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Nat. Sci. Soc.
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DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2025018 | |
Published online | 29 April 2025 |
« Dans la peau du vivant ». Le persona non humain (PNH) : un outil pour un design centré vivant
‘In the skin of the living things’. The non-human persona (NHP): a tool for life-centered design
1
Sciences de gestion, ISEN Méditerranée, Laboratoire RASSCAS, Toulon, France
2
Géographie, géopolitique, ISEN Méditerranée, Laboratoire RASSCAS, Toulon, France
* Auteur correspondant : guillaume.perocheau@yncrea.fr
Reçu :
24
Juillet
2023
Accepté :
4
Juillet
2024
Dans le cadre de ses recherches destinées à proposer des solutions et des méthodes pour concevoir des innovations et des usages qui respectent les besoins sociétaux et environnementaux dans le contexte de l’anthropocène, le laboratoire RASSCAS présente dans cet article une expérience et un outil (fiche persona non humain) destinés à sortir du positionnement trop souvent anthropocentré des méthodes de conceptions actuelles. L’idée de fond est d’inciter les concepteurs à passer d’une approche human-centered design vers une approche plus juste, la life-centered design.
Abstract
Aware that any innovation must now adapt to the demands of the Anthropocene by simultaneously taking into account planetary limits and social floors, which guarantee its sustainability, the researchers at RASSCAS have integrated into the usual design methods an additional tool, the non-human persona sheet, which makes it possible at the very least to preserve and at best to participate in the regeneration of the ecosystems to which these innovations must be applied. This article presents the need to go beyond the usual anthropocentrism of design processes. It also stresses the importance of offering designers the opportunity to empathize with living things in order to foster both a greater understanding of the needs of biodiversity and a pro-environmental attitude. This work was tested in June 2022 in a concrete case study involving the design of technologies for ecological preservation and restoration, as part of a collaboration between a company and 88 engineering students. The results of these tests are presented here and allow our RASSCAS researchers to submit a more robust ‘life-centered design’ method to the reader, and to propose other avenues of exploration for design methods that are more respectful of non-human needs.
Mots clés : design / persona non humain / animisme / anthropocène / empathie
Key words: design / non-human persona / animism / Anthropocene / empathy
© G. Perocheau et J.-P. Pierre, Hosted by EDP Sciences
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
Comment le constat d’un anthropocentrisme intimement associé à la crise globale de la biodiversité conduit-il les sciences de l’ingénieur à repenser leurs propres catégories d’analyse et modalités d’action ? Les deux auteurs, enseignants-chercheurs, explorent les implications cognitives et pratiques de l’approche life-centered qui émerge dans les disciplines du design au cours d’une expérience incitant leurs étudiants à adapter les « persona », soit des fiches synthétisant les attributs des utilisateurs de produits conçus par des designers, à des non-humains. Leur approche peut se lire comme une réponse aux revendications d’étudiants ingénieurs ayant publiquement dénoncé, ces dernières années, le manque de sens de leurs cursus. Ainsi, l’un des intérêts de cet article est de révéler une diversité de perceptions et de modalités d’intégration des non-humains par des ingénieurs de la génération montante, et de cerner quelques procédures de travail favorisant ou contrariant une orientation empathique vis-à-vis des non-humains.
La Rédaction
Cet article rend compte d’une expérience terrain visant à inciter des concepteurs de technologies innovantes à entrer en empathie avec des non-humains pour mieux prendre en compte les besoins des écosystèmes dans leurs démarches. Cette recherche s’inscrit dans un courant critique émergeant et pluridisciplinaire qui remet en cause le caractère anthropocentré de la plupart des méthodes de conception habituelles.
Dans la première partie de cet article nous revenons sur l’importance d’un changement de paradigme pour nombre de concepteurs (issus de l’architecture ou des technologies) et de la nécessité de dépasser l’anthropocentrisme habituel de ces disciplines. Nous évoquons alors le besoin de tester et de diffuser de nouveaux outils afin d’aider les concepteurs à sortir de cette posture. Dans un deuxième temps, nous expliquons pourquoi nous pensons qu’un outil issu du design – la méthode du persona – peut être un outil de choix pour provoquer de l’empathie envers le vivant et favoriser à la fois une plus grande compréhension des besoins de la biodiversité et une attitude pro-environnementale de la part des concepteurs. Dans la troisième partie, nous expliquons comment nous avons pu tester cet outil du persona non humain (PNH) en 2022 dans un cas concret de conception de technologies pour la préservation et la restauration écologique, dans le cadre d’une collaboration entre une entreprise à mission et 88 élèves ingénieurs. Enfin, nous discutons des résultats de cette expérimentation, ce qui nous permet de proposer une méthode de « conception centrée vivant » plus robuste et de proposer d’autres axes d’exploration pour des méthodes de design informées des besoins non humains.
L’émergence du paradigme du life-centered design
Depuis la fin du siècle dernier, le paradigme du human-centered design (HCD) s’est peu à peu imposé et est devenu dominant dans les pratiques de conception des produits et des services innovants ou en architecture, mais aussi dans les enseignements et la recherche en design (Giacomin, 2015). Ces approches utilisent des dizaines d’outils, de pratiques et de méthodes puisées dans diverses disciplines des sciences sociales (voir une recension de ces pratiques proposée Labarthe et Francou (2014). L’intérêt du HCD est d’inviter autrui (clients, usagers, bénéficiaires, patients, etc.) à la table du design, voire à le placer au centre de toutes les attentions. Ainsi, on va concevoir des dispositifs pour répondre aux besoins de certains humains en s’adressant à leur subjectivité, leurs envies, leurs émotions, en invitant les concepteurs à entrer en empathie avec ceux-ci. Pourtant, dans le contexte de l’anthropocène, dans lequel on comprend que l’activité humaine devient une force géologique péjorative pour le vivant (Crutzen, 2002), la primauté de ces méthodes HCD est de plus en plus remise en cause : en mettant au cœur du processus les seuls besoins des utilisateurs et clients humains, elles favorisent un design anthropocentré qui tend à invisibiliser les besoins du reste du vivant, qui est au mieux ignoré et au pire consommé, instrumentalisé ou détruit pour répondre aux besoins et désirs humains.
