces endémiques (Mack et al., 2000 ; Medina et al., 2011 ; Doherty et Ritchie, 2017). Les oiseaux marins, qui nichent souvent à même le sol ou dans les falaises, sont particulièrement concernés.

Dans les espaces ruraux et périurbains, les chats rattachés à un foyer humain – que nous nommerons chats familiaux – sont également de plus en plus souvent considérés comme une menace pour la biodiversité dite « ordinaire » (Trouwborst et al., 2020). Ces chats, pourvu qu’ils aient accès à l’extérieur, sont susceptibles de chasser de petits animaux. Ils mangent rarement leurs proies (ce qui est souvent décrit comme le fait qu’ils tuent « par instinct » ou « pour le plaisir »). À ces chats familiaux correspond une population de chats errants, qui ne sont rattachés à aucun foyer humain. La prédation par individu est plus faible que celle des chats harets, mais non négligeable. D’après une étude de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO, 2021), un chat haret peut tuer plus de 1 000 proies par an, un chat errant 271 et un chat familial 27. Le nombre de chats familiaux et errants est tel (23 millions en France, 400 millions dans le monde) que leur impact sur les populations d’oiseaux et de petits mammifères est considérable. Cependant, biens d’autres facteurs (diminution du nombre d’insectes, pesticides, fragmentation des habitats…) affectent les populations d’oiseaux, et l’impact relatif de la prédation des chats sur les populations d’oiseaux en zone rurale reste encore à estimer. Une étude de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) montre que les chats sont cités dans 23 des 129 cas d’extinction d’oiseaux répertoriés depuis le XVIe siècle, mais toujours en association avec d’autres causes (autres espèces invasives, chasse, déforestation).

Les associations de défense des animaux et les municipalités ont mis en place des dispositifs pour réguler la population de chats, mais la plupart des programmes sont informatifs ou incitatifs, et aucun programme d’éradication des chats dans les espaces urbains ou ruraux n’a pour le moment été envisagé. Il en va fort différemment dans les espaces naturels protégés. Au niveau mondial, de nombreux programmes de contrôle ou d’éradication des chats ont été réalisés, notamment dans les îles. En plus d’opérations de retrait des chats, des opérations de prévention de grande ampleur peuvent également être organisées. En Australie, où l’on estime que les chats harets sont responsables de la disparition d’une vingtaine d’espèces endémiques, une barrière « antichats » de 44 km a été installée dans la réserve de Newhaven. La barrière est haute de près de deux mètres, équipée de 85 000 piquets et de 130 kilomètres de barbelés, recourbée vers l’extérieur à son sommet et électrifiée. En Nouvelle-Zélande, où les chats auraient contribué à la disparition de 67 espèces endémiques, certains maires envisagent d’interdire la possession de chats de compagnie dans leur commune.

En France, les programmes de contrôle et d’éradication ont été principalement réalisés en outre-mer (Nouvelle-Calédonie, La Réunion, Kerguelen, Juan de Nova…), mais aussi en métropole, dans le Parc national de Port-Cros. Ces programmes, qui impliquent la capture et souvent l’euthanasie des chats, soulèvent de nombreuses protestations de la part d’associations de protection des animaux. Celles-ci considèrent qu’il s’agit d’une « chasse cruelle et aveugle », que les chats ne sont pas responsables de la situation, puisque ce sont les humains qui les ont introduits, et que ces actions sont inefficaces si elles ne sont pas adossées à des mesures plus larges de prévention de l’errance animale. De plus, en France, le statut d’espèce domestique et d’animal de compagnie s’applique à tous les individus d’une espèce, et tous les chats Felis catus, même les chats harets, bénéficient d’une protection particulière au niveau juridique. Il est notamment interdit de nuire à leurs besoins vitaux et ils ne peuvent être euthanasiés que dans un centre agréé, après plusieurs jours d’observation, et uniquement par un vétérinaire. Ainsi, les gestionnaires, qui sont interpellés par des associations locales d’amis des chats ou des organisations internationales de protection des animaux, doivent respecter scrupuleusement une législation contraignante, se justifier sur un mode éthique et chercher à légitimer leurs actions auprès de la population. L’une des difficultés réside dans la diversité des chats : bien qu’il s’agisse d’une même espèce, elle a des modes de vie très variables, et elle est considérée différemment par les gestionnaires de la nature, les associations de défense des animaux et la population générale.

