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Journal |
Nat. Sci. Soc.
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DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2025021 | |
Published online | 05 May 2025 |
Agriculteur ou jardinier ?
Petite sociologie d’un renversement de stigmate
Farmer or gardener? A sociological note on the reversal of a stigma
1
Sociologie, Université de Toulouse, CERTOP, Toulouse, France
2
Sociologie, Université Gustave Eiffel, LISIS, Paris, France
* Auteur correspondant : cedric.calvignac@univ-tlse2.fr
Reçu :
7
Novembre
2023
Accepté :
27
Septembre
2024
Cet article traite de l’emploi du terme « jardinier » dans la sphère professionnelle agricole. À l’occasion d’une enquête par entretiens conduite au cours de l’année 2022 auprès de 54 chefs d’exploitation français, nous avons repéré la convocation spontanée et récurrente du terme « jardinier » et de ses déclinaisons (« jardin(s) », « jardiner »). Notre analyse du recours à cette désignation par les agriculteurs interrogés permet de rendre compte de deux phénomènes. D’une part, le fait de qualifier un agriculteur de « jardinier » relève souvent d’une forme de stigmatisation qui vise à souligner un défaut de compétences, de méthodes ou d’ambitions professionnelles. Ce stigmate du « jardinier » est encore fréquemment mobilisé dans la profession notamment par les tenants d’une agriculture conventionnelle, spécialisée et intensive qui condamnent par là même de nouvelles méthodes culturales et leurs promoteurs. D’autre part, cette étude montre que s’opère parfois un « renversement » ou un « retournement » dudit stigmate. En effet, certains agriculteurs – encore minoritaires, mais dont le nombre va croissant – baptisent volontiers leur exploitation du nom de « jardin » et se disent tout aussi volontiers, et parfois même de façon revendicative, « jardiniers ».
Abstract
This article explores the use of the term ‘gardener’ within the professional agricultural sphere. In a 2022 interview survey conducted with 54 French farm managers, we identified the spontaneous and recurrent use of the term ‘gardener’ and its variations (‘garden’, ‘gardening’). Attention to this terminology brings out two significant phenomena. Firstly, referring to a farmer as a ‘gardener’ often entails a form of stigmatization aimed at highlighting a perceived lack of skills, methods, or professional ambition. This ‘gardener’ stigma remains prevalent within the profession, particularly among proponents of conventional, specialized, and intensive agriculture, who thereby denounce new agricultural methods and their advocates. According to some farmers interviewed, this peer-imposed stigmatization is further compounded by an institutional form of stigmatization when (very) small farms fail to meet the criteria for installation and financing applications in terms of surface area or production volume. Administrative bodies and banks disregard some of these initiatives, arguing they fall within the realm of mere gardening. Conversely, this study also shows that the stigma is sometimes ‘reversed’ or ‘turned around’. Indeed, some farmers —still a minority, but growing in number— willingly name their farms ‘gardens’ and refer to themselves, sometimes assertively, as ‘gardeners’.
Mots clés : agriculture / environnement / jardinier / profession / stigmate
Key words: agriculture / environment / gardening / profession / stigma
© C. Calvignac et V. Potier, Hosted by EDP Sciences
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
La figure du « jardinier » renvoie à l’autonomie, la dignité, l’écoute respectueuse de la nature. Les mondes agricoles engagés dans la course à la productivité avaient besoin de se démarquer de la figure du « paysan » et ne pouvaient donc s’y reconnaître. Cet article explore les conditions et le sens d’une réhabilitation du jardinier par des agriculteurs désirant caractériser leur activité professionnelle. Au travers des concepts de stigmate et de retournement du stigmate, issus de la sociologie et en particulier celle des professions, les auteurs éclairent les tentatives d’agricultures alternatives de remettre en cause les valeurs et les normes historiques propres à une agriculture dominante. Est-ce le début d’un renversement du stigmate ? Si oui, quelle est sa magnitude et quels en sont les effets ? Cet article s’inscrit dans les réflexions de NSS sur les chemins de la conversion agroécologique.
La Rédaction
« Le stigmate produit la révolte contre le stigmate, qui commence par la revendication publique du stigmate, ainsi constitué en emblème » (Bourdieu, 1980, p. 69).
Agriculteur ou jardinier ? Ces deux termes ont longtemps représenté une alternative distinguant le professionnel de l’amateur (Hennion, 2009 ; Flichy, 2010), l’expert du profane, l’activité à temps complet de l’activité d’appoint ou du « travail à côté » (Weber, 1989). D’ordinaire, les agriculteurs refusent de se voir assimilés à de simples jardiniers et de voir ainsi leur activité – estimée et appelée à être considérée avec sérieux – ramenée à sa dimension hédoniste ou récréative (Rémy, 1987 ; Chiffelle, 1988). La qualification de « jardinier » est ainsi perçue comme dévalorisante voire « stigmatisante » par nombre d’agriculteurs. Connotée négativement et « étiquetée » comme telle (Goffman, 1963), elle est employée sur un registre essentiellement critique pour caractériser un défaut de compétences, de méthode ou d’ambition professionnelles. Se définir comme « agriculteur de métier » revient alors à faire du « jardinier amateur » une figure repoussoir, dont l’activité en passe-temps s’opposerait à la maîtrise technique, éprouvée et qualifiée du geste professionnel. Notre enquête rend compte de deux phénomènes. D’une part, la stigmatisation du « jardinier » est toujours d’actualité. Le stigmate, encore vif, est fréquemment mobilisé dans la profession, notamment par les tenants d’une agriculture conventionnelle, spécialisée et intensive. D’autre part, cette enquête montre également une forme de « renversement » ou de « retournement » du stigmate (Bourdieu, 1980 ; Gruel, 1985)1. En effet, certains agriculteurs – encore minoritaires, mais dont le nombre va croissant – baptisent volontiers leur exploitation du nom de « jardin » et se disent tout aussi volontiers, et parfois même de façon revendicative, « jardiniers ».