On comprend l’intérêt d’inviter à la table du design davantage d’acteurs et d’y inclure aussi les besoins des non-humains avec qui nous sommes liés. Ce changement de paradigme, qui émerge depuis plusieurs années dans le domaine du design, adresse une critique fondamentale aux méthodes de HCD. Ce courant critique s’intègre dans le foisonnement des réflexions actuelles qui appellent à repenser les rapports entre les hommes et le reste de la biodiversité (Magda et Doussan, 2018).
De plus en plus d’auteurs appellent à dépasser cette posture pour concevoir pour et avec le vivant en général, que ce soit en design, en sciences des organisations (Heikkurinen et al., 2016 ; Purser et al., 1995), en urbanisme (Nisi et al., 2020) ou dans l’innovation (Hofstra et Huisingh, 2014). La façon de nommer cette nouvelle posture est loin d’être stabilisée, tant ce champ est émergent en recherche (Roesch et al., 2022). Dans la suite de cet article, nous proposons d’utiliser le terme générique de life-centered design (LCD) qui évoque bien ce changement de paradigme dans lequel le souci est de concevoir des artefacts et des usages pour servir les besoins de la vie en général, dont l’homme fait partie intégrante. Le LCD ne s’oppose pas au HCD, il l’inclut.
L’une des difficultés majeures est la suivante : si nous voulons concevoir des dispositifs techniques qui soient bénéfiques, par exemple, à la fois pour des humains et pour un fleuve et sa faune, comment pouvons-nous intégrer les besoins de non-humains dans nos processus de design ? Comment discuter et collaborer avec des plantes ou des insectes ? Et cela est-il seulement possible ?
Les persona non humains (PNH)
Ce n’est pas la première fois que la question de la représentation des absents (clients, usagers, utilisateurs, etc.) se pose dans les processus de design. Très souvent, les concepteurs des artefacts et de leurs usages n’ont pas d’accès direct à l’utilisateur, soit par ce qu’il n’existe pas encore (c’est le cas d’un objet très innovant, qui par définition s’adresse à un usager fantasmé), soit parce qu’il est très éloigné sociologiquement des designers, ou bien encore parce que la prise en compte des utilisateurs est trop coûteuse en temps et en moyens (réaliser une ethnographie des clients, par exemple, nécessite du temps et des compétences qui peuvent être difficilement mobilisables).
La méthode des persona
Pour surmonter cette difficulté, les humains bénéficiaires sont souvent invités dans le processus de design en utilisant la méthode dite des persona (Bornet et Brangier, 2013). Le principe de cette méthode est d’inviter les concepteurs à créer des archétypes de leurs utilisateurs, décrits selon des rubriques prédéfinies dans des « fiches persona » dont il existe de très nombreux modèles. Étymologiquement, le terme persona est issu du latin personare « parler à travers » et désignait le masque utilisé par les acteurs dans le théâtre antique pour incarner tel personnage, Dieu ou héros, en porter les attributs et la parole le temps d’une représentation. Le terme a été utilisé en design de logiciels et popularisé comme outil de représentation des utilisateurs au cours des années 2000 (Cooper, 1999).
Mais plus qu’un modèle ou une fiche, le persona est une méthode pour représenter autrui au travers d’un artefact (Gagliano, 2006) qui va provoquer chez les concepteurs plusieurs processus :
un processus cognitif : collectivement, les concepteurs recherchent, collectent et synthétisent des informations, ce qui va leur permettre d’avoir une représentation riche et partagée de ce que pourraient être leurs bénéficiaires, leurs besoins, leurs attentes.
un processus émotionnel de mise en empathie avec les humains bénéficiaires dont on cherche aussi à comprendre les élans, les envies, l’intériorité, la subjectivité.
Le persona non humain (PNH)
Dans le contexte du LCD, nous cherchons à amener les concepteurs à prendre en compte les besoins d’un autre, qui dans notre cas est non humain. Or, c’est justement ce décentrage que la méthode du persona est censée provoquer. Dans cette recherche, nous avons donc souhaité tester l’hypothèse du persona non humain (PNH) dans un processus de design technologique. Nous procédons à un dépassement du périmètre initial de la méthode (traditionnellement utilisée avec des tiers humains) qui doit être précisé.
Pour commencer, rappelons que ces « designers » qui nous intéressent évoluent le plus souvent dans le paradigme que Philippe Descola (2005) nomme naturaliste. Selon lui, l’ontologie naturaliste est celle qui caractérise les sociétés occidentales. Elle est duale, car elle établit une frontière entre la nature et la culture. Ce qui distinguerait les humains du reste du monde, ce sont leurs intériorités (langages, pensées, émotions, facultés logico-déductives, rituels et croyances). En revanche, nous partageons les mêmes fonctionnements physiologiques, la même forme. Si l’on reste dans ce paradigme strict, il est donc possible d’utiliser le PNH a minima, comme le ferait un botaniste. Il permet alors de synthétiser des informations, de comprendre le fonctionnement de tel animal ou tel écosystème, de façon explicite et partagée.