Une typologie socioécologique des chats

Au sein de l’espèce Felis catus, les chats peuvent avoir des statuts très variables, qui dépendent à la fois de leur mode de vie au sens biophysique et de la manière dont ils sont perçus par les humains. Ces différences n’ont pas de base génétique : un même chat peut avoir différents statuts au cours de sa vie ou avoir des descendants qui auront un statut différent. Au niveau biophysique, on peut classer les chats selon leur proximité et leur dépendance avec les humains, depuis les chats familiaux, rattachés à un foyer qui les nourrit, les chats errants, proches des habitations humaines et nourris indirectement par les humains, et les chats harets, loin des habitations humaines et qui se nourrissent de manière autonome. Ce classement nous donne une première caractérisation objectivée des trois types de chats (Fig. 1). Les entretiens menés auprès de différents acteurs nous ont amenés à subdiviser ces catégories en prenant en compte les aspects sociologiques.

thumbnail Fig. 1

Une typologie biophysique des chats (d’après Ariel Farias, 2018).

Les chats familiaux

Les chats rattachés à un foyer humain sont généralement nommés « chats domestiques » dans les articles d’écologie et les médias, ce qui crée une confusion avec le nom vernaculaire de l’espèce et la notion juridique d’animal domestique. Par souci de clarté, nous utiliserons dans cet article le terme de « chat familial ». Ces chats sont rattachés à un foyer humain, où ils vivent, dorment et sont nourris quotidiennement. Ce ne sont pas toujours des animaux de compagnie (pet cats en anglais), car il arrive encore, notamment à la campagne, que ces chats soient gardés prioritairement pour contrôler les rongeurs. Leur nombre en France est estimé à 14 millions (chiffres Ipsos et LPO).

Les résultats de nos entretiens auprès de possesseurs de chat nous ont permis de différentier deux sous-catégories bien distinctes en termes de relations à l’animal. Nous avons nommé « chat familial casanier » celui dont le propriétaire estime que le bien-être implique de rester dans l’appartement, la maison ou le jardin. Leurs chats sont presque toujours stérilisés et officiellement identifiés, et souvent considérés comme un membre de la famille à part entière (Morand et Singly, 2019). Ils ont des jouets anthropisés, voire des lits avec des couvertures. Leurs propriétaires ont tendance à réprimer et à sous-estimer leur capacité à vagabonder hors du foyer. Pour ces enquêtés, la stérilisation est une responsabilité éthique du maître, faite au nom du bien-être de l’animal et des chatons à venir.

Nous avons nommé « chat familial promeneur » celui que le propriétaire laisse sortir librement et dont il facilite l’accès à l’extérieur par des chatières ou d’autres dispositifs. Ces propriétaires sont fiers des vagabondages de leur chat et considèrent que la liberté de déplacement et de reproduction fait partie du respect qu’ils doivent à la vie de l’animal dont ils ont la responsabilité. Leurs chats n’ont pas toujours d’identification officielle et ces enquêtés assimilent souvent la pose d’une puce ou la stérilisation à une maltraitance.

Ainsi, en fonction des personnes, l’argumentaire éthique du bien-être animal peut être utilisé soit pour encourager la stérilisation et l’identification des chats, soit pour la délégitimer.

Les chats errants

Ils correspondent aux chats qui vivent près des habitations humaines, mais ne sont pas rattachés à un foyer. En France, ils étaient environ 11 millions en 2018 (chiffres IPSOS et LPO) et leur nombre est en constante augmentation. Ils sont le plus souvent constitués de chats familiaux abandonnés ou perdus et de leurs descendants. Dans un milieu urbanisé, ils se comportent en commensaux, se nourrissant principalement des déchets des humains ou de la nourriture qui leur est apportée par des habitants. Dans un milieu rural, ils peuvent compléter ce régime par la chasse de petits animaux.

Les municipalités reçoivent régulièrement des plaintes concernant les nuisances sonores et sanitaires qu’ils occasionnent. Elles ont l’obligation légale de retirer les chats errants de l’espace public (mise en fourrière). De leur côté, les membres d’associations de protection des animaux ou les possesseurs de chats familiaux que nous avons enquêtés décrivent ces chats sans maître comme des êtres en souffrance, car ils n’ont pas de protecteur humain et doivent assumer seuls leurs besoins alimentaires et sanitaires, tout en étant fréquemment l’objet de maltraitance (coups de pied, jets de pierre…). Au-delà, plusieurs de ces personnes considèrent qu’un chat a besoin de l’affection des humains pour être heureux.

Les chats « libres »

Ce vocable est utilisé pour désigner les chats errants qui ont été stérilisés et identifiés avant d’être remis en liberté, et dont le propriétaire est une personne morale (association ou municipalité). Ils ne sont alors plus considérés comme errants (cf. La législation sur les chats infra) et sont nourris collectivement.

