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Nat. Sci. Soc.
Section Regards − Focus
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2024027
Publié en ligne 23 juillet 2024

© H. Boullier et K. Bertholon, Hosted by EDP Sciences, 2024

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

Fin 2015, la publication des résultats d’une étude, conduite par une équipe sino-américaine et relayée dans les médias grand public, nous apprend que des populations de bactéries résistantes à des antibiotiques de dernier recours ont été retrouvées en Chine chez des porcs d’élevage, et transmises à l’homme. Une souche d’E. coli résistante à la colistine, un antibiotique qualifié de « dernier recours » utilisé en milieu hospitalier pour traiter les infections graves, a en effet été détectée chez des centaines d’animaux (Liu et al., 2016). Pour les auteurs de cette découverte, l’utilisation massive de colistine en production porcine serait à l’origine des nouvelles résistances à la dissémination rapide, retrouvées notamment chez des patients hospitalisés. Très vite, des experts de tous horizons militent pour une interdiction de la colistine en élevage. De nombreuses institutions décident alors de classer la colistine comme « antibiotique d’importance critique » pour la médecine humaine. Coup sur coup, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Agence européenne des médicaments l’inscrivent sur leurs listes d’antibiotiques d’importance critique (antimicrobials of critical importance). Cette décision est alors censée résoudre le problème de la colistine, en réservant son utilisation à la médecine humaine. Au-delà du cas particulier de la colistine, le « classement » de produits dangereux ou aux usages controversés semble aujourd’hui devenu une solution presque rituelle1.

Base de données européenne sur les pesticides, listes de substances chimiques soumises à autorisation, listes d’antibiotiques d’importance critique : à chaque fois que les effets d’une substance chimique ou d’un médicament sont jugés problématiques, les pouvoirs publics les inscrivent sur des inventaires ou des listes dont l’objectif est de contrôler leur usage. La production de systèmes de classification et leur alimentation se retrouvent ainsi aujourd’hui au cœur des activités de nombreux acteurs du champ sanitaire. À partir de travaux de sciences sociales qui se sont intéressés aux systèmes de classification (Goody, 1979 ; Bowker et Star, 1999), nous proposons ici de faire une incursion dans le monde des listes de substances chimiques et de médicaments qui prolifèrent en contexte réglementaire ou sous la forme de normes internationales. Pour donner un aperçu de leurs enjeux et de leurs processus d’élaboration, nous nous intéressons dans ce texte à deux dispositifs de classement : une liste de substances toxiques à interdire et une liste d’antibiotiques à préserver. Nous montrons qu’elles ont toutes les deux la particularité de promettre un meilleur contrôle de l’usage des produits qu’elles contiennent tout en maintenant une véritable souplesse vis-à-vis des secteurs et des acteurs économiques qu’elles visent.

Gouverner par la classification et les listes

Les États utilisent depuis bien longtemps les inventaires et les listes comme dispositif de gouvernement. Comme le montre l’anthropologue britannique Jack Goody, des listes de formes très variées permettaient déjà d’organiser le système bureaucratique mésopotamien dont l’économie distributive nécessitait de consigner toutes les dépenses et les recettes (Goody, 19792). La mise en place de dispositifs qui listent, inventorient et classent le monde est en effet depuis longtemps au cœur des activités de l’État. Dans ses travaux sur la statistique et la nomenclature des catégories socioprofessionnelles (CSP), Alain Desrosières insiste sur l’importance d’étudier finement les « conventions d’équivalence, de codage et de classification préalables à l’objectivation statistique » (Desrosières, 1993, chap. 8). En analysant l’évolution des intitulés, le contenu des lignes et des colonnes des nomenclatures CSP, le sociologue et statisticien retrace la construction des catégories, leur agrégation et, plus généralement, la manière dont l’élaboration des taxinomies – donc de systèmes de classification – participe au travail très politique de mise en place d’un État centralisé en rendant sa population gouvernable.

