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Journal
Nat. Sci. Soc.
Section Vie de la recherche – Research news
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2025014
Published online 02 April 2025

© A. Auvray, Hosted by EDP Sciences

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Introduction

La journée d’étude « Qualifier l’interdisciplinarité : vocabulaires, réseaux, outils et indicateurs » s’est tenue à Paris le 1er juin 2023. L’organisation a été assurée conjointement par les directions des bibliothèques de l’Université Paris-Saclay, de Sorbonne Université, du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), de l’Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines et par le Domaine de recherche et d’innovation majeur « Patrimoines matériels – innovation, expérimentation, résilience » (Dim Pamir). Elle a bénéficié du soutien de la Maison des sciences de l’homme (MSH) Paris-Saclay et de la Délégation générale du Québec à Paris. La journée avait pour objectif d’approfondir les réflexions sur la caractérisation de l’interdisciplinarité, à partir d’expériences de recherche disciplinaires et interdisciplinaires. Elle a donné lieu à 5 interventions, deux ateliers et une table ronde, regroupés en trois sessions thématiques1.

L’introduction de la journée par les organisateurs a rappelé les enjeux de la qualification de l’interdisciplinarité, définie comme la caractérisation des résultats, des processus ou des contextes qui lui sont spécifiques. Divers supports permettent cette caractérisation, qu’ils aient trait à la science interdisciplinaire (papiers produits et « performance » de ces papiers, par exemple) ou aux chercheurs qui la pratiquent (inscription disciplinaire, évolutions de carrière, etc.)2. Cette caractérisation répond aux enjeux principaux de visibilité et de valorisation de la pratique interdisciplinaire. Pour les scientifiques, celle-ci s’accompagne en effet souvent de freins dans l’évolution professionnelle et académique, dans un contexte de valorisation de l’ancrage disciplinaire. Pour les acteurs du financement ou de la gouvernance de la recherche, l’interdisciplinarité reste difficile à piloter sans les outils adéquats et les dispositifs actuels d’évaluation de la recherche prennent mal en compte ses particularités.

Un premier point a émergé implicitement des débats : la qualification de l’interdisciplinarité se heurte rapidement au mur de sa propre définition et par extension à la définition de la disciplinarité. L’interdisciplinarité, quand on tente d’identifier ce qui la compose, s’éloigne de la vision d’un franchissement de catégories disciplinaires préalablement bien distinctes, purifiées, desquelles partiraient des faisceaux qui se « rejoindraient » dans la pratique interdisciplinaire. La question de ce qui fait discipline n’est pas facile à trancher, d’où une difficulté à développer les indicateurs stables de l’appartenance disciplinaire. En effet, la discipline produit et est produite par des objets qui lui sont rattachés : les publications, les chaires, les bourses de financement dédiées, etc. Par exemple, la naissance d’une nouvelle discipline peut être actée par l’apparition d’une revue : ainsi de la bio-informatique, croisement de l’informatique et la biologie, consacrée par l’apparition de revues spécialisées comme Bioinformatics dans les années 2000. En retour, la discipline accouche des publications, leur taille un cahier des charges spécifique qui permet de s’assurer que telle ou telle publication lui appartient bien. En plus de cette relation d’engendrement mutuel, les éléments se débordent l’un l’autre : les publications regroupent parfois des auteurs issus de disciplines différentes, les chaires appartiennent à des instituts multidisciplinaires, les bourses de financement favorisent les pratiques interdisciplinaires. De plus, les publications ne sont pas un pur produit de la discipline, elles s’inscrivent dans des schémas économiques divers et sont utilisables pour parler d’autre chose, de la performance de la recherche ou de la renommée du chercheur. Elles peuvent même être des totems symboliques pour des professionnels qui auraient quitté le monde de la recherche, les rattachant aux yeux de leurs interlocuteurs à la science plutôt qu’à une discipline en particulier. Enfin, et réciproquement, la discipline n’est contenue ni uniquement dans la somme de ses publications, ni dans l’entièreté des institutions par lesquelles elle est tenue. Elle se redéfinit sans cesse sous l’angle de ses rapports aux autres disciplines, ou lorsqu’elle se rend accessible au grand public.