Les chats harets

Ils correspondent aux chats qui vivent loin des habitations humaines et se nourrissent de leur chasse. Farouches, sortant la nuit et très peu visibles, ils sont peu connus du grand public. Ils sont principalement identifiés par les écologues et les gestionnaires d’espaces naturels protégés dans des documents administratifs et une abondante littérature scientifique. Ces acteurs les considèrent d’abord comme de dangereux prédateurs menaçant les espèces protégées et/ou endémiques. Même si leur nombre est faible, un seul d’entre eux peut causer de graves dégâts, par exemple dans une colonie d’oiseaux endémique qui ne compte que quelques dizaines de couples.

Dans les territoires insulaires où ils ont été introduits depuis moins de 500 ans et où les chats harets sont particulièrement dommageables pour la petite faune locale, les chats sont qualifiés d’« espèce exotique envahissante » (alien invasive species en anglais) dans les textes issus des institutions françaises et dans les revues internationales d’écologie (Medina et al., 2011 ; Wittmann et Flores-Ferrer, 2015 ; Fancourt et al., 2021). Ils ne génèrent pas de nuisances directes pour les humains (du fait de leur éloignement des habitations) et leur invisibilité leur assure une certaine indifférence de la part de la population. Les rares enquêtés non professionnels qui ont mentionné leur existence étaient proches de lieux de gestion de ces chats harets. Ils utilisaient le même discours que pour les chats errants, les présentant comme encore plus à plaindre, leur solitude et la nécessité de trouver eux-mêmes leur nourriture dans une nature perçue comme hostile étant décrites comme un facteur aggravant leurs souffrances.

La législation sur les chats

Tous les chats de l’espèce Felis catus, quels que soient leur mode de vie et leur situation socioécologique, sont désignés par la réglementation française comme des animaux domestiques (Décret ministériel du 11 août 2006). La législation associée est dispersée dans le code rural, le code civil, le code pénal et le code de l’environnement. Les mesures juridiques les concernant peuvent être divisées en trois grandes catégories, suivant qu’elles visent la réduction des nuisances, le bien-être animal, ou la protection de la biodiversité.

Les mesures juridiques destinées à réduire les nuisances causées par les animaux domestiques errants ou « divagants »

Elles sont anciennes (Le Bot, 2018) et régulièrement actualisées (articles L211-19 à 22 du code rural et de la pêche maritime du 29 mai 2009). Un animal domestique est dit « errant » s’il n’a pas de maître connu. L’état de divagation peut concerner un chat errant ou non, et prend en compte l’identification par tatouage ou puçage, l’existence d’un maître connu, et la distance aux habitations (Fig. 2). La loi stipule qu’il est interdit de laisser divaguer les animaux domestiques sur la voie publique (L211-19). Les maires doivent retirer les animaux errants de la voie publique et les mettre en fourrière où ils sont proposés à l’adoption et euthanasiés s’ils ne trouvent pas preneurs (L211-22). D’autre part, le règlement sanitaire départemental interdit le nourrissage des chats errants sur la voie publique « y compris dans les parties communes d’immeuble, voies privées et cours où cela risque de gêner le voisinage ou d’attirer des rongeurs ». Ce sont donc clairement les nuisances envers les humains qui sont visées, dans un registre anthropocentré.

thumbnail Fig. 2

Critère juridique d’identification d’un chat « en état de divagation » suivant la loi du 24 février 2005.

Les mesures juridiques destinées à protéger le bien-être animal

Elles arrivent plus tardivement. La première loi qui protège l’animal pour lui-même est le décret n°59-1051 du 7 septembre 1959 qui abroge la loi Grammont de 1850 et sanctionne les mauvais traitements infligés aux animaux domestiques, que ces actes aient été commis en public ou non. Ils sont protégés dans un registre éthique biocentré qui s’est accentué au fil du temps : en 1963, la cruauté envers les animaux domestiques devient un délit (loi n°63-1143 du 19 novembre 1963). La Loi n°76-629 du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature définit l’animal comme un « être sensible (qui) doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce ». La loi n°99-5 du 6 janvier 1999 définit l’animal de compagnie comme « tout animal détenu ou destiné à être détenu par l’homme pour son agrément » et renforce la responsabilité du propriétaire et du vendeur, plus spécifiquement envers les chiens et les chats. Depuis les années 2000, la jurisprudence des jugements pour cruauté envers un chat inclut de plus en plus souvent de la prison ferme. Les peines encourues ont encore été augmentées par la loi n° 2021-1539 du 30 novembre 2021 qui vise explicitement « à lutter contre la maltraitance animale et à conforter le lien entre les animaux et les hommes ». Cette évolution va vers une protection conjointe des animaux domestiques et sauvages, dans une remise en cause progressive de cette catégorisation (Micoud, 2010) et une volonté de revaloriser la relation au non-humain (Montecler, 2021). La mise en fourrière des animaux divagants elle-même est plus encadrée : les animaux doivent être gardés en observation 8 jours (3 en outre-mer) avant d’être proposés à l’adoption ou stérilisés et relâchés, l’euthanasie n’étant autorisée qu’en dernier recours et uniquement par un vétérinaire.