D’ailleurs, pour cet usage, l’outil PNH existe depuis presque dix ans dans les sphères du design. Par exemple, Frawley et Dyson (2014) ont utilisé des PNH de poulets pour concevoir des systèmes agricoles de production soutenables prenant en compte les besoins des volatiles. Dans le domaine des interactions animaux/machines au profit des personnes en situation de handicap, plusieurs auteurs ont utilisé cette même démarche pour concevoir des dispositifs pouvant être utilisés par des chiens d’aveugles (Hirskyj-Douglas et al., 2017 ; Robinson et al., 2014). Le chien ici est sélectionné, dressé et entraîné pour offrir un service au profit de son maître humain, et dans tous les cas cités ci-dessus, même si la démarche semble centrée a priori sur un non-humain, elle est en réalité utilisée dans un projet visant à optimiser l’utilité d’un animal pour répondre à des besoins humains (se nourrir, être assisté).
Pourtant, en design, la méthode des persona n’est pas un simple outil cognitif. C’est aussi un outil qui permet de susciter l’empathie des concepteurs envers ceux qu’ils cherchent à représenter. Est-ce que le PNH, en tant qu’outil de design, pourrait faciliter un tel processus ? À ce propos, le terme « empathie », qui est devenu omniprésent dans les méthodes de conception, doit être bien compris dans le contexte spécifique du design, où il a pris des sens diffèrents de ceux qu’il a en psychologie ou dans le domaine des neurosciences (Surma-aho et Hölttä-Otto, 2022). Ici, l’empathie a plusieurs dimensions (Tab. 1).
Pour la première dimension (D1), il a déjà été montré dans le cadre de projets concrets impliquant des activités de conception que le fait d’invoquer des non-humains absents pouvait être décisif pour impliquer plus fortement encore les concepteurs d’un projet (Meinard, 2017). D’ailleurs, des projets de design durable ont déjà mobilisé des PNH pour faire de la prospective (Morrison et Chisin, 2017) ou de l’urbanisme responsable (Tomitsch et al., 2021). Le concept de « Ecosystema » (Tomlinson et al., 2021) a également été proposé pour représenter des écosystèmes plus larges, comme des torrents ou des rivages, en suivant le modèle des persona afin de susciter une orientation plus pro-environnementale à des projets de conception. Du côté des praticiens et des designers engagés en faveur de la protection environnementale, plusieurs experts ont proposé des fiches de PNH, comme l’auteur et designer Damien Lutz (Fig. 1), ou encore le collectif de designers Design. Think. Make. Break. Repeat qui propose aussi sa propre fiche PNH.
L’intérêt de ces fiches, qui s’inspirent des persona habituellement utilisées pour entrer en empathie avec des humains, est qu’elles proposent à la fois des critères descriptifs objectifs (habitat, communication, interaction) et des critères plus subjectifs (besoins, joies, challenges) qui doivent stimuler l’empathie des designers. La fiche PNH que nous avons utilisée dans cette recherche s’inspire largement de ces modèles, nous l’avons juste adaptée à notre terrain d’expérimentation.
Si nous voulons réellement basculer dans un paradigme LCD, en dépassant notre anthropocentrisme habituel, nous devons aussi développer les autres dimensions de l’empathie (D2 et D3) à l’endroit des non-humains, celles plus sensibles, qu’il nous faut cultiver afin de reconsidérer notre rapport au vivant dans une éthique renouvelée « comme une attention à l’autre, une capacité à le voir et le comprendre, sans chercher à le transformer. Une vertu dans laquelle les affects et les sentiments occupent une place centrale » (Magda et Doussan, 2018). Le non-humain nous touche, nous ressentons des émotions à son contact et nous pouvons prêter des émotions à un animal ou même à une forêt, ce qui serait, selon les idéaux types de Descola, l’une des caractéristiques de l’animisme. Pour ce dernier, l’animisme c’est « l’imputation par les humains à des non humains d’une intériorité identique à la leur ». Ce qui distingue alors un humain d’un non-humain, c’est sa vêture, sa forme.
Le fonctionnement du PNH présuppose qu’il y aurait chez certaines et certains d’entre nous une dimension animiste plus ou moins affirmée. Et cette capacité à ressentir le vivant, à ressentir « l’empreinte du monde en soi » (Clavel, 2017) existe peut-être en chacun de nous, y compris chez des ingénieurs, des architectes, des politiques, des décideurs que l’on charge de concevoir des systèmes techniques de l’anthropocène.
Les dimensions de l’empathie.
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Fig. 1 Persona non humain (CCBY Damien Lutz, 2022). |
Description du dispositif de recherche
On l’a vu, le PNH a déjà été utilisé pour faciliter la collecte d’informations et la construction d’une vision collective et mieux intégrer un non-humain dans un projet. On sait également que le PNH peut susciter une orientation empathique chez les designers. Mais ce qui n’a pas encore fait l’objet d’une étude empirique, c’est de savoir si l’utilisation d’un PNH dans le cadre d’un projet de conception aura réellement le pouvoir de renforcer la capacité des designers à attribuer au vivant des émotions et à être touchés pas le vivant. Traiter de cette question est d’autant plus important que cette proposition est déjà utilisée comme un postulat dans les tentatives de design centré vivant décrites plus haut. L’expérimentation présentée dans la suite de cet article vise donc à tester et à explorer cette hypothèse de façon plus systématique.
Terrain et expérimentation
Le cas d’expérimentation qui nous a permis de tester l’hypothèse du PNH nous a été proposé par la société Natural Solutions en juin 2022. Natural Solutions conçoit et commercialise des technologies (capteurs, bases de données, logiciels, etc.) pour reconnecter, préserver et régénérer le vivant. Récemment, l’équipe dirigeante a légèrement reformulé la raison d’être de l’entreprise en « mettre le meilleur des technologies au service de la biodiversité ». (Auparavant, c’était « mettre le meilleur des technologies au service des acteursde la biodiversité »). Elle incite désormais ses clients, qui sont écologues, à s’aligner sur « les douleurs de la nature » pour produire des outils qui prennent aussi en compte les besoins du vivant. Natural Solutions est donc le cas typique d’une entreprise souhaitant explorer le paradigme du LCD, ce qui inclut, bien entendu, de répondre aussi aux besoins de ses clients humains (parcs nationaux, biologistes, Administrations, etc.).