Depuis les années 1990, de plus en plus de travaux de sciences sociales, en particulier dans le champ des science and technology studies (STS), ont pris ces dispositifs comme objet d’étude. L’ouvrage Sorting things out. Classification and its consequences des sociologues américains Geoffrey Bowker et Susan Leigh Star (1999) en est sans aucun doute l’exemple le plus emblématique. À partir d’enquêtes sur la classification internationale des maladies, la catégorisation raciale sous l’apartheid en Afrique du Sud ou encore celle des soins infirmiers, les auteurs décortiquent les processus sociaux incorporés dans les infrastructures qui organisent l’information. Alors que ces outils pourraient sembler figés, ils en explorent au contraire le caractère « vivant et conflictuel » (Beltrame et Peerbaye, 2018) : la fabrique des catégories qui structurent ces classifications et les débats auxquels elle donne lieu (ou non) ; tout le travail invisible d’élaboration et de maintenance nécessaire à leur fonctionnement ; et même les éléments « marginaux » et les « monstres » exclus ou invisibilisés parce qu’ils n’entrent dans aucune catégorie (Bowker et Star, 1999, chap. 9). Par les questions qu’ils soulèvent et les méthodes qu’ils proposent, ces travaux fournissent une précieuse grille de lecture pour analyser les enjeux, mais aussi les impensés, des listes auxquelles nous nous intéressons ici.

Les domaines de la chimie et du médicament offrent des terrains d’enquête particulièrement stimulants pour étudier la construction concrète des dispositifs de classification. La mise en place de systèmes qui permettent d’ordonner ces produits en fonction de leurs propriétés, de leurs effets et de leurs risques s’est accélérée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte de massification de la commercialisation des molécules de synthèse et d’intensification de leur usage (Boudia et Jas, 2019). Les listes réglementaires, les conventions de nomenclature et les systèmes d’information développés par les autorités publiques ont progressivement conduit à l’avènement d’une « bureaucratie moléculaire » (Hepler-Smith, 2019) destinée à mettre de l’ordre dans un monde chimique et pharmaceutique véritablement massif, composé de dizaines de milliers d’entités.

Dans le domaine de la chimie, le règlement REACH3 est un bon exemple de l’omniprésence de ces pratiques de classement. Pour repérer les substances à évaluer de manière prioritaire, les autorités européennes s’appuient sur des listes de molécules commercialisées dans des volumes importants ou dont la toxicité leur a valu d’être classées comme cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction (Boullier, 2020). Si leurs risques s’avèrent trop difficiles à maîtriser, elles sont inscrites sur une nouvelle liste, créée par REACH : celle des « substances soumises à autorisation4 ». Elle ne regroupe que quelques dizaines de molécules (une soixantaine au moment de l’écriture de ce texte) sur les dizaines de milliers présentes sur le marché et concernées par REACH, mais elle constitue un des principaux enjeux du règlement : les molécules qui y apparaissent sont vouées à être progressivement retirées du marché. On retrouve le même type de dispositif dans le domaine du médicament. Pour combattre le développement de l’antibiorésistance, des autorités scientifiques et sanitaires établissent des listes de molécules qui doivent faire l’objet d’un « usage prudent ». Dans la suite de ce texte, nous retraçons la construction de deux listes relativement comparables, établies dans le cadre de réglementations européennes : la « liste des autorisations » de REACH et la « catégorisation des antibiotiques vétérinaires » de l’Agence européenne des médicaments.

La liste des substances soumises à autorisation de REACH

Un des traits distinctifs du règlement européen REACH est d’avoir mis en place une grande bureaucratie vouée à gérer l’information chimique. Cette infrastructure se matérialise par toute une série d’outils destinés à classer les molécules qui entrent dans son champ d’application : un inventaire de plus de 26 000 substances « enregistrées » par les entreprises, une « liste des restrictions » qui regroupe les molécules dont certains usages sont prohibés et une « liste des substances soumises à autorisation » qui regroupe les molécules les plus dangereuses. Comme indiqué précédemment, cette dernière liste (aussi connue comme l’Annexe XIV de REACH) ne regroupe que quelques dizaines de substances mais constitue un enjeu de taille pour les autorités et les entreprises, dans la mesure où les molécules qui y sont ajoutées ne peuvent ensuite plus être commercialisées a priori.