Les mesures juridiques destinées à protéger la biodiversité

Elles sont encore plus récentes et se placent d’emblée dans une éthique écocentrée puisqu’elles concernent les espèces et leurs habitats. La création de réserves naturelles, parcs nationaux ou régionaux, qui date des années 1960 en France, s’est accompagnée de la mise en place de listes d’espèces protégées aux statuts juridiquement encadrés (Prieur, 2019). Dans les parcs nationaux, ces mesures juridiques ont valeur constitutionnelle, car leur charte inclut l’obligation de préserver les espèces menacées et les espèces endémiques. La qualification d’espèce menacée repose sur le classement de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Les espèces endémiques, définies par l’Office français de la biodiversité comme « des espèces dont la présence est naturellement restreinte à un territoire donné », sont recensées dans l’inventaire national du patrimoine naturel (INPN). Une fois qu’il est scientifiquement établi qu’au moins une espèce endémique du territoire est impactée par des chats, les gestionnaires ont l’obligation de les retirer. Il s’agit presque toujours de chats harets, car vivant loin des habitations humaines et se nourrissant de manière autonome. Cependant, afin de respecter la législation sur les animaux domestiques, le « retrait » de ces chats doit se faire par un piégeage non létal suivi d’une observation en fourrière ou dans un centre agréé (par exemple un local de la SPA) avant adoption ou euthanasie par un vétérinaire.

Les obligations légales relatives aux chats en tant qu’animal domestique, qu’il faut protéger et dont la maltraitance peut être sanctionnée par des peines allant jusqu’à la prison ferme, celles sur les chats errants, qu’il est interdit de nourrir et qu’il faut euthanasier s’ils ne trouvent pas preneur, et celles sur les chats harets qu’il faut « retirer » des espaces naturels protégés, sont donc assez contradictoires ; elles dépendent des situations socioécologiques et font appel à des justifications éthiques différentes (Fig. 3).

thumbnail Fig. 3

La législation sur les chats en fonction des situations socioécologiques.

Concilier les réglementations contradictoires et les justifications éthiques divergentes

Gestion des nuisances dans les espaces urbains

C’est la controverse la plus ancienne, elle oppose justification anthropocentrée et justification biocentrée, entre le chat errant qu’il est interdit de nourrir et qu’il faut euthanasier s’il ne trouve pas preneur, et l’animal domestique qu’il est interdit de maltraiter sous peine d’amende ou de prison. Cette opposition a été en partie résolue par la création du dispositif dit « chat libre », initié en 1978 par des dames qui souhaitaient avoir le droit de nourrir les chats qui erraient autour du cimetière Montmartre. Avec un photographe, Michel Cambazard, et une centaine de riverains, elles ont créé la première association ayant pour objet la protection des chats vivant en liberté, qu’elles ont appelée « École du chat libre ». Les chats errants sont stérilisés, identifiés, déclarés propriété de l’association avant d’être relâchés dans la rue. Ils acquièrent ainsi le statut d’animal domestique non divagant, bénéficient de la protection juridique qui lui est associée et sont nourris collectivement. Les associations qui stérilisent les chats errants (souvent encore appelées « écoles du chat libre ») sont de plus en plus soutenues par les municipalités, dont l’objectif est de faire cesser une nuisance (sonore, sanitaire) tout en gardant suffisamment de chats pour assurer la lutte contre les rats et les souris. Le principe du chat libre est voté dans la loi n° 99-5 du 6 janvier 1999 relative aux animaux dangereux et errants et à la protection des animaux. L’arrêté du 3 avril 2014, entré en vigueur le 1er janvier 2015, renforce ce dispositif en stipulant que le maire ne peut recourir à l’euthanasie en fourrière que s’il n’y a pas de dispositif de type chat libre. (Cette même année, l’article 2 de la loi n° 2015-177 du 16 février 2015 reconnaît l’animal comme un « être vivant doué de sensibilité » dans le droit civil.)