Cette réhabilitation des termes « jardin » et « jardinier » s’observe notamment dans le choix des dénominations des exploitations agricoles. En compulsant la base de données SIRENE2, nous avons en effet constaté que la dénomination « jardin/jardinier » gagnait en importance au cours des deux dernières décennies (Encadré 1).
Complément d’enquête sur la dénomination des entreprises agricoles Base SIRENE
Notre échantillon se compose des entreprises dont l’activité émarge à la section A et à la division 1 de la nomenclature INSEE (soit A – Agriculture, sylviculture et pêche ; 01 – Culture et production animale, chasse et services annexes). Nous avons exclu de cette sélection les sous-classes relevant de la pêche, de la chasse, du piégeage, du traitement des semences et récoltes et des activités d’élevage, pour ne garder que les sous-classes relevant de la production végétale. Sont ici considérées toutes les entreprises, actives ou fermées, enregistrées du 1er janvier 1940 au 31 décembre 2022. Cette sélection constitue un sous-échantillon de 169 032 dénominations d’exploitations agricoles.
Ainsi, alors que jusque dans les années 1990, les chefs d’exploitation ne convoquaient que très rarement ce terme pour baptiser leurs exploitations (de 20 à 40 exploitations pour mille entre les années 1940 et 19903), leurs successeurs sont bien plus nombreux à s’en revendiquer (82 pour mille dans les années 2000, 143 pour mille dans les années 2010 et 188 pour mille entre 2020 et 2022). Ainsi, une dynamique haussière – discrète et continue– est bel et bien à l’œuvre. Précisons que les chefs d’exploitation ayant baptisé leur entreprise « jardins de… » ne se revendiquent bien évidemment pas tous « jardiniers ». Pour beaucoup, la désignation du lieu d’activité (« jardins ») n’implique pas systématiquement la caractérisation de l’acteur principal (« jardinier »). Une fois cette réserve énoncée, il n’en demeure pas moins que la convocation d’un tel vocable donne à voir la défense d’une vision plus esthétisante, paysagère du lieu de production, elle laisse à penser que l’utile (produire) ne doit pas nécessairement conduire à sacrifier l’agrément (cadre de vie et de travail plaisant). Une telle progression n’a donc rien d’anecdotique, elle témoigne d’une forme alternative d’engagement dans la pratique productive agricole et d’une représentation renouvelée du métier qu’il s’agit de bien décrire et analyser.
Identifier le stigmate par une démarche d’enquête
Nous approcherons le double mouvement de permanence et de renversement du stigmate « jardinier » à l’aide d’une enquête qualitative par entretiens réalisée auprès de 54 chefs d’exploitation au cours de l’année 2022. Le recrutement des agriculteurs interrogés a été pensé et conçu de façon que soient représentés différents types et tailles d’exploitation4. Ainsi, notre corpus d’entretiens comprend en son sein des céréaliers, des maraîchers, des éleveurs, des viticulteurs, des agriculteurs en conventionnel, d’autres en bio, des exploitations individuelles, d’autres établies sous des formes sociétaires (GAEC, EARL, SCEA), de petites surfaces exploitables et d’autres bien plus grandes (Tab. 1).
Les entretiens passés ont porté sur les transformations du métier d’agriculteur et plus particulièrement sur le recours à différents équipements et supports numériques (forums, plateformes, logiciels, etc.) dans le cadre de l’apprentissage et de l’exercice professionnels. L’analyse thématique de ces derniers nous a permis de repérer incidemment différents motifs récurrents parmi lesquels figurait en bonne place l’allusion spontanément faite par les interviewés au « jardinage » et à la figure de « jardinier ». Ces références explicites au monde amateur du jardinage permettent aux agriculteurs interrogés de décrire par l’affirmative ou la négative, par analogie ou par contraste, de façon élogieuse ou critique, leur propre pratique professionnelle. Une analyse compréhensive de ces entretiens nous permettra de rendre compte des significations variées, et parfois contraires, attribuées à la dénomination de « jardinier » selon les différentes catégories d’agriculteurs interrogés.