En 2011, les autorités européennes inscrivent le DEHP, une molécule très répandue connue pour sa reprotoxicité et ses propriétés de perturbation endocrinienne, sur la liste des autorisations. Cette décision de bannir une molécule reconnue comme très dangereuse suscite alors de grands espoirs (Boullier, 2018). Trois ans plus tard, un groupe de 55 associations s’étonne cependant dans un courrier à la Commission européenne que le DEHP soit toujours commercialisé (Bureau européen de l’environnement, 2014). Comment expliquer que cette substance reste largement employée alors qu’elle était censée disparaître du marché ? Un examen de son organisation et de ses non-dits permet de comprendre comment cette liste tend à ménager la contrainte qui pèse sur l’industrie chimique, en permettant le maintien sur le marché des substances qu’elle contient.

La manière dont la liste est conçue suggère déjà la possibilité d’exceptions (Fig. 1). Elle est organisée sous la forme d’un tableau qui comprend des lignes et des colonnes. Chaque ligne correspond à une entrée et donc à une molécule – ici le DEHP. Les colonnes, au nombre de sept, donnent quant à elles des informations sur l’identité de la substance concernée, les raisons qui justifient son classement (« toxique pour la reproduction ») mais aussi sur une série de mesures dérogatoires (colonnes 4 à 6). On comprend en effet que des « dispositions transitoires » ont été prévues pour que le DEHP puisse être librement commercialisé jusqu’au 21 février 2015 et cette date peut être dépassée pour les entreprises qui ont introduit des demandes d’autorisation avant le 21 août 2013. La sixième colonne indique quant à elle l’existence d’« utilisations (catégories d’usage) exemptées », en l’occurrence les utilisations dans le conditionnement de médicaments. Cette première lecture permet ainsi déjà d’identifier toute une série de cas de figure qui permettent de mieux comprendre pourquoi le DEHP était toujours présent sur le marché en 2014 : il était librement commercialisable jusqu’en février 2015 ; des entreprises ont pu déposer des demandes d’autorisation (comme c’est le cas dans les secteurs du médicament ou des produits phytosanitaires) auprès de l’Agence européenne des produits chimiques pour continuer à l’employer pour certains usages au-delà de cette date ; et certains usages sont même purement et simplement exemptés.

D’autres dispositions dérogatoires viennent compléter ce tableau. Le règlement REACH prévoit en effet que certaines catégories d’usage échappent à la procédure d’autorisation et que les entreprises n’ont donc pas à déposer de demande pour les maintenir sur le marché, même si leur substance apparaît dans la liste des autorisations. La plus évidente concerne les « articles », donc les biens manufacturés, fabriqués à l’étranger avant d’être importés et commercialisés au sein de l’Union européenne. En pratique, cela signifie que l’inscription du DEHP à la liste des autorisations n’entrave en rien les activités d’importateurs de produits manufacturés contenant du DEHP (sol PVC, poches à sang, etc.) et que ces derniers n’ont en conséquence aucune demande d’autorisation à formuler. Comme nous l’avons déjà montré dans les pages de Natures Sciences Sociétés, cette mesure est notamment le résultat de pressions exercées par le département du Commerce des États-Unis au moment de l’élaboration de REACH (Boullier, 2018). Les autorités américaines craignent alors que le règlement européen ne devienne une barrière technique au commerce international et que sa liste des autorisations n’empêche la libre circulation de biens manufacturés. L’exclusion des « articles » du champ de cette liste est alors vue comme un moyen d’éviter que le dispositif ne soit vu comme protectionniste vis-à-vis des partenaires commerciaux de l’Union européenne.