En plus des « écoles du chat libre », d’autres associations font tout ce qu’elles peuvent pour faire adopter les chats placés en fourrière et ceux qui leur sont amenés par les habitants, après les avoir fait stériliser (ou exiger une caution pour la future stérilisation si ce sont des chatons trop jeunes pour être opérés au moment de l’adoption). Tous les chats qui passent par ces dispositifs sont donc stérilisés, mais il en reste suffisamment qui y échappent pour assurer le renouvellement de la population de chats et lutter contre les rongeurs (ce qui est rarement directement évoqué, mais bien connu des protagonistes).

Les chats errants sont donc transformés soit en « chats libres », soit en chats de compagnie, suivant un dispositif qui satisfait à la fois les objectifs de réduction des nuisances pour les humains et les objectifs de respect du bien-être animal, via la bonne volonté de certains individus et le bénévolat des associations de protection des animaux.

Réduction de la prédation de la petite faune dans les espaces urbains et périurbains

La réduction du nombre de chats errants peut y contribuer, mais une nouvelle controverse est en train d’apparaître : elle concerne les chats familiaux en capacité de circuler hors de la maison ou du jardin. Les chats familiaux sont également susceptibles d’engendrer des chatons qui vont grossir les rangs des chats errants, et ce d’autant plus que la loi et la sensibilité publique condamnent de plus en plus fermement une pratique autrefois courante : l’élimination des chatons à leur naissance. Pour les chats errants, des dispositifs du type « chat libre » visent à réduire leur reproduction. Pour les chats familiaux, deux types de dispositifs, l’un incitatif, l’autre répressif, sont mis en place. Des campagnes d’informations (par les mairies, le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation ou des associations de protection des animaux) [Fig. 4] indiquent aux propriétaires de chat comment diminuer l’impact de leur animal de compagnie sur la biodiversité : en le stérilisant, mais aussi en le nourrissant bien et en lui limitant l’accès aux zones de nidification des oiseaux. L’autre aspect concerne l’adoption « responsable », qui vise à inciter à la stérilisation et à limiter les abandons. La loi contre la maltraitance animale du 30 novembre 2021 inclut la délivrance d’un certificat d’engagement et de connaissance des besoins de l’espèce pour toute personne physique qui acquiert à titre onéreux ou gratuit un chien ou un chat. L’abandon d’un animal constitue un délit passible de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende (article 521-1 du code pénal). Le décret du 20 décembre 2020 autorise les autorités à sanctionner les propriétaires n’ayant pas fait identifier par tatouage ou par puce électronique leur chat né après le 1er janvier 2012. De plus, depuis le 1er janvier 2024, les animaleries n’ont plus le droit de vendre de chats, hormis ceux issus de refuges et stérilisés.

Dans les espaces urbains et périurbains, l’articulation d’une éthique anthropocentrée fondée sur la réduction des nuisances envers les humains, d’une éthique biocentrée basée sur le bien-être animal, et d’une éthique écocentrée basée sur la protection de la faune sauvage, aboutit à un compromis composé de deux types de mesures. Une première série de mesures vise les chats, qui doivent être stérilisés et identifiés par puçage ou tatouage, une seconde série de mesures vise les humains, afin de les inciter à avoir un comportement responsable vis-à-vis de leurs animaux de compagnie : la stérilisation et l’identification des chats, et l’incitation des propriétaires à observer un comportement responsable vis-à-vis de leur animal.

thumbnail Fig. 4

Affiches incitant à stériliser les chats et à limiter leur prédation de la petite faune sauvage.

Réduction de la prédation dans les espaces naturels

Pour les chats harets, la stérilisation suivie d’un retour dans la nature n’est pas une option envisagée, car le relâchage d’un chat, même stérilisé, dans un milieu où il ne peut se nourrir que par la chasse, entraînerait un niveau de prélèvement considéré comme incompatible avec la préservation de la faune native. L’objectif retenu est donc le retrait des chats. Lorsque les chats harets sont en petit nombre, sur des îles de petite taille, leur éradication est possible. Elle est précédée d’études conduites par des écologues à la demande des gestionnaires (Bonnaud et al., 2007) et implique la mise en œuvre de moyens humains et financiers importants. Au moins 87 campagnes d’éradication ont ainsi été menées avec succès dans des îles de différents pays (Buffard et al., 2018). En France, la première a eu lieu sur l’île de Port-Cros, où les chats menaçaient une population de Puffins yelkouans. Pour respecter la législation, seuls les pièges non létaux ont été utilisés et les chats harets ont été ramenés sur le continent pour y être observés par un vétérinaire avant une éventuelle proposition à l’adoption. La majorité des chats ont été adoptés, bénéficiant d’un label « chat de Port-Cros » qui a séduit les adoptants. Seuls les plus malades ou les plus agressifs ont été euthanasiés. Entre 2003 et 2006, les 60 chats harets présents sur l’île ont été retirés et les 11 chats domestiques stérilisés (Bergère, 2009).