Cette enquête permettra de saisir ce renversement du stigmate à l’aune de transformations plus larges du secteur agricole français. Nous pensons notamment au mouvement d’« écologisation » des pratiques en cours et aux nécessaires « innovations par retrait » qui l’accompagnent (Goulet et Vinck, 2012 ; Barbier et Goulet, 2013 ; Christen et Leroux, 2017). Nous verrons que la dénomination « jardin/jardinier » est préférentiellement adoptée par des agriculteurs qui promeuvent une agriculture biologique et qui sont, de fait, soucieux de la bonne conservation (de la richesse) des sols et plus largement de la préservation des écosystèmes. Les agriculteurs-jardiniers sont une des figures émergentes de la dynamique de diversification en cours des types d’agriculteurs et des types de structures de production, qui enjoint à parler de « mondes agricoles » au pluriel (Hervieu et Purseigle, 2013). Cette diversification se concrétise selon Bertrand Hervieu et François Purseigle (2013) par un « éclatement des formes d’exploitation ». D’un côté, se développent de grandes firmes à forte concentration capitalistique et en quête constante de gains de productivité. De l’autre, de très petites structures voient le jour, dont la taille se situe en deçà de l’exploitation traditionnelle à deux unités de travail humain. C’est donc sans surprise que la terminologie de « jardinier » resurgit principalement parmi les agriculteurs et agricultrices à la tête de (très) petites exploitations et installés en maraîchage. Ces derniers réhabilitent dans l’agriculture des valeurs politiques et sociales propres au jardinage et dépassant la seule pratique d’autoconsommation alimentaire : celles de l’autonomisation vis-à-vis des structures économiques et politiques agricoles – et des rapports de domination qu’elles instituent –, et celle de la (ré)insertion sociale par une pratique dont la charge symbolique (avoir un jardin à soi et à son image) et la dimension productive assurent au cultivateur la défense de l’honneur de son statut social (Weber, 1989).
De ce constat d’une expression perceptible du stigmate au travers de notre enquête, on peut tirer deux niveaux d’analyse : nous montrerons en premier lieu combien la figure du « jardinier » constitue encore un stigmate vif et actualisé tant par les pairs qu’au niveau institutionnel ; puis, nous rendrons compte de la façon dont certains agriculteurs travaillent à renverser ce stigmate dans le contexte plus large d’un « éclatement à la marge » des formes d’exploitations devenues pour certaines plus petites, plus diversifiées et en partie dépendantes d’autres sources de revenus (Hervieu et Purseigle, 2013 ; Purseigle et al., 2017).
Caractérisation des agriculteurs interrogés.
Un stigmate persistant qui consacre l’impératif de rendement
L’apposition du stigmate par les agriculteurs eux-mêmes
Bien souvent, dire l’amateurisme des autres revient à affirmer son professionnalisme en creux. C’est d’ailleurs par un double mouvement de comparaison-distinction avec le monde amateur que les contours d’une profession se dessinent. Il en va ainsi du contrôle et de la reconnaissance de son champ d’expertise, ou comme le dirait Andrew Abbott de la défense des frontières délimitant les « juridictions professionnelles » de l’agriculture de métier (Abbott, 1988). La dénomination « jardinier » est ainsi convoquée dans le discours d’agriculteurs considérant que le métier souffre de recrutements hasardeux, voire malheureux. Des agriculteurs conventionnels, de longue date engagés dans le métier (ayant pour beaucoup pris la suite de leurs aînés), peuvent ainsi affubler les néo-ruraux5 de la désignation de « jardinier » entendant par là qu’ils portent une version dégradée du métier d’agriculteur. Ainsi, Gilbert6, installé en 1995 et fils d’agriculteur, céréalier suivant une méthode conventionnelle, renvoie dos à dos les « woofers » et leurs « hôtes » qui, à ses yeux, partagent une même incompétence uniquement propre à « biner le jardin ».
« Et le woofing, vous connaissez ?
– Oui, c’est une bêtise totale, les gens qui font ça, je ne sais pas, mais franchement […] ça ne peut pas être fait pour des exploitations professionnelles. Pour du bricolage, je veux bien, biner le jardin, des choses comme ça, mais pour faire ça dans un truc professionnel, une exploitation professionnelle, on ne peut pas se permettre des choses comme ça.
– C’est trop amateur ?
– Oui, pour moi, c’est amateur, complètement. […] C’est très bien, ça, pour du maraîchage, des bios, en général, des petits trucs comme ça, du bricolage, mais qui n’a aucun avenir. »
(Gilbert, 58 ans, céréalier en agriculture conventionnelle, 150 ha, Pays de la Loire)
Le jugement semble définitif : pour Gilbert, ces petites exploitations s’inscrivent dans des modèles alternatifs de production peu efficients, mais surtout très peu professionnels. Le critère de productivité sert ici d’ultime juge de paix. Cette partition de la profession entre d’un côté « des agriculteurs dynamiques tournés vers le progrès et spécialisant leur activité de production de façon à obtenir des performances maximales » et de l’autre « des paysans un peu attardés » ou des « néo-ruraux » qui « [tentent] de maintenir à tout prix des activités diversifiées sur des surfaces très petites » a beau être caricaturale et dépréciative à l’excès, elle trouve sa place dans le discours d’agriculteurs résolument inscrits dans un modèle intensif et spécialisé (Muller, 2009). Autrement dit, la mention du jardinage désigne une frange d’agriculteurs caractérisés comme n’étant « pas sérieux » (Muller, 2009). Pour autant, le terme « jardinier » n’est pas sans ambivalence quand il est mobilisé par cette catégorie d’agriculteurs. Dans la suite de l’entretien, Gilbert mentionne à nouveau ce terme, mais cette fois pour désigner l’évolution de ses propres pratiques d’exploitant agricole.