Pour tenter de gérer les usages de molécules toxiques et pourtant massivement utilisées, le recours à des systèmes de classement des molécules constitue presque une évidence. Ils permettent de recenser celles qui sont présentes sur le marché via de grands inventaires et de dresser des listes de celles qui, en raison de leur trop grande toxicité, doivent en être retirées. L’exemple de la liste des autorisations montre cependant que ce retrait n’a rien d’immédiat : même si elle affiche une décision qu’on pourrait penser contraignante, toute une série de mesures dérogatoires et d’exceptions permettent de maintenir ces produits sur le marché, a minima de manière transitoire.

thumbnail Fig. 1

Extrait de la liste des autorisations de REACH. Source : Annexe XIV du règlement REACH, https://reach-info.ineris.fr/consultation_section/28654/28846.

La catégorisation des antibiotiques vétérinaires de l’Agence européenne des médicaments

Dans un secteur différent, la trajectoire récente de la colistine est de son côté particulièrement heuristique pour saisir les enjeux et les limites des listes d’antibiotiques. Cette molécule de la famille des polymyxines, découverte dans les années 1950, est brièvement utilisée en santé humaine, mais les cliniciens se rendent vite compte qu’elle pose de graves problèmes de néphrotoxicité. Depuis, elle n’est utilisée qu’en antibiotique de dernier recours pour traiter des infections bactériennes résistantes, uniquement en contexte hospitalier. Elle est en revanche massivement employée en production de volailles et de porcs depuis plusieurs dizaines d’années. Pour les éleveurs comme les vétérinaires, elle présente de nombreux avantages : elle constitue une solution très efficace contre les infections à E. coli (lesquelles peuvent induire une mortalité importante et soudaine, notamment chez les porcelets), elle agit rapidement et les traitements sont peu coûteux. En 2015, la découverte d’un gène de résistance à la colistine (MCR-1) dans des prélèvements d’E. coli vient semer un vent de panique car la bactérie résistante est également retrouvée chez des patients hospitalisés et la résistance s’étend rapidement. Le risque est alors que cet antibiotique de dernier recours devienne inefficace chez les personnes auxquelles il était destiné.

Comme mentionné en introduction, la découverte de ce gène résistant à la colistine amène de nombreuses organisations à inscrire cette molécule sur des listes d’antibiotiques « d’importance critique ». Ces listes (ainsi que d’autres outils plus ou moins contraignants) ont été imaginées pour préserver l’efficacité des molécules existantes, dans un contexte d’une inquiétude croissante liée au développement de bactéries résistantes et au portefeuille d’antibiotiques stagnant depuis les années 1990. La récente inflation en matière de production de listes d’antibiotiques est aussi liée à la concurrence entre médecine humaine et médecine vétérinaire : les médecins listent les molécules qu’ils estiment essentielles pour la santé humaine et les vétérinaires celles qu’ils jugent indispensables dans leur pratique. En 2016, après la découverte du gène MCR-1, l’OMS classe la colistine dans la catégorie des antimicrobiens d’importance critique « les plus prioritaires5 » en santé humaine. La même année, l’Antimicrobial Advice Ad Hoc Expert Group (AMEG) de l’Agence européenne des médicaments classe la colistine dans la catégorie de risque la plus élevée à l’époque (catégorie 26) pour ses usages en santé vétérinaire. Les méthodes de classification, qui ont été modifiées en 2019, aboutissent au système de classement qui nous intéresse ici (Fig. 2) et qui tend à incriminer les mauvais usages de la colistine tout en pérennisant son « usage prudent » en médecine vétérinaire.