Le Parc National avait entrepris plusieurs actions de communication avec les habitants, en insistant sur le côté patrimonial des Puffins yelkouans et la nécessité de les protéger. Les habitants ont accepté assez facilement le retrait des chats harets, qu’ils considéraient comme des animaux en souffrance. Par contre, ils ont mal vécu les contraintes imposées à leurs chats familiaux (Colomé-Van Baalen, 2018). Ceux-ci ont été stérilisés et devaient rester dans le village, ce qui revenait à transformer leurs chats familiaux « promeneurs » en chats familiaux « casaniers ». Un arrêté préfectoral a même interdit la divagation des chats hors du village, arrêté qui n’a jamais été appliqué mais qui a contribué à créer du ressentiment chez les habitants. Sur l’île proche du Levant, qui n’est pas au cœur du parc mais héberge une population importante de Puffins yelkouans, les chats errants ont été gérés par les habitants eux-mêmes : 250 chats ont été stérilisés et relâchés sur le principe de l’École du chat libre (Colomé-Van Baalen, 2018). Même si l’objectif des habitants, qui ignoraient jusqu’à l’existence des Puffins yelkouans, était le bien-être des chats, ces opérations ont contribué à la protection de l’espèce et à créer du lien social.

Quand la législation le permet, les pièges létaux sont utilisés. Cela a notamment été le cas en France sur l’île de Juan de Nova, où les chats menaçaient une population de Sternes fuligineuses (Buffard et al., 2018). Cette petite île de l’océan Indien a un statut particulier, étant située dans les Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF), où la législation de protection des animaux domestiques ne s’applique pas, et où l’absence d’habitants évite de se heurter à une réaction hostile de la population. L’utilisation combinée de pièges à lacet et de pièges létaux a conduit en deux ans (2015-2016) à l’élimination de la totalité des 50 chats harets présents.

Aux îles Kerguelen, un autre territoire des TAAF, il existe une population de chats harets (Martin et al., 2013) qui menace les colonies d’albatros. Dans les années 1970, il y a eu plusieurs tentatives d’élimination des chats par piégeage et euthanasie. Aujourd’hui, de telles mesures d’éradication ne sont plus envisageables parce que la population de chats est devenue trop importante (des milliers de chats dispersés sur toute la superficie de l’île). De plus, ces chats se nourrissent principalement de lapins, une autre espèce invasive, qui elle-même se nourrit de plantes endémiques et contribue à la dégradation de la flore native. Depuis 2015, les opérations de retrait y sont donc très ciblées et limitées à des zones de nidification d’albatros clairement identifiées.

Dans les espaces naturels de La Réunion, une petite population de chats harets, repérée par des pièges photographiques, constitue une menace majeure pour le Pétrel du Barreau et le Pétrel noir de Bourbon, tous deux « en danger critique d’extinction ». Entre 2015 et 2020, une opération a été lancée pour retirer ces chats des colonies de pétrels et des zones environnantes (Boyer, 2021). Elle a permis la capture puis l’observation en refuge de 440 chats harets, tous euthanasiés car considérés comme inadoptables (sauf les chatons). En 2017, il restait encore quelques chats proches de sites de falaise de haute montagne, très difficilement accessibles, et abritant la principale colonie de pétrels noirs de Bourbon. Ces chats, malgré leur petit nombre (estimé entre 10 et 15), mettaient en péril la colonie. Leur capture et leur transport à dos d’hommes nécessitaient des agents entraînés à la haute montagne et entraînaient une souffrance inutile pour des animaux qui finiraient de toute manière par être euthanasiés. L’euthanasie sur place n’étant légalement réalisable que par un vétérinaire, un arrêté préfectoral autorisant l’utilisation de pièges létaux pour une zone définie et une durée limitée a été pris en 2017. La mesure avait pour objectif de faciliter le travail des agents tout en abrégeant la souffrance des chats, et des associations locales de protection des animaux, conscientes à la fois des enjeux écologiques et des contraintes géographiques de l’île, avaient soutenu cette proposition. La légitimité du piégeage létal n’a cependant pas été reconnue par le siège métropolitain de ces mêmes associations, et un recours a été déposé par One Voice, une association internationale de protection des animaux. Ce recours a été rejeté par le tribunal au motif d’absence « d’intérêt légitime à agir », car l’argumentaire de One Voice, basé sur le statut général des chats et de leur propriétaire, a été considéré comme inapplicable aux chats harets au cœur du parc national. L’usage de ces pièges létaux a donc été effectif, mais exceptionnel et toujours encadré par un arrêté (émis par le préfet ou par le directeur du parc national). Les arrêtés du préfet précisent le lieu et la durée de la dérogation. Ceux du parc national sont moins circonscrits dans le temps et ne concernent que les territoires situés à plus de 1 000 m de toute habitation, où tous les chats sont considérés comme « divagants » (Fig. 2).