« Moi, quand j’étais à l’école dans les années 1980, c’est vrai, on faisait le club des cent quintaux, c’était à celui qui allait mettre tous les intrants possibles et imaginables pour arriver à faire les cent quintaux. Aujourd’hui, non, c’est ça, c’est jardiner histoire de remplir le sol, d’occuper l’espace, oui, on devient les jardiniers de l’espace. […] En fin de compte, la PAC de 1992 que Mitterrand avait mise en place, c’était « remplissez l’espace, mais par contre, ne produisez plus ». […] Mitterrand avait dit : « On vous donnera de quoi vivre, par contre, remplissez l’espace et ne cherchez plus à faire du rendement ».
Gilbert, comme d’autres, avait considéré alors que poursuivre dans une logique intensive – et faire donc fi de ce qu’il interprète comme étant un mot d’ordre gouvernemental incitant au moins-disant agricole – était l’option la plus honorable. De celles qui font de vous un professionnel digne de ce nom. L’expression « jardinier de l’espace » employée par Gilbert n’est pas sans rappeler celle de « jardiniers de la nature » convoquée par Gérard Collomb pour désigner une nouvelle fonction de l’agriculteur devenu « aménageur du milieu naturel » et « [conservateur] de l’environnement tel qu’il est rêvé par le citadin » notamment dans les régions montagneuses aujourd’hui tournées vers le tourisme (Collomb, 1977). On peut également citer sous ce rapport la différence faite entre « agriculteurs-entrepreneurs de plaine » et « paysans-jardiniers de montagne » en Suisse telle que rapportée par Frédéric Chiffelle (1988). Gilbert refuse de devenir un « jardinier », un « aménageur », un « paysagiste », il considère son activité comme devant être productive et rentable. Il résiste donc aux nouvelles orientations proposées par les instances gouvernementales telles qu’il les reçoit. Il a d’ailleurs le même réflexe aujourd’hui alors qu’on lui dit qu’« il faudrait à présent quasiment être en bio », ce à quoi il répond que « si c’est pour avoir des champs dégueulasses, ce n’est pas la peine ». Il est d’ailleurs intéressant de noter ici que Gilbert réduit – opération de stigmatisation oblige – toutes les initiatives d’écologisation des pratiques agricoles aux plus orthodoxes d’entre elles. Or, derrière l’agriculture biologique se cache une diversité de stratégies s’approchant et composant davantage avec les standards conventionnels et les valeurs de productivité. Ici, l’opération de simplification sert utilement (et de façon spécieuse) la démarche critique. Quoi qu’il en soit, ses usages du vocable de « jardin » situent Gilbert à l’interface de nouvelles pratiques culturales émergentes mais aussi d’injonctions gouvernementales et institutionnelles vis-à-vis desquelles il entre conjointement en résistance.
À travers cet exemple, on voit que le stigmate du « jardinier » est fréquemment employé pour souligner une diminution de la rentabilité, de la productivité des exploitations. La diffusion du stigmate s’appuie donc sur un axiome productif qui juge de la qualification professionnelle à l’aune du seul volume de production (le nombre de « quintaux produits par hectare »). Qualifier l’autre de « jardinier » c’est le renvoyer à son impuissance productive. Comme Laurent, installé en maraîchage biologique après une reconversion professionnelle, il arrive ainsi que des interviewés se décrivent sous les traits du « jardinier » pour pointer leur manque d’expérience des débuts et leur incapacité à intensifier leur activité.
« Je suis ingénieur horticole. Je ne connaissais rien aux légumes à part uniquement faire un jardin familial, et c’était un vrai challenge parce que même si je savais techniquement ce qu’est une plante et comment elle pousse, je ne connaissais rien à la culture des légumes. Si vous voulez vous planter, il faut justement continuer à cultiver comme on fait un jardin familial pour produire des légumes en quantité. » (Laurent, 56 ans, maraîchage biologique, 10 ha, Côte-d’Or)
Bien que dans les rangs des maraîchers bio l’emploi du stigmate soit peu présent7, il resurgit toutefois pour mettre l’accent sur la nécessaire rentabilité d’une affaire professionnelle. Ainsi, l’un d’eux précise de lui-même : « Alors ce n’est pas du jardinage que je fais quand même, je suis conscient qu’il faut en vivre ». Il poursuit : « Idéalement, il faudrait sortir 30 000 euros de chiffres d’affaires pour sortir un SMIC », ce qui correspond à « 10 tonnes de légumes […] donc il faut quand même sortir des légumes ». Ces discours montrent l’association étroite entre permanence du stigmate (véhiculé et entretenu parfois par les stigmatisés eux-mêmes) et impératif de rendement (auquel personne ne peut finalement tout à fait déroger).