Pour répondre à cette demande, nous avons saisi l’opportunité d’un atelier d’innovation la « Garage Week » qui se déroule chaque année au sein de l’ISEN (Institut supérieur de l’électronique et du numérique) Méditerranée, école d’ingénieurs située à Toulon et Marseille. Durant une semaine, une centaine d’étudiants de niveau L3 doivent concevoir des prototypes innovants en réponse à un thème exprimé par un donneur d’ordre. Durant cet atelier, les étudiants regroupés en équipes de 5 élèves appliquent des méthodologies de créativité et de conception qui traditionnellement utilisent la méthode des persona étudiée en cours plus tôt dans l’année. Pour la session de 2022, qui s’est déroulée du 7 au 17 juin, c’est Natural Solutions qui est venue présenter son thème « Concevoir des solutions technologiques pour préserver, régénérer, se connecter à la biodiversité » à 88 étudiants regroupés en 19 équipes.
Le directeur général de Natural Solutions a ouvert cette semaine en présentant formellement ses activités à l’ensemble de la promotion, il a insisté sur la nécessité pour lui de concevoir des solutions responsables de bout en bout, conformément à la raison d’être de l’entreprise. S’appuyant sur des exemples concrets, tels que la conception de logiciels de suivi vétérinaire ou d’applications destinées à surveiller les mangroves, il a listé les besoins et les espaces pour lesquels son entreprise est la plus sollicitée. À l’issue de cet échange, chaque équipe, durant une semaine, a élaboré un cas construit autour d’un prototype présenté à un jury composé d’industriels, de techniciens et d’enseignants.
Chacune des équipes a exploré une problématique de son choix pouvant faire l’objet d’une mission particulière de Natural Solutions. Deux enseignants-chercheurs de l’école, issus de notre laboratoire, étaient présents durant les premiers jours de la Garage Week en appui méthodologique des étudiants. Leur but était de les aider à bien utiliser les méthodes de gestion de projet et de conception mises à leur disposition. Du point de vue de notre recherche et en application des recommandations de l’« observation participante » (Tréanton et Coenen-Huther, 1997), c’était aussi une façon pour les chercheurs d’entrer de façon plus intime dans le quotidien des étudiants, ce qui, par la suite, a grandement facilité la tenue des entretiens individuels en face-à-face.
Dans les outils méthodologiques proposés aux étudiants, nous avons demandé à chaque groupe d’appliquer la méthode des persona pour mieux comprendre les besoins des acteurs clés, qu’ils soient humains (utilisateur, consommateur...) ou non humains (animal, végétal, paysage...). Pour les aider, nous avons fourni à tous les groupes une fiche persona vierge. Ces fiches persona ont été mises au point par les chercheurs de RASSCAS qui se sont inspirés des fiches persona créées par des designers orientés life-centered design. L’originalité de notre démarche est d’avoir proposé une fiche « persona » qui pouvait être utilisée à la fois pour un humain et un non-humain.Ci-dessous (Fig. 2), un exemple de fiche PNH complétée par un groupe. La consigne pour les étudiants était explicitement de compléter une fiche persona humain et une fiche persona non humain. À l’issue de cette Garage Week, nous avons collecté 22 fiches PNH complètes (voir liste des PNH décrits en Fig. 4).
Afin d’évaluer la capacité des designers à attribuer des émotions (D2) et à ressentir des émotions dans leurs relations à autrui (D3), nos chercheurs ont conduit une série d’entretiens semi-dirigés selon une grille unique, en face-à-face avec le ou les membres de chaque équipe ayant rédigé la fiche PNH. Pour des raisons méthodologiques, il était plus facile de mener ces entretiens avec une seule personne par groupe, même si la création des fiches PNH était issue d’un travail collectif.
Cette grille d’entretien a donc été construite de façon à pouvoir explorer les thèmes qui découlent de notre question de recherche et de notre revue de littérature en nous focalisant en particulier sur les trois axes suivants :
la compréhension de l’intériorité du PNH ;
l’orientation empathique ;
la réponse ou la réaction empathique.
Ces documents, associés aux 22 fiches persona récoltées (trois groupes ont choisi deux taxons pour répondre aux besoins de leur projet), constituent notre corpus de données. Soit une quarantaine de documents collectés suivant deux moments différents du processus de design.
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Fig. 2 Modèle de fiche persona utilisé lors de l’expérience. |
Analyse des données
Dans un premier temps, compte tenu de la nature exploratoire de cette recherche, nous avons opté pour un codage sémantique des données a posteriori (Blanc et al., 2014) en utilisant le logiciel NVIVO. L’utilisation d’un logiciel nous a permis de nous détacher de tout biais affectif et de conduire un premier traitement du corpus (fiches persona et grilles d’entretiens) focalisé essentiellement sur les mots-clés des champs lexicaux liés à l’empathie. Le traitement instantané et quantitatif (statistique) de l’ensemble des informations collectées a fait ressortir très rapidement ce que Mayring (2019) appelle les « inductives categories ». Afin de vérifier la pertinence de ce travail, chaque catégorie a été éprouvée en « double aveugle » lors du classement et de l’évaluation des fiches persona et des fiches d’entretien (Fig. 3).
Dans un second temps, grâce à ce premier codage, nous avons pu établir trois critères de mesures objectifs qui utilisent ces catégories induites :
l’appropriation (à quel point les designers se sont emparés de la méthode) ;
l’anthropomorphisme (à quel point les designers attribuent des caractéristiques humaines aux PNH) ;
l’empathie (degré d’émotions attribuées et ressenties dans l’exercice en relation avec le PNH).