Ainsi, le contrôle des chats harets dans les espaces naturels tente d’articuler protection des oiseaux, bien-être des chats et perception des humains en mobilisant des moyens techniques, juridiques et de communication.

Gestion des chats dans les grands espaces de pays à faible densité urbaine

Ces questions se retrouvent à une plus vaste échelle dans d’autres régions du monde moins densément peuplées (Amérique du Nord, Australie), où la menace que les chats font peser sur la faune sauvage résulte autant des chats harets que des chats errants. Les États-Unis ont fait le choix de très vastes campagnes de stérilisation, de type « chat libre » (appelés là-bas « TNR » pour Trap-Neuter-Return1). Ces stérilisations sont préférées à l’euthanasie au nom « de l’impératif moral de traiter les chats humainement (sic), indépendamment du contexte dans lequel ils vivent et du statut de leur propriétaire » (Wandesforde-Smith et al., 2021). Ainsi, plus de 330 collectivités locales aux États-Unis ont une législation qui privilégie la TNR à toute autre forme de gestion des chats errants et harets. En Australie, la TNR est considérée comme inenvisageable par les gestionnaires de la nature et les biologistes de la conservation au motif qu’il serait criminel et en désaccord avec les engagements internationaux de protection de la biodiversité de relâcher dans la nature des chats, même stérilisés, qui risquent de chasser des espèces endémiques. Les Australiens ont adopté une législation qui distingue les chats harets des chats errants ou domestiques, ce qui leur permet d’appliquer aux chats harets – et à eux seuls – un « threat abatement plan2 » qui encourage leur élimination par piégeage létal, tir ou empoisonnement. Plusieurs centaines de milliers de chats harets sont ainsi tués annuellement, au nom d’une éthique écocentrée qui choque de nombreux observateurs et provoque ce que certains auteurs appellent « une panique morale sur les chats » (Lynn et al., 2019), là où d’autres invoquent un « pluralisme moral dans la gestion des chats et de la faune sauvage » (Wandesforde-Smith et al., 2021).

Les opposants à l’euthanasie des chats, outre le respect de toute vie animale dans une éthique biocentrée, font valoir deux arguments. D’une part, la responsabilité morale, que l’on trouve aussi pour d’autres espèces invasives, y compris en France : ce sont les humains qui les ont introduites, les humains en sont donc responsables et il est de leur devoir de les protéger. Il s’agit ici d’un argument qui va à l’encontre de celui de certains opposants aux espèces invasives, qui peuvent considérer que l’introduction par les humains d’une espèce dans un espace naturel lui enlève toute valeur intrinsèque (Atlan et Van Tilbeurgh, 2019). D’autre part, l’efficacité : il est difficile d’établir la preuve que la suppression des chats favorise le développement de la faune sauvage endémique tant les causes de leurs diminutions sont multiples, la plupart étant le fait des humains et non celui des prédateurs (déforestation, fragmentation des habitats, pollution, réchauffement…). La seule alternative non létale à la TNR envisagée est le confinement des chats, soit en les empêchant de sortir de la maison ou du jardin, soit en érigeant de grandes barrières antichats autour d’espaces naturels protégés. De nombreux auteurs soulignent cependant que le confinement des chats en intérieur est difficile à mettre en place et moralement discutable.