Depuis 2019, l’Agence européenne des médicaments classe les antibiotiques utilisés en médecine vétérinaire en quatre grandes catégories A, B, C, D. Pour reprendre les termes de l’Agence7, la catégorie D (Prudence) regroupe les antibiotiques à utiliser en première ligne mais, comme toujours, à employer de manière prudente. Ceux de la catégorie C (Caution) ne sont à administrer que s’il n’existe pas d’antibiotique efficace au plan clinique dans la catégorie D. Elle regroupe les molécules pour lesquelles il n’y a pas d’alternatives en catégorie D ou en tout cas aucune cliniquement efficace, ainsi que celles pour lesquelles des alternatives existent en médecine humaine (donc ces antibiotiques peuvent être utilisés en médecine vétérinaire, pour peu que ce soit de manière précautionneuse). La catégorie B (Restrict), dans laquelle on retrouve la colistine, regroupe les antibiotiques jugés d’importance critique pour la médecine humaine et qui ne devraient donc pas être utilisés en médecine vétérinaire. Ils ne devraient être envisagés que quand ceux des catégories C et D ne sont pas efficaces et ils ne doivent être utilisés qu’après un test de sensibilité aux antimicrobiens. Enfin, la catégorie A (Avoid) regroupe les antibiotiques qui ne sont pas autorisés au sein de l’Union européenne pour un usage vétérinaire chez les animaux producteurs de denrées alimentaires, mais qui peuvent être utilisés chez les animaux de compagnie dans des circonstances exceptionnelles.

Ce système de classement peut apparaître surprenant à plusieurs égards. D’abord, en raison de son champ d’application, beaucoup plus large que la liste des autorisations évoquée précédemment. En effet, dans la mesure où des bactéries peuvent potentiellement développer des résistances à n’importe quelle molécule, toutes les classes antibiotiques connues y sont présentes. Un second étonnement concerne la focalisation de l’Agence européenne des médicaments sur les antibiotiques utilisés en médecine vétérinaire. Pourquoi, en effet, ce classement met-il l’accent sur ces usages plutôt que sur ceux en médecine humaine ? Pour le comprendre, rappelons que le problème de l’antibiorésistance a souvent été posé comme le résultat d’une surconsommation d’antimicrobiens en élevage. À partir des années 1940, les aliments supplémentés en antibiotiques8 ont en effet été utilisés pour accélérer la croissance des animaux et ont permis d’augmenter la production tout en contrôlant les infections bactériennes (Kirchhelle, 2020). Ces pratiques sont désormais interdites en Europe mais des entrepreneurs de cause ont continué de présenter l’antibiorésistance, tantôt comme le résultat d’une surprescription en santé humaine, tantôt comme celui d’une surconsommation en élevage. Le problème de l’antibiorésistance renvoie ainsi à la question de « la définition des usages légitimes des médicaments antibactériens, plus particulièrement leur partage entre les deux médecines », humaine et vétérinaire (Fortané, 2016, p. 56). C’est sans doute en partie ce contexte, conjugué à l’adoption récente du nouveau règlement européen sur le médicament vétérinaire9, qui explique que l’Agence européenne des médicaments a choisi de se concentrer sur le classement des antibiotiques utilisés en médecine vétérinaire.

De la même manière que dans le cas de la liste des autorisations abordée dans la partie précédente, cette catégorisation comporte également, en elle-même, quelques surprises. Contrairement à ce qu’on aurait pu soupçonner, la colistine n’est pas classée en catégorie A (Avoid) wégorie B (Restrict), ce qui signifie qu’elle peut toujours être employée. Ce choix de pérenniser les usages vétérinaires de la colistine résonne avec celui des autorités françaises qui avaient, quelques mois plus tôt, décidé de ne pas l’inscrire sur la liste des antibiotiques d’importance critique. Comme nous l’avons montré par ailleurs, le « non-classement » de la colistine en France est à la fois lié à l’omniprésence des vétérinaires à toutes les étapes de la gestion de la classification des antibiotiques, à l’absence de risques clairement identifiés en France et à une consommation en baisse (Bertholon, 2021). Dans ce contexte, le message envoyé par les autorités françaises et européennes est similaire : il s’agit d’inciter les vétérinaires et les éleveurs à utiliser moins de colistine plutôt que d’interdire son usage. Notons par ailleurs que son inscription en catégorie A (Avoid) ne se serait de toute façon pas traduite par sa disparition totale. Comme on l’a vu dans le cas du DEHP, il n’est pas possible d’interdire la colistine, qui pourrait être présente sous forme de résidus dans de la viande d’importation. Des denrées alimentaires peuvent donc être importées en Europe après ingestion par les animaux de molécules listées en catégorie A, et ce, même si elles ont été utilisées comme facteurs de croissance10. Là encore, des dispositions dérogatoires sont invisibilisées de la catégorisation européenne et cette liste permet finalement de légitimer l’usage industriel, quoique « prudent », de la colistine en élevage.

thumbnail Fig. 2

Catégorisation des antibiotiques vétérinaires par l’Agence européenne des médicaments. Source : Agence européenne des médicaments, https://www.ema.europa.eu/en/documents/report/infographic-categorisation-antibiotics-use-animals-prudent-and-responsible-use_en.pdf.