Il est alors possible d’attribuer à chaque groupe de designers une note objectivée allant de 0 à 3 pour juger de son niveau d’appropriation, d’anthropomorphisme ou d’empathie. Deux chercheurs du laboratoire RASSCAS ont ainsi évalué, chacun de leur côté, les fiches et les entretiens selon ces critères (Fig. 4).
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Fig. 3 Protocole d’analyse étape 1 – Codage sémantique. |
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Fig. 4 Protocole d’analyse étape 2 – Évaluation. |
Description de l’échantillon
Les équipes de testeurs n’étant pas informées qu’elles participaient à une expérience scientifique ont conduit leur étude sans a priori et se sont adaptées sans difficulté à l’usage des fiches persona, qu’elles concernent un humain ou non. Les premières données statistiques recueillies montrent que la rédaction des fiches persona humain et persona non humain ont été traitées de la même manière par les étudiants.
La répartition des fiches persona non humain concerne des animaux pour 66 %, des espaces naturels pour 19 %, les 15 % restants portent sur des végétaux.
Résultats obtenus et discussions
L’appropriation de notre modèle de PNH est bonne
Selon notre évaluation, sur les 22 fiches récoltées, 1 seule a obtenu la note de 0 en appropriation. Il s’agit d’un groupe qui a décidé volontairement de rédiger sa fiche PNH en utilisant a minima la méthode : « On avait la solution avant. Elle s’applique à tout le monde. […] On a fait un choix par hasard ». Tous les autres groupes ont utilisé le modèle de fiche proposé, l’ont rempli intégralement, et huit groupes ont aménagé ce modèle ou ont proposé leurs propres versions.
Le modèle a également été compris et utilisé correctement pour le persona humain : les rubriques sont remplies de façon adéquate et le modèle sert à synthétiser les informations récoltées selon diverses sources (blogs, études, vidéos, outils de recherche, etc.).
C’est l’un des premiers résultats de cette recherche : le PNH est un outil qui est compris. Les concepteurs parviennent dans tous les cas à l’intégrer dans leurs méthodologies. Il n’y a pas de rejet a priori pour utiliser la fiche, qui a minima permet de construire une vision commune d’un taxon ou d’un écosystème. Pour tous les concepteurs, le PNH sert d’objet frontière au sens de Star et Griesemer (1989), il aide à synthétiser des informations plus factuelles et à partager avec le groupe une vision commune d’une entité vivante, que l’on va tâcher de comprendre et de préserver ou de protéger.
La posture des concepteurs : mise en évidence d’un continuum
Au cours de notre analyse des données, trois groupes ont peu à peu émergé. Chacun de ces groupes se distingue dans son rapport au vivant et en particulier dans le degré de similitude donné entre ce que vivent humains et non-humains. Nous plaçons ces concepteurs sur un continuum qui se déploie entre deux idéaux-types que nous avons adaptés de Descola et qui va du naturalisme à l’animisme :
À une extrémité de ce continuum, les concepteurs ont créé des PNH qui ont un nom, parlent à la première personne, ont des émotions humaines. Ce sont les « animistes » ;
À l’autre extrémité, les concepteurs, plus descriptifs, collectent des faits et décrivent avec précision un animal en évitant les émotions et les projections anthropomorphiques. Ce sont les « naturalistes » ;
Entre ces deux pôles, nous avons des concepteurs qui cherchent à comprendre l’intériorité d’un PNH tout en gardant une distinction assez nette, sur un plan émotionnel, entre ce que vivent les humains et ce que vit une entité vivante. Nous nommons ce dernier groupe les « Vivalistes », un néologisme qui nous permet de décrire leur intérêt pour comprendre le vivant non humain de façon plus subjective tout en restant dans sa subjectivité humaine.
Le cas des animistes : dans la peau du vivant
Dans notre échantillon, les animistes sont majoritairement des groupes ayant choisi de construire un PNH sur des écosystèmes : la forêt de Janas, deux champs de Posidonie et la calanque de Sormiou. Il y a aussi un pommier, une tortue, un cormoran et un poulpe. L’animisme déclaré (en réponse à la question « Est-ce que vous vous êtes senti “dans la peau” du PNH ?) est à 2 ou 3 dans ce groupe et c’est souvent de façon délibérée, pour mieux comprendre le PNH, que cette « métamorphose » pour reprendre les termes de Descola, est réalisée : « Je ne m’y suis pas senti intuitivement, mais je m’y suis mis pour pouvoir imaginer un truc complet » selon Samuel, pour le poulpe.
L’anthropomorphisme mesuré, celui que l’on a codé dans les fiches PNH en particulier est lui aussi élevé. Dans ce groupe, on donne souvent un nom au PNH (Franklin pour la tortue, Caliméro pour le Cormoran, Otto pour la pieuvre), parfois il s’exprime à la première personne : « Je vis dans les fonds marins » dit la posidonie ou « J’ai peur pour mes œufs » pour la tortue de Hermann (allias Franklin). Et surtout, la vie de ces PNH est décrite avec des émotions et des pensées humaines : « J’aime me promener le matin et le soir […] », pour la tortue de Hermann. La forêt de Janas « possède une espérance de vie presqu’infinie si ces foutus humains n’existaient pas ». La Calanque de Sormiou « en a marre des déchets jetés par les touristes », tandis qu’un champ de posidonies « vit une vie paisible dans les eaux de Hyères ». Dans les cas d’animaux, on a construit le PNH autour d’un individu clairement défini (par exemple poulpe avec son âge, son genre) et non d’une espèce.
C’est dans ce groupe que l’empathie mesurée est la plus élevée (moyenne de 2,65 sur 3). L’orientation empathique, l’envie de comprendre et d’agir pour le vivant, y est forte. Souvent, elle découle de l’exercice du PNH directement : « On se prend de sympathie […] ça donne envie de sensibiliser sur sa situation » (Thomas pour la tortue de Hermann).