Remarquons qu’aucun auteur ne semble questionner l’aspect moral de la stérilisation. Elle est présentée comme une alternative beaucoup plus respectueuse du chat que l’euthanasie, qui de surcroît empêche l’augmentation de chats errants supposés en souffrance. La stérilisation est pourtant ressentie comme une forme de maltraitance par de nombreux propriétaires de chats. Elle est également incompatible avec une forme d’antispécisme, qui impliquerait d’appliquer les mêmes principes moraux aux humains et aux animaux non humains, et qui monte en puissance dans certaines catégories de jeunes des sociétés occidentales. La question de l’effet de la TNR sur le bien-être des chats est cependant posée par plusieurs auteurs (Crawford et al., 2019 ; Calver et al., 2020). D’autres auteurs, notamment parmi les vétérinaires et les éthologues, interrogent le principe même du contrôle des chats harets dans les espaces naturels, que ce soit par l’euthanasie, la stérilisation ou le confinement. Ils suggèrent que les chats et leurs proies doivent être laissés libres de coévoluer dans de nouveaux écosystèmes, lesquels ne peuvent être que différents de ceux d’avant l’arrivée des humains et l’introduction d’espèces exotiques. Cela nous renvoie à la controverse très vive sur la gestion des espèces invasives (Munro et al., 2019) et au débat sur la non-intervention et la libre évolution des espaces naturels (Maris, 2018).

Conclusion

Les controverses soulevées par la gestion des chats dans une éthique biocentrée, favorable à leur bien-être, et une éthique anthropocentrée, limitant leur démographie et les nuisances générées, se posent principalement dans les espaces urbains et périurbains. La gestion des chats y est ancienne et bien que la question soit renouvelée, elle a trouvé une réponse relativement satisfaisante avec la stérilisation des chats libres et la responsabilisation des propriétaires, qui entrent progressivement dans la loi.

Les controverses soulevées par la gestion des chats dans une optique écocentrée, qui vise à limiter leur prédation sur la faune sauvage, sont plus difficiles à résoudre. Si elles peuvent s’accommoder d’arrangements locaux (pièges non létaux, adoptions, responsabilisation du propriétaire) en milieu périurbain et lors d’opérations de petite ampleur, elles s’opposent clairement à l’éthique biocentrée dans les situations qui impliquent des centaines de milliers de chats. Car contrairement à la stérilisation, le retrait total – via l’euthanasie ou l’enfermement – n’est pas compatible avec le respect du bien-être animal.

Pourtant, protection des animaux et protection de la nature sont le signe d’une société qui renouvelle son rapport au vivant non humain, d’une manière plus respectueuse de la singularité et de la différence. Cela ne pourra pas suffire à éviter les controverses que vont créer, sans doute dans une multitude de domaines, la montée en puissance de ces deux formes de justification éthique de l’action publique et du militantisme. Une manière différente de protéger le vivant pourrait s’inspirer des ontologies des peuples autochtones, qui amènent à donner des droits à des « entités naturelles » (David, 2017), lesquelles intègrent humains et non-humains, des éléments physiques tels que l’air et l’eau, et parfois des entités spirituelles comme la Pachamama. L’articulation entre protection de la nature, protection des animaux et acceptabilité sociale invite à prendre en compte la pluralité des éthiques environnementales et peut susciter des innovations méthodologiques, juridiques et politiques.

Remerciements

Les auteures remercient Nathalie Hervé-Fournereau pour son éclairage en droit de l’environnement, et les deux relecteurs/relectrices anonymes pour leurs commentaires constructifs. Cette étude a bénéficié de travaux issus des programmes Subanteco (financement IPEV), MARIS (financement ANR) et PATRIVAL (financement MSHB).

Références


1

En français, piéger, stériliser, relâcher.

2

En français, plan de réduction des menaces.

Citation de l’article : Atlan A., Rossary M., Van Tilbeurgh V., 2024., Protéger la nature ou protéger les animaux ?
Les chats harets à la croisée des éthiques environnementales. Nat. Sci. Soc., https://doi.org/10.1051/nss/2024032

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Une typologie biophysique des chats (d’après Ariel Farias, 2018).

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Critère juridique d’identification d’un chat « en état de divagation » suivant la loi du 24 février 2005.

Dans le texte
thumbnail Fig. 3

La législation sur les chats en fonction des situations socioécologiques.

Dans le texte
thumbnail Fig. 4

Affiches incitant à stériliser les chats et à limiter leur prédation de la petite faune sauvage.

Dans le texte

Les statistiques affichées correspondent au cumul d'une part des vues des résumés de l'article et d'autre part des vues et téléchargements de l'article plein-texte (PDF, Full-HTML, ePub... selon les formats disponibles) sur la platefome Vision4Press.

Les statistiques sont disponibles avec un délai de 48 à 96 heures et sont mises à jour quotidiennement en semaine.

Le chargement des statistiques peut être long.