Conclusion : classer pour réguler sans contraindre

Les classifications et les listes sont aujourd’hui un outil aussi classique qu’indispensable pour mettre de l’ordre dans des mondes technoscientifiques complexes. Cette nécessité est particulièrement visible dans les secteurs de la chimie et du médicament, peuplés de dizaines de milliers d’entités synthétiques aux usages extrêmement variés et souvent difficiles à encadrer. Dans les deux exemples que nous avons examinés ici, les listes ont en commun qu’elles cherchent à mieux encadrer l’utilisation de molécules jugées problématiques : le classement du DEHP vise à faire progressivement disparaître du marché une substance toxique ; celui de la colistine à mieux contrôler ses usages vétérinaires dans un objectif de lutte contre l’antibiorésistance. Ces listes présentent des caractéristiques déjà décrites dans des travaux de sciences sociales : elles constituent une forme de savoir accessible et facilement compréhensible (Goody, 1979) ; un outil de coordination qui résulte d’un grand nombre d’opérations de simplification qui lui permettent de fonctionner (Bowker et Star, 1999) ; elles sont suffisamment abstraites pour ne pas imposer une interprétation au détriment d’une autre (Star et Griesemer, 1989), ce qui en fait des outils acceptés par une grande diversité d’acteurs.

Même si les analyses présentées ici sont encore en partie exploratoires, elles permettent déjà d’identifier certaines spécificités des listes étudiées. De prime abord, on aurait pu s’attendre à ce que l’ajout de molécules problématiques à ces listes aboutisse à des interdictions d’usage, par exemple à celle de la colistine comme médicament vétérinaire. C’est ce que l’affichage de substances « toxiques » ou d’antibiotiques « critiques » aurait pu laisser entendre. Comme nous l’avons montré, ces listes ont cependant cela de particulier qu’elles n’interdisent pas vraiment les molécules qu’elles contiennent. D’un côté, la liste des autorisations de REACH dresse une sorte une « liste noire » des substances dont les risques sont trop difficiles à gérer, avec l’objectif de pousser à leur substitution par des alternatives moins toxiques. De l’autre, la catégorisation des antibiotiques vétérinaires de l’Agence européenne des médicaments met les vétérinaires en garde quant à l’usage de certaines familles de molécules, faisant peser la menace de l’adoption de mesures plus contraignantes. Dans les deux cas, ces listes font preuve d’une certaine souplesse : elles soulignent l’urgence d’agir sans aller pour autant jusqu’à mettre en œuvre des interdictions fermes.

À certains égards, ces listes disposent d’un caractère « expérimental » dans le sens que lui a donné Yannick Barthe (2006). Le sociologue s’est intéressé à la loi de 1991 relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs. Dans le contexte de blocages et de mobilisations contre l’enfouissement de ces déchets en couche profonde, il montre en quoi la loi de 1991 constitue une habile « prise d’indécision ». Cette loi oblige les acteurs du nucléaire à accepter une période d’expérimentation de 15 ans pendant laquelle ils devront explorer toutes les alternatives scientifiques à l’enfouissement. Il sera finalement possible d’y avoir recours mais à la condition qu’aucune autre solution ne soit meilleure. Cette posture permet au législateur de ne pas endosser la responsabilité de la décision ou de ses conséquences. Le fonctionnement de nos listes de molécules est ici voisin : elles permettent de ne pas décider d’interdire « une fois pour toutes, mais [de] toujours conserver la possibilité de décider dans l’avenir, garder une prise sur le processus, et la possibilité de revenir en arrière, de faire émerger d’autres possibles » (Callon et Barthe, 2005, p. 126). Ces listes tendent ainsi à fixer ce que nous pourrions désigner comme un « horizon réglementaire » vers lequel il faudrait tendre, laissant aux industries et aux professionnels des secteurs concernés la responsabilité de leurs pratiques, sans pour autant fermer totalement la porte à des décisions plus contraignantes.