Les acteurs qui tentent de caractériser l’interdisciplinarité ne peuvent prendre en compte tous ces éléments de manière exhaustive dans leurs travaux. Ils doivent choisir, trier, arbitrer pour arriver à saisir ce qui fait la disciplinarité, puis extrapoler ce qui peut être utile pour qualifier et quantifier l’interdisciplinarité. Deux types de choix peuvent être faits pour identifier le matériau qui sert de base à l’analyse. Les chercheurs peuvent comparer les éléments partagés par l’ensemble des disciplines, à savoir les éléments liés au système mondialisé de la recherche (systèmes de publication, carrières universitaires, etc.), au risque d’uniformiser les données et de s’éloigner de ce qui est en jeu dans la pratique de l’interdisciplinarité. Ils sont alors confrontés à des questions de qualité de l’interdisciplinarité ou bien aux signifiants flottants – ces termes qui ne revêtent pas le même sens selon les disciplines. A contrario, les chercheurs peuvent adopter une autre perspective et se focaliser sur les transactions disciplinaires, généralement en qualifiant l’interdisciplinarité à partir de pratiques elles-mêmes interdisciplinaires – une exploration de l’intérieur. Ces chercheurs doivent traiter avec les risques de trahison inhérents aux objets-frontières (ou boundary objects) (Star et Griesemer, 1989), ces matériaux qui se risquent à garder juste assez d’intégrité pour pouvoir être interprétés différemment selon les communautés, et donc être un support de pratiques interdisciplinaires.

Les échanges de la journée se sont ainsi traduits par de nombreux allers-retours entre les manières de mieux rendre compte des processus et résultats de l’interdisciplinarité et le contenu même dont il faut rendre compte. Les premières présentations ont dévoilé le travail minutieux d’arbitrages qu’impliquent les caractérisations bibliométriques. Partir des publications pour mesurer l’interdisciplinarité, c’est devoir assumer des séparations plus ou moins arbitraires : les rattachements institutionnels des auteurs, leurs affiliations disciplinaires, etc. La délimitation du corpus d’étude est elle aussi centrale et demande d’harmoniser la qualité de la donnée, en excluant certaines bases trop peu précises ou en les intégrant, quitte à lisser la précision de l’information. Les débats ont ensuite pris pour exemple le Dim Pamir, réseau pluridisciplinaire structuré autour des sciences du patrimoine, qui nécessite des outils pour permettre à la communauté de se définir et de se circonscrire, tout en s’ouvrant à la collaboration. Enfin, les retours d’expérience de plusieurs praticiens de l’interdisciplinarité ont permis d’éclairer de l’intérieur la singularité de ces recherches.

Les outils et arbitrages dans la quantification de l’interdisciplinarité

La présentation de Vincent Larivière (Université de Montréal), bibliothéconomiste, a tout d’abord offert un panorama des techniques quantitatives destinées à évaluer la stratification de la recherche. La bibliothéconomie est une discipline apparue avec le développement des collections de périodiques dans les bibliothèques universitaires au XIXe siècle. Elle évalue les modalités d’inscription des publications dans le monde académique à partir de leurs métadonnées (par exemple, auteurs, citations) et a développé des méthodes qualitatives et quantitatives. Cette discipline reste aujourd’hui très dépendante de la qualité et de la disponibilité propres à chaque source de données. Ainsi, si le Web of Science est une plateforme sélective et de bonne qualité, elle manifeste des biais anglo-américains et disciplinaires, en faveur des sciences naturelles et des sciences médicales. Scopus, sélective elle aussi, reste moins inclusive que Google Scholar, inemployable du fait de l’impossibilité d’exporter les données. Microsoft Academic ou OpenAlex sont plus exhaustives, mais leurs métadonnées moins bien renseignées les rendent moins exploitables. Le travail de quantification implique alors la réalisation d’une série d’arbitrages relatifs d’abord à l’agrégation des données pour avoir des corpus entre précision et exhaustivité, puis à l’identification de l’inscription disciplinaire des revues, auteurs ou articles. Cette dernière est souvent complexe du fait de parcours professionnels en évolution ou de tutelles multiples, voire elles-mêmes multidisciplinaires. La notion de distance entre disciplines reste aussi difficile à établir et en évolution ; un consensus peut prendre pour point de départ le Web of Science qui découpe la science en 14 disciplines et en 256 sous-disciplines. Les chercheurs tranchent souvent à partir des appartenances disciplinaires affichées des revues ou des mots-clés des articles. Cela permet de tirer des conclusions générales sur l’ouverture des disciplines sur les autres, comme la propension à l’interdisciplinarité de certaines disciplines (psychologie, sciences sociales et biomédicales). A contrario, l’économie ne cite quasiment qu’elle-même tout en étant très citée ailleurs (Yves Gingras, Université du Québec à Montréal). Enfin, l’approche quantitative est confrontée à des situations ambiguës, qui peuvent être considérées ou non comme la marque d’une réelle interdisciplinarité. Certaines pratiques relèvent en effet plus d’une mise d’une discipline au service d’une autre plutôt que d’une réelle collaboration.