Être considéré comme simple « jardinier » : l’ultime offense d’institutions désavouées
L’apposition du stigmate « jardinier », loin d’être cantonnée à un jugement dépréciatif entre pairs, est parfois le fait d’organisations professionnelles ou d’organismes financeurs. Dans ce cas, elle se pratique à un niveau institutionnel et peut être plus douloureusement vécue. Le stigmate est alors présenté par ceux qui s’en disent victimes comme une offense disqualifiante d’autant plus difficile à comprendre qu’elle est proférée par ceux-là même desquels ils attendaient un soutien. Plusieurs de nos enquêtés, à l’évocation de leurs débuts, ont spontanément affirmé que la Chambre d’agriculture et les organismes bancaires avaient eu le même réflexe à leur égard, celui de considérer que leur activité était sous-dimensionnée et peinerait à être rentable. La figure du « jardinier » a ainsi fait son apparition dans leur discours de refus de façon à inciter à un changement de modèle productif et économique.
« Nous, c’est de la microagriculture, c’est une microferme, toutes les personnes que je t’ai citées font des études économiques sur leur ferme qui sont des fermes qui cultivent à peu près le même nombre de mètres carrés que nous mais qui se font un chiffre d’affaires monstrueux. Qui sont beaucoup plus rentables que des fermes 10 fois plus grandes. […] Ce n’est pas du tout l’agriculture que tout le monde a en tête. À la Chambre d’agriculture, quand on leur a parlé de notre projet, ils nous ont dit « Vous êtes des jardiniers, on ne vous prend pas au sérieux ». Pourquoi ? Parce que quand tu as 50 poules, eux le cheptel minimum c’est 500 poules, quand tu cultives 2 000 mètres carrés, c’est comme si tu avais un grand jardin. On est une microferme qui fait un peu de tout, mais pour eux, on fait peu de tout. […] À la banque, même si tu viens avec un projet bien ficelé et réaliste, on va te dire non parce que tu ne gagneras jamais ta vie grâce à ce projet. » (Thomas, 34 ans, maraîchage bio, permaculture, Haute-Garonne)
Parmi les maraîchers bio interrogés, plusieurs ont qualifié leur exploitation (et leur entreprise) par sa petitesse et par son développement en marge des aides et subventions publiques (Lécole, 2021 ; Lécole et Thoyer, 2021). Selon eux, les institutions sollicitées réduisent leurs « petites exploitations » à de « grands jardins » et, sous ce motif, refusent de venir en appui à leurs initiatives, préférant investir dans des projets professionnels plus orthodoxes, pensés comme mieux balisés et plus ambitieux sur le plan comptable. Aussi, des critères de diplôme, de surface minimale ou de production plancher privent les entrepreneurs ruraux prônant un modèle alternatif d’une reconnaissance institutionnelle et d’un appui financier. Cette apposition institutionnelle du stigmate fait obstacle à l’expression d’une forme de reconnaissance professionnelle, comme le raconte Loïc, devenu chef d’exploitation à la tête d’une microferme de maraîchage biologique après une première carrière comme ingénieur aéronautique :
« Il y a des critères qui rendent difficile le fait d’être reconnu comme agriculteur. Les règles utilisées à la SAFER favorisent les moyens, enfin les petits qui veulent atteindre une taille critique. Mais cette taille critique est bien supérieure aux tailles des microfermes. Et puis, je ne touche pas les aides de la PAC parce que j’ai trop peu de surface. […] Le système ne favorise pas les petites installations. »
(Loïc, 55 ans, maraîchage bio, 3 500 m2, Haute-Garonne)
Le soutien apporté aux petites exploitations est décrit comme insuffisant. D’autres enquêtés insistent davantage sur le fait que les nomenclatures, les catégories, les formulaires, et les outils administratifs sont produits par et pour d’autres acteurs, au détriment de la reconnaissance institutionnelle de leur type d’activités.
« Même sur la qualité de l’accompagnement, je trouve [la Chambre d’agriculture] très moyenne. Pour des fermes comme les nôtres, qui sont différentes de celles du modèle majoritaire conventionnel. On a du mal à être reconnu, en ayant juste 40 chèvres ou un jardin de 1 000 ou 4 000 m2. Pour certains, on n’a pas l’air sérieux. […] Par exemple, leurs logiciels ne correspondent pas à notre réalité. Dès qu’on sort du truc vache allaitante ou céréaliculture, c’est très compliqué. On aboutit à quelque chose dans l’erreur par rapport à notre projet réel. […] Les chiffrages, ce genre de choses, les simulations. […] Il faut rentrer dans les clous. […] Alors on passe un temps fou en sachant très bien que ce qu’on fait n’a aucun sens, mais que c’est ce qui va nous permettre de solliciter l’aide demandée à la fin. […] On est différents de l’agriculture majoritaire, conventionnelle, donc on nous case un peu en atypique, en alternatif. Des fois, c’est pour nous décrédibiliser aussi un peu. Les mots ont du sens. » (Martin et Laura, 37 ans, chèvrerie, fromagerie et culture de plantes aromatiques, 40 chèvres et 4 000 m2, Bourgogne)
L’expression du stigmate porté, dans sa déclinaison administrative, prend donc des atours très concrets. Les catégories et classifications en usage expriment les hiérarchies des modèles normatifs et économiques dominants (Bowker et Star, 1999). Par conséquent, les catégories retenues par les institutions permettent difficilement aux porteurs de modèles alternatifs de faire valoir leurs demandes.