De cette brève analyse, il ressort que les classifications et les listes – au même titre que de nombreux autres outils scientifiques et administratifs – méritent une attention renouvelée. Ces artéfacts en apparence neutres et apolitiques, souvent décrits comme des « choses ennuyeuses » (Star, 2018), constituent en fait des entrées particulièrement fructueuses pour saisir les logiques et les dynamiques des mondes sociaux dans lesquelles leur fabrique s’inscrit. Ils permettent ainsi d’entrevoir le quotidien des acteurs, souvent méconnus, qui participent à la production de ces outils et d’étudier certains de leurs angles morts. Une telle entrée invite en d’autres termes à poser la question des impensés et des ignorances entretenus par de tels dispositifs (Dedieu, 2022). Dans les secteurs qui nous ont intéressés ici, les listes de molécules problématiques font le pari de déléguer leur gestion aux acteurs économiques. Il serait utile de documenter plus en détail les effets réels de cette approche, sinon sur la santé et l’environnement, du moins sur les marchés de la chimie et du médicament.

Références

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1

Ce texte est le résultat de recherches conduites dans le cadre du projet AMAGRI sur les antimicrobiens en agriculture (ANR-18-CE03-001) et de réflexions antérieures sur les apports des travaux sur les systèmes de classement (Bowker et Star, 1999) dans l’étude du gouvernement de marchandises à risque comme les substances chimiques et les médicaments.

2

Voir notamment le passionnant 8e chapitre de La raison graphique (Goody, 1979), intitulé « Qu’est-ce qu’une liste ? ».

3

Depuis 2007, le règlement européen REACH encadre la commercialisation des substances chimiques qui circulent au sein de l’Union européenne. cf. Règlement (CE) no 1907/2006 du Parlement européen et du Conseil du 18 décembre 2006 concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances (REACH), instituant une agence européenne des produits chimiques, Journal officiel de l’Union européenne, 29 mai 2007, L136/3.

4

Par commodité, nous la désignerons également comme « liste des autorisations ».

5

Pour l’OMS, la colistine répond aux trois principaux critères de priorités : (P1) molécule rare permettant de traiter des infections humaines sévères, (P2) qui favorise la sélection de résistances et (P3) pour lesquelles les résistances viennent de sources non humaines (World Health Organization, 2017).

8

On parle alors d’antibiotiques utilisés comme « facteurs de croissance » (growth promoters).

9

Règlement (UE) 2019/6 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2018 relatif aux médicaments vétérinaires, Journal officiel de l’Union européenne, 7 janvier 2019, L 4/43.

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Le problème de l’application de mesures de réciprocité (dites « mesures miroir ») fait actuellement l’objet de débats complexes dans le cadre de la mise en œuvre du règlement européen 2019/6 relatif aux médicaments vétérinaires, mais demeure pour l’instant insoluble : les contraintes imposées aux élevages européens ne sont pas applicables aux élevages extra-européens et pas appliquées aux denrées importées.

Citation de l’article : Boullier H., Bertholon K. 2024. Classements accommodants. Façonner des listes pour gérer les molécules problématiques. Nat. Sci. Soc., https://doi.org/10.1051/nss/2024027

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Extrait de la liste des autorisations de REACH. Source : Annexe XIV du règlement REACH, https://reach-info.ineris.fr/consultation_section/28654/28846.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Catégorisation des antibiotiques vétérinaires par l’Agence européenne des médicaments. Source : Agence européenne des médicaments, https://www.ema.europa.eu/en/documents/report/infographic-categorisation-antibiotics-use-animals-prudent-and-responsible-use_en.pdf.

Dans le texte

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