La reconnaissance des émotions (ou au moins l’attribution d’émotions à autrui) est également forte dans ce groupe : Inquiétude (posidonie), tristesse (poulpe), dégoût, colère (Sormiou), stress (Janas) et parfois bonheur (pommier). Thomas assume d’ailleurs parfaitement cette posture animiste en parlant des émotions de son PNH de tortue : « Elle a faim, peur, exactement comme nous, avec peut-être moins de recul sur les événements ».
Étrangement, les émotions ressenties par les concepteurs de ce groupe ne sont pas souvent négatives (la tristesse est évoquée par Thomas pour la tortue). Ici, c’est l’envie d’agir qui domine, voire même des sentiments positifs : « Quand je la vois et que je suis tranquille, je me dis, je vais en haut pour marcher et avoir la vue. […] Je suis tranquille » (Morgat pour la forêt de Janas).
Le cas des naturalistes : la « nature » comme sujet d’étude
Dans notre échantillon, nous avons sept groupes naturalistes et tous ont choisi un PNH du règne animal : une mésange, un dauphin, un sanglier, une abeille, un frelon, un pigeon et une vipère. L’animisme déclaré est entre 0 et 1 : dans ce groupe, on ne se sent pas dans la peau du PNH et en général, on n’ajoute pas de commentaires à cette question. On pourrait croire que cela découle d’une vision philosophique mais en réalité ce n’est pas le cas dans notre panel, car à la même question posée sur le persona humain, la réponse est la même. Dans ce groupe, on éprouve donc tout simplement de la difficulté à se « mettre dans la peau » d’un autre, humain ou non.
L’anthropomorphisme est très peu présent dans ce groupe. Dans deux cas, il se borne à attribuer un nom à un PNH et à centrer la fiche sur un individu. Dans tous les autres cas, la fiche PNH est faite sur l’espèce en général, souvent désignée par le nom latin du taxon : la vipère péliade ou vipera berus, la Mésange bleue « aussi appelée Cyanistes caeruleus », ou le Dauphin de Risso « espèce de cétacés du genre Grampus, famille des Delphinidae ».
L’empathie moyenne mesurée dans ce groupe est la plus basse (1,57 sur 3). Mais elle n’est pas absente, en tout cas selon nos indicateurs pour la mesurer. Parfois, c’est l’orientation empathique, la motivation à comprendre et à agir, qui est présente, « La situation est alarmante, ce n’est pas la seule espèce qui vit cela […] on peut tenter de faire ce que l’on peut pour améliorer la situation », dit Aliciane pour la vipère. Mais sur ce thème on trouve aussi des postures plus tièdes, ou plus défaitistes : « Faire quelque chose, sans doute, mais ne sachant pas quoi, c’est difficile » (Paul pour l’abeille).
En revanche, quand on décrit la vie de ces animaux, on le fait de façon factuelle et descriptive, même si dans plusieurs cas elle est complétée par des émotions chez le persona. L’abeille est « manutentionnaire et productrice » mais parfois « elle a peur », la mésange « chasse, se reproduit, nourrit ses oisillons », mais « se sent libre », la vipère « se dissimule, chasse » mais « est attristée ».
Dans ce groupe, les concepteurs interrogés expriment moins souvent leurs propres émotions, leurs ressentis, voire rejettent ce type d’empathie. Pour Gauthier (sanglier), ce « n’est pas facile », pour Alexis, le Pigeon c’est « un ventre et des ailes […] sa présence est familière et entraîne peu de préoccupations ».
Ce qui distingue ce groupe, c’est son effort d’appropriation du modèle PNH. Dans 4 cas sur 7, les concepteurs ont retravaillé la mise en forme du modèle ou tout bonnement créé leur propre modèle en s’appuyant sur notre proposition. Dans ce groupe, les concepteurs sont assez sensibles à l’utilité de l’exercice en tant que tel pour stimuler la recherche de données sur un taxon : « Ça m’a aidé à voir plus clairement » pour Paul (Abeille et Frelon). Nos naturalistes semblent utiliser la méthode du PNH pour organiser et synthétiser leurs connaissances comme pourrait le faire n’importe quel chercheur.
Le cas des vivalistes : réduire la distance
Ce groupe est un intermédiaire entre les idéaux types. Selon nos critères de mesure et nos catégories, c’est un groupe dont le niveau d’empathie est assez proche de celui des naturalistes, mais avec plus d’animisme et d’anthropomorphisme, qui semble être apparu souvent au cours de l’exercice de construction du PNH. On y trouve 7 PNH, dont 2 écosystèmes (le parc des Écrins et un espace en régénération), et 5 animaux : tortue Luth et Panda Roux, (qui sont les deux seuls taxons non européens de l’ensemble du panel), un lynx, un mérou et un chat.
Il n’y a pas de PNH en niveau 3 d’animisme déclaré dans ce groupe, qui est composé de concepteurs n’ayant pas au départ ce genre de posture : « C’est compliqué de se mettre dans leur peau » pour Gaëlle et les chats. Mais sur ce point, la particularité de ce groupe est qu’ils ont justement essayé de prendre cette posture pour des raisons méthodologiques, et qu’ils expriment – d’ailleurs assez clairement – l’effet de l’exercice pour « entrer dans la peau » de l’autre : « Je me suis senti dans la peau du parc des Écrins […], surtout lors de la rédaction de la fiche, notamment pour ses interactions et ses stresseurs » (Alexis).
« Pour le comprendre on a essayé de se mettre dans sa peau, savoir ce dont il a besoin. […] On a envie de répondre à ses besoins » (Alexandre et le Lynx).