Renverser le stigmate
La fierté d’être agriculteur-jardinier
Ne pas « entrer dans les cases » et nomenclatures dessinées par et pour d’autres constitue bien évidemment un obstacle. Cela étant, cette incapacité à se fondre dans les anciens modèles constitue également une fierté pour les petits exploitants qui forment, à contre-courant, un front alternatif de développement de la profession. C’est ainsi que s’amorce le renversement du stigmate : il est finalement rassurant de ne pas se voir reconnu et intégré par un système que l’on remet en cause.
Enfin, ces chefs de petites exploitations alternatives8 (Morel, 2019) affirment avec fierté être de « grands jardiniers » non pas parce qu’ils exploitent de « grands jardins », mais bien au sens de « grands techniciens ». En effet, ils se sentent doublement grandis par les orientations culturales qu’ils prennent : grandis par l’enrichissement des sols et des écosystèmes mais également grandis par une capacité à maximiser le rendement de leurs petites surfaces9. On retrouve donc là en filigrane la manifestation d’un début de « revendication publique du stigmate » (Bourdieu, 1980), c’est-à-dire d’une forme d’affirmation de leurs pratiques en opposition à des logiques culturales et professionnelles qu’ils portent « en horreur » :
« J’ai horreur du terme “exploitant agricole”. Dans le langage courant, on a horreur des gens qui exploitent. On n’aime pas qu’on exploite les femmes, ni les enfants, etc. Mais exploiter la terre, exploitant forestier, exploitant agricole, ça reste normal et coutumier dans le discours de l’institutionnel. Et c’est grave, je trouve. […] C’est un discours, c’est un message subliminal, on n’en a rien à foutre d’exploiter l’animal, d’exploiter la terre. » (Laurent, 56 ans, maraîchage biologique, 10 ha, Côte-d’Or)
Cette distinction amène ces agriculteurs à s’enorgueillir du désaveu institutionnel dont ils sont victimes. L’offense institutionnelle, commise par les tenants d’un modèle pensé comme anachronique et délétère, devient gratifiante et mobilisatrice. Être ainsi renvoyé au rang de simples jardiniers crée les conditions d’un plaidoyer en faveur de la « simplicité », de l’épure de l’intervention sur le vivant et de l’appréciation d’une nature respectée. Certains des agriculteurs stigmatisés mobilisent des défenses rhétoriques qui dénoncent un certain modèle de production agricole, mais qui invitent aussi leurs confrères à se nourrir de l’amateurisme éclairé de « jardiniers » techniquement qualifiés.
« Qui m’a marqué ? […] Quand j’ai commencé à devenir maraîcher, il y a deux maraîchers qui m’ont beaucoup marqué : [l’un] aujourd’hui, est retraité, mais il est sur un modèle de microferme assez intensif en AMAP, avec des techniques très manuelles, mais énormément de main-d’œuvre gratuite, un modèle qui m’a un peu fasciné. […] [l’autre] est plutôt une grosse, grosse ferme, limite légumier qui produit vraiment beaucoup, avec des machines. Ce n’est pas toujours en accord avec ma vision du travail du sol et du respect du sol. […] Le premier plutôt jardinier, le second plutôt légumier et ici c’est un mix entre les deux. » (Octave, 38 ans, maraîcher biologique, Île-de-France)
Clairement mélioratif dans la bouche d’Octave, le terme « jardinier » est ici employé pour désigner une figure tutélaire, un mentor dans le métier, ce qui atteste le caractère emblématique du stigmate une fois renversé. Il désigne un certain modèle où l’esprit de mesure l’emporterait sur le déploiement « démesuré » de moyens techniques (mécanisation) et sur le développement foncier des exploitations (accroissement des surfaces).
En somme, on retrouve ici le fondement de toute entreprise d’écologisation de la production agricole si bien résumé par la formule de Jean-Marc Barbier et Frédéric Goulet (2013) ; « moins de technique, plus de nature ». Parmi les axes de progression de l’agriculture contemporaine figure le retour à un regard « aimant » du jardinier pour sa terre et ses cultures (« souci du sol »), le retour à une fibre amatrice – tournée vers l’esthétisation des pratiques– qui laisse s’exprimer un goût pour l’excellence, un attachement au geste bien fait, aux belles façons et aux produits de qualité (Hennion, 2009). Cet amateurisme appelle également à un retour à des pratiques plus vertueuses sur le plan environnemental, respectueuses des sols et des écosystèmes. Il s’agit d’observer, d’étudier, de comprendre et de « favoriser les processus naturels », d’identifier et de protéger les « auxiliaires naturels » qui « travaillent le sol » (Compagnone et Sigwalt, 2021 ; Barbier et Goulet, 2013). Le jardinier amateur (érigé en modèle professionnel), c’est aussi celui qui pense opportun de « laisser faire », de « laisser agir […] une nature qui serait à même de faire les choses d’elle-même » (Barbier et Goulet, 2013). C’est celui qui pense « l’action positive de la nature », qui appréhende les processus naturels « en termes d’atouts, de facteurs favorisants, de synergie, de coopération […] et non plus simplement en termes de contraintes, facteurs limitants, concurrence, et autres éléments d’un vocable à charge négative » (Barbier et Goulet, 2013). Ces transformations des pratiques, cette place de nouveau accordée aux auxiliaires naturels, ce redimensionnement à la baisse des surfaces, des rendements et des logiques de mécanisation sont au cœur de cette dénomination axiologique et distinctive. Le « jardin » serait en cela l’envers des « firmes » agricoles dont le nombre et l’importance croissent dernièrement (Purseigle et al., 2017 ; Purseigle et Mazenc, 2021). L’apparition et le renforcement de cette catégorie manifestent donc une diversification en cours des types d’agriculteurs et des structures de production légitimant la mise au pluriel de ce que d’aucuns nomment désormais les « mondes agricoles » (Hervieu et Purseigle, 2013).
Les effets d’internet et des espaces en ligne
Ajoutons à cela que l’activité de jardinier peut être valorisée, accueillie et renforcée au contact de communautés de pratiques en ligne. Sur ce point, le cas de Christophe est particulièrement éclairant. Cet ancien professeur des écoles est un passionné de tomates de longue date. Pour assouvir sa passion, il est actif sur un forum d’amateurs depuis des années. Ce forum suscite de nombreuses transactions de connaissances, d’outils, d’informations et de savoir-faire amateurs, dont les effets d’apprentissage experts permettent de structurer de véritables communautés de pratiques (Lave et Wenger, 1991 ; Conein, 2004). Les membres du forum aident ainsi Christophe à choisir minutieusement ses variétés10, à éprouver progressivement diverses techniques et à produire des fruits au « goût inimitable » et à la qualité dite supérieure à celle des professionnels du secteur :
« Ça a commencé en 2018, j’en avais marre d’être prof […] et je passais mon temps à jardiner, j’étais déjà réputé pour mes tomates dans le coin, je faisais déjà plus de cent variétés. Je vendais déjà aux maraîchers ! Du coup, j’ai fait d’une pierre deux coups, j’ai arrêté de faire un travail dans lequel je ne me retrouvais plus, qui ne me plaisait plus, pour faire quelque chose qui m’intéressait vraiment. […] J’ai toujours eu de super plants, j’étais déjà monsieur Tomate avant de m’installer. […] J’étais sur un forum de passionnés de tomates, et on échange énormément, on apprend énormément, et on s’échange les graines aussi. Donc tous les ans : « Essaye ça, essaye ça. » […] c’est des passionnés qui ont des milliers de variétés. » (Christophe, 50 ans, maraîchage biologique non certifié, Ille-et-Vilaine)
En expérimentant par passion, Christophe inverse les rapports entre profane et expert, amateur et professionnel (Leadbeater et Miller, 2004 ; Von Hippel, 2005 ; Calvignac, 2008 ; 2012). Autrement dit, c’est bien le jardinier qui fait ici le professionnel. Une fois le stigmate renversé, les informations et les pratiques supposément peu fiables car amatrices sont pleinement réhabilitées. Le renversement du stigmate s’opère donc de concert avec l’ouverture d’espaces de partage d’outils, de connaissances et d’informations bien plus larges et dont les logiques relationnelles et informationnelles ne sont pas complètement étrangères à celles du Web participatif (Cardon, 2019) : hétérodoxie de l’information, hiérarchisation par l’intelligence collective, participation horizontale, etc. L’anecdote déroulée ci-après par Christophe en est l’illustration frappante : des membres du forum l’ont aidé à intégralement concevoir la salle de germination de ses plants de tomates dont la construction inaugure son installation comme maraîcher de métier.
« Le forum t’a aidé ?
– Oui. J’ai une pièce très particulière, tu en as deux en France comme ça et ça a été celle-là la première, et elle a été totalement élaborée sur le forum. Une pièce pour faire germer les plants. Sur le forum, ça a pris des mois. Il y a même un gars du forum, je l’ai su après, le papy a 75 ans, et tout, il a été acheté les règles, il a fait les tests, les relevés de température… j’ai toujours le suivi, c’est hallucinant. Il me disait : “Il vaudrait mieux que tu fasses comme ci, comme ça, prendre des LED 30 watts”. Ça a été des gens que je n’ai jamais vus de ma vie, c’est le principe du forum, il y a passé un temps fou, je te dis, j’ai encore le suivi, c’est des pages et des pages : “Fais comme ci, achète ça”. Et lui, il te met le lien, tu n’as plus qu’à commander. » (Christophe, 50 ans, maraîchage biologique non certifié, Ille-et-Vilaine)
Dans cet exemple, internet permet à l’exploitant agricole de s’épargner les coûts de transaction relatifs à l’acquisition de connaissances éprouvées sur les plans cultural et commercial, ce qui facilite considérablement son installation – a fortiori, comme mentionné plus haut, dans le cas de petites structures aux modèles culturaux non conventionnels. Le cas de Christophe montre également que la figure du jardinier s’enracine profondément dans celle, plus large, de l’amateurisme professionnel ou en voie de professionnalisation, tel qu’il est parfois porté aujourd’hui par les technologies et les médias numériques (Flichy, 2010 : Naulin et Jourdain, 2019). Ces espaces d’échanges (en ligne ou non) et la figure du « jardinier » traduisent donc une dimension centrale de la réappropriation du stigmate : la (re)valorisation d’une pratique amatrice qui, comme le souligne Antoine Hennion (2009), se fait par l’élaboration de goûts, de formes langagières, de signes et de « cadres d’appréciation » qui permettent de « se sentir » collectivement appartenir à la production de belles choses. L’agriculteur qui se dit « jardinier » dit aussi revenir à la figure de l’amateur de plantes, observateur passionné de la nature et guidé par les signes du vivant.