Les livrables de ce groupe ne comportent quasiment pas d’anthropomorphisme. Là aussi, les fiches sur les animaux sont construites sur l’espèce et non sur un individu comme le font les animistes. En revanche, aucun vivaliste n’a utilisé de mot latin pour définir le taxon choisi (chat sauvage, lynx Boréal, Panda roux, etc.), ce qui le distingue de l’approche naturaliste.
Sur l’empathie, ce groupe a une particularité notoire par rapport aux naturalistes : dans tous les cas, l’intériorité du PNH est exprimée avec des émotions, voire même avec des attitudes humaines. Le Panda est « résigné […] et dans son habitat il est fainéant ». Le Lynx est « anxieux à cause de l’homme qui empiète son territoire », la tortue est « gourmande », le chat sauvage a « de la curiosité et est hautain » et l’espace forestier en régénération éprouve « comme une puberté, une grande évolution ». L’un des points de vigilance de cet exercice est le risque d’anthropomorphisme naïf, qui serait une autre forme d’anthropocentrisme. Nous reviendrons sur ce point dans nos conclusions.
L’orientation empathique s’exprime aussi de façon originale dans ce groupe de concepteurs, qui a souvent (une fois sur deux) une approche très pragmatique du passage à l’acte en tant que concepteurs. « On a envie de faire attention à tout ça […], en tant qu’ingénieurs on va penser aux usages de nos technologies » précise Gaëlle dans le cas des chats ou « Quand je suis en présence d’une action à réaliser à mon niveau, je la fais » ajoute Alexis pour les Écrins.
Sur la figure 5 nous replaçons les PNH obtenus selon nos évaluations en fonction de 2 critères. Horizontalement, nous avons le degré d’anthropomorphisme, et verticalement, le degré d’empathie. Cette représentation montre la corrélation entre les deux (une forte empathie est liée à plus d’anthropomorphisme).
Pour résumer, les caractéristiques des trois postures que nous avons identifiées parmi nos concepteurs, sont rappelées dans le tableau 2 ;
L’utilisation du PNH par les concepteurs fonctionne de la même façon que le persona humain habituel : il permet de représenter et d’inviter une partie prenante dans le processus de conception, quel que soit le niveau de proximité initial entre les concepteurs et le vivant. Cette utilisation du PNH va fonctionner de façon différente selon la posture initiale des concepteurs, mais dans chaque cas (naturaliste, vivaliste, animiste) elle va apporter un supplément qualitatif au processus de conception : vision commune, informations factuelles, informations sensibles, orientation empathique pour agir, etc.
En se fondant sur cette première expérience, nous pouvons d’ores et déjà établir certaines recommandations sur le « bon usage du PNH » afin que des designers puissent en tirer tous les bénéfices attendus :
Quand cela est possible, le choix d’un écosystème local (rivière, vallée, forêt, zone humide, baie, crique, estuaire, coteau, etc.) est à privilégier. Il offre une compréhension du vivant plus systémique et a plus d’impact sur l’empathie des designers. Si possible, il semble préférable de choisir un milieu restreint, à taille humaine, arpentable (et non un océan, un désert, etc.).
Dans le processus de fabrication du PNH, il est bon de solliciter les souvenirs et les « expériences de nature » des designers. En particulier, l’appel aux souvenirs d’enfance est souvent un bon point de départ. Le PNH devient alors un catalyseur pour les concepteurs et permet de stimuler en eux leurs orientations empathiques pour agir en faveur du vivant.
Même s’il porte sur un animal, le PNH doit se centrer sur un individu plutôt que sur une espèce dans sa globalité. On doit dans ce cas préciser l’âge, le sexe, le lieu de vie spécifique d’un individu, ce qui évite de rester dans une approche purement naturaliste et distante.
Les concepteurs utilisant le PNH doivent être prévenus du biais taxonomique qui pousse à choisir des espèces ayant culturellement un fort capital sympathie (dans nos cas, dauphins, pandas, abeilles) : dans notre échantillon, ces PNH semblent plus facilement se prêter à des projections anthropomorphiques.
Enfin, il faut rappeler que le PNH n’est qu’un outil actionnable dans le cadre d’un processus de mise en empathie. Nous insistons donc sur le fait que la création d’un PNH devrait s’accompagner d’une vraie démarche de découverte avec un autrui non humain, cette rencontre pouvant nécessiter du temps et de la création d’expériences réelles (balade, observation, étude).
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Fig. 5 Répartition des PNH selon le continuum « naturaliste-animiste ». |
Les trois postures du continuum « Naturaliste-Animiste ».
Conclusions
Rappelons que l’expérimentation dont nous rendons compte dans cet article avait comme objectif de mesurer si l’utilisation d’un PNH, dans le cadre d’un projet de conception, aurait le pouvoir de renforcer la capacité des designers à attribuer au vivant des émotions et à être touchés pas le vivant.
Dans un tiers des cas, pour le groupe que nous appelons les naturalistes, il n’y a pas de mise en empathie évidente avec une entité vivante en lien avec le PNH. En revanche, l’outil semble dans plusieurs cas impacter l’orientation empathique, la motivation à agir en faveur du vivant. Dans le cas qui a servi de terrain d’expérimentation pour ce projet, la raison d’être de Natural Solutions est pro-environnementale. Mais nous restons toujours dans une dualité qui a mis à distance l’homme de la nature, posture au final assez classique, y compris du côté des associations de protection de la nature ou des politiques de l’environnement (Magda et Doussan, 2018). Nos concepteurs naturalistes utilisent donc l’outil à des fins positives pour le vivant parce que c’est le sujet qui leur est soumis. Mais que se passerait-il s’il en était autrement ? Si on leur avait demandé, par exemple, de concevoir du matériel de pêche, un stade de sport, un dispositif pour améliorer le rendement agricole ? Sans cette connexion empathique au vivant en général, comment ce groupe-là, qui a priori se méfie du lexique émotionnel, aurait-il utilisé le PNH ? Pour le savoir, il faudrait utiliser et tester cet outil dans d’autres situations pour savoir comment réagissent divers types de concepteurs face à des projets de design plus génériques.