Conclusion
Cette enquête permet de mettre en lumière l’émergence et l’installation d’une catégorie d’agriculteurs qui reprennent à leur compte, pour mieux le renverser, le stigmate de « jardinier ». Souvent en désaccord avec les principes et méthodes de l’agriculture conventionnelle ou intensive, ces « jardiniers » portent aussi des revendications relatives à la considération et à la valorisation, sur le plan professionnel, de compétences amateures. Ainsi, sur le plan de la formation et de l’installation, ces « jardiniers » se montrent soucieux de ne plus s’en tenir aux contenus orthodoxes des seuls organes de formation et de qualification officielle au profit d’une réinvention de leurs pratiques via un partage d’expériences, de savoirs et savoir-faire sur internet.
Mettre au jour la place progressivement acquise par la figure montante de l’« agriculteur-jardinier » permet d’illustrer plus avant le mouvement contemporain de diversification des mondes agricoles. Comme nous l’avons dit, ces « jardiniers » s’inscrivent fréquemment dans des trajectoires de reconversion professionnelle. Ils mettent ainsi en exergue des transformations en cours sur la diversification des populations agricoles, le rapport aux populations rurales et périurbaines de ces nouveaux arrivants, ou encore sur la diversification des formes de distribution et de vente des produits agroalimentaires (circuits courts, vente directe, etc.). De la même manière, ils témoignent également des controverses très vives – mettant en compétition certains modèles économiques, écologiques ou politiques – relatives à l’agriculture ou à la conservation du vivant.
Enfin, l’émergence de ces « jardiniers » témoigne du développement de petites structures agricoles, en contrepoint au développement de grandes firmes, et donc de « l’éclatement des structures des exploitations » situées « aux marges de la standardisation » des modes de production et de consommation du secteur agroalimentaire (Hervieu et Purseigle, 2013, p. 169). Alors que l’agriculture française entre dans une phase de déclin démographique sans précédent, posant la question de la concentration toujours plus avancée des capitaux de production au cœur de grandes firmes d’exploitation pour maintenir les objectifs de rendement, ce renversement de stigmate est un bon indicateur à la fois pour saisir de nouvelles logiques de professionnalisation – enrichies par la médiation de communautés en ligne et la diffusion horizontale des savoirs – et pour qualifier les nombreuses transformations qui travaillent l’agriculture française à l’ombre des (très) grandes exploitations.
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Ici, nous reprenons à notre compte l’expression consacrée par le langage commun (et médiatique) de « néo-ruraux » pour désigner les nouveaux venus dans le métier qui présentent un profil différent des héritiers, repreneurs d’exploitations parentales. Pour aller plus loin sur ce thème, nous invitons le lecteur à se reporter aux travaux de Claire Lamine qui rappelle que la catégorie des « néo-ruraux » n’a rien d’un tout homogène (Lamine, 2012), à ceux de Benoît Leroux (2013) sur les « néoagriculteurs allochtones » ou à ceux de Kevin Morel sur les « néo-paysans » (2019).
Précisons, cela dit, qu’il arrive parfois que des agriculteurs se revendiquant de l’agriculture biologique cherchent à « détourner le stigmate » vers d’autres professionnels en minorité inscrits dans une démarche de « biodynamie ». Ce phénomène est rapporté pour le cas finnois par Marjo Siltaoja et ses collègues (2020).
On désigne usuellement par « petites exploitations agricoles » celles qui disposent d’une taille de surface agricole utile de moins de 5 hectares. On peut également considérer qu’une exploitation est « petite », « lorsque son potentiel de production est inférieur à 25 000 euros par an » (Lécole et Thoyer, 2021). Les exploitations désignées dans l’article comme petites satisfont à ces deux critères.
Certains auteurs soutiennent l’idée que la stigmatisation des pionniers de l’agriculture biologique a participé de leur construction identitaire et professionnelle et a œuvré à une forme d’« encapacitation » (ou « empowerment ») de ces derniers qui, en autonomie, ont su définir ensemble leur propre cheminement (Lähdesmäki et al., 2019).
Sur le thème de la sélection et de la préservation des semences par des communautés amateures et professionnelles, voir les travaux de Demeulenaere et Goldringer (2017).
Citation de l’article : Calvignac C., Potier V., 2024. Agriculteur ou jardinier ? Petite sociologie d’un renversement de stigmate. Nat. Sci. Soc., https://doi.org/10.1051/nss/2025021
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