De l’autre côté du spectre, nous avons un tiers de notre échantillon pour qui il n’y a pas de difficultés particulières à se mettre dans la peau d’un autre, non humain, de lui prêter des émotions et d’en ressentir lui-même, à la façon d’un animiste. Cette observation empirique confirme des prises de position plus récentes de Descola (2019) qui voit une montée de postures animistes en hybridation avec d’autres ontologies dans les sociétés à dominante naturaliste. Notre recherche décrit ici des formes d’animisme diffus, proche de la définition plus générale qu’en donne le philosophe David Abram (Drumm, 2015) : « La capacité à entendre des paroles surgir d’êtres ou de choses ». À la question de savoir pourquoi certains de nos concepteurs endossent plus ou moins facilement des postures animistes, il apparaît que les groupes qui ont choisi d’étudier des écosystèmes ont majoritairement obtenu des scores d’empathie plus élevés. Dans leurs cas, le choix de ces écosystèmes est souvent influencé par un souvenir personnel du rédacteur. Par exemple, les parents de l’un des designers vivent à proximité de la « forêt de Janas » choisie comme PNH, il y a ses souvenirs d’enfance et continue de s’y promener. Pour le champ de posidonie, l’interviewé déclare avoir pris conscience de l’importance de cette herbe marine lors de plongées sous-marines avec son père. Ces lieux entrent donc plus aisément en résonance émotionnelle du fait d’un lien affectif préexistant et d’expériences de natures antérieures. Ce constat va dans le sens d’Anne-Caroline Prévot et Cynthia Fleury (2017) qui pensent que l’importance des expériences de nature pourrait permettre une meilleure compréhension et appropriation des enjeux de biodiversité. Pour ces concepteurs, le PNH vient raviver des souvenirs et des émotions antérieures, et active leur faculté à entrer en relation sensible avec le vivant non humain.
Enfin, nous distinguons dans notre échantillon un troisième groupe, probablement celui pour lequel le PNH a le plus d’impact sur leur capacité à être touchés par les non-humains : celui que nous avons nommé « vivaliste », en construisant le mot sur la racine latine vivus (vivant, vif). La prédisposition de départ dans ce groupe et surtout, la connaissance a priori du taxon, n’est pas nécessairement forte. Pourtant, au cours de l’exercice pour compléter ce PNH, ils entrent dans un processus de mise en empathie avec la vie. Finalement, leur connaissance du taxon choisi englobe des aspects émotionnels que l’on ne retrouve pas du côté des naturalistes. Ils construisent un lien avec leur PNH et l’espèce représentée qui les pousse à agir en leur faveur. Il y a cependant un point de vigilance dans l’usage du PNH, en particulier dans ce groupe : au cours de cette recherche, nous avons relevé la possibilité d’un biais anthropomorphique (Dacey, 2017) chez certains de nos concepteurs, tentés de projeter sur des animaux des attitudes trop typiquement humaines, comme la fainéantise ou la suffisance. Ce biais est particulièrement prégnant dans deux équipes n’ayant pas effectué suffisamment le travail de collecte de données et de compréhension nécessaire à la rédaction du persona. Cela permet d’insister sur le fait que le PNH n’est qu’un outil qui doit être au service d’un réel processus de recherche, de connaissance et de mise en empathie. Il doit être utilisé pour mener un travail d’animisme épistémique, qui vise à mieux comprendre et connaître un autrui fondamentalement différent de nous et non à se projeter en lui. Pour utiliser le PNH correctement, il faudra donc s’assurer que les concepteurs ont pris le temps nécessaire pour s’imprégner de la réalité de l’autre dont ils veulent se faire porte-parole.
Ce dernier point constitue selon nous l’un des axes de recherche les plus prometteurs pour développer les méthodes de life-centered design. La fabrication d’un PNH n’est qu’un outil possible, mobilisable au cours d’un processus de mise en empathie. Or, pour le moment, ce processus « vivaliste », celui d’un retour vers le vivant depuis le paradigme naturaliste, n’a pas encore fait l’objet de recherches empiriques. Comprendre ce processus, son développement dans le temps, ses logiques, en utilisant, par exemple, des analyses biographiques de designers contemporains, permettrait de mieux saisir les mécanismes de transformation qui permettent à des concepteurs de sortir peu à peu de leur paradigme anthropocentrique de départ.
Déclaration éthique
La société Natural Solutions, représentée par monsieur Olivier Rovellotti, partenaire du dispositif expérimental ayant servi de terrain pour ce projet de recherche, consent pleinement à la publication et à la diffusion des résultats de cette étude. La fiche persona générique utilisée dans cette recherche est diffusée en licence libre sur notre carnet de recherche en ligne (https://porteparoles.hypotheses.org/214). Elle peut donc être adaptée et utilisée par tout chercheur, tout designer, enseignant ou tout praticien qui souhaiterait tester la méthode du PNH. Les illustrations utilisées dans le présent article ont soit été créées par les auteurs, soit sont publiées sous licence autorisant la réutilisation (la figure 1 est en CCBY Damien Lutz 2022).
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Liste des tableaux
Liste des figures
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Fig. 1 Persona non humain (CCBY Damien Lutz, 2022). |
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Fig. 2 Modèle de fiche persona utilisé lors de l’expérience. |
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Fig. 3 Protocole d’analyse étape 1 – Codage sémantique. |
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Fig. 4 Protocole d’analyse étape 2 – Évaluation. |
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Fig. 5 Répartition des PNH selon le continuum « naturaliste-animiste ». |
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