Ces arbitrages ont de même été au cœur du premier atelier organisé par Henri Bretel, chargé de bibliométrie (Université Paris-Saclay) et Michel de Moura, bibliothécaire (Université de Versailles − Saint-Quentin-en-Yvelines). Ils y ont présenté une analyse des collaborations au sein des publications du Dim Pamir, associée à une visualisation sous forme de réseaux. L’importance méthodologique de la temporalité a été relevée par de nombreux participants : la publication d’un article marquant généralement la fin de la collaboration, il peut exister un décalage entre la collaboration et les nouveaux rattachements administratifs des auteurs (Jean-Philippe Échard, MNHN). La dimension temporelle est aussi un élément explicatif-clé. L’historicisation des champs disciplinaires permet d’être attentif aux effets des dispositifs de financement sur la structuration de ces champs (Étienne Anheim, École des hautes études en sciences sociales [EHESS]). Le champ des sciences du patrimoine doit ainsi sa structuration autant à l’histoire intellectuelle qu’à l’histoire de ses financements, ce que traduit une culture de l’interdisciplinarité que l’on retrouve au sein du Dim Pamir. Les programmes de recherche dessinent aussi les modalités des collaborations interdisciplinaires. Ce faisant, celles-ci peuvent avoir un effet sur la structuration disciplinaire elle-même, fragilisant une certaine stabilité interne comme c’est le cas en géographie (Cossart, 2023).

L’histoire des institutions académiques est visible en retour dans les processus de publications eux-mêmes. Les chercheurs et chercheuses peuvent ainsi être confrontés à l’absence d’offre éditoriale adaptée. Claire Nédellec (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement [INRAE]), directrice de recherche en informatique, a illustré cela par l’exemple de la recherche en bio-informatique, qui a peiné à être publiée dans les revues de biologie moléculaire et d’informatique jusqu’à l’apparition de revues dédiées. En effet, les dispositifs d’évaluation au cours de la prépublication se fondent sur des études comparatives au sein des revues existantes dans le champ disciplinaire, qui captent mal les contenus dont l’innovation se démarque trop des papiers existants. Reste à choisir entre élaguer les contenus extradisciplinaires, pour ne conserver que ce qui entre dans le cœur de la revue ou publier dans une revue jeune, moins installée donc à plus faible facteur d’impact. Qui ose alors faire de l’interdisciplinaire, et dans quel contexte ?

Une évolution des outils de la qualification

La présentation de ses travaux par la sociologue Béatrice Milard (Université Toulouse – Jean-Jaurès) a offert une piste pour répondre à cette question (Milard et Pitarch, 2023). L’article présenté s’interroge sur les conditions sociales de la formation des communautés scientifiques. Pour cela, les auteurs ont étudié les réseaux de cocitation d’articles lors de leur publication et suite à celle-ci. 102 réseaux pour 102 articles sont donc modélisés : chaque point du réseau représente une référence de l’article. Les références sont liées deux à deux si elles sont citées ensemble par d’autres articles ayant a minima trois références en commun avec l’article dont le réseau est modélisé. Les réseaux sont alors comparés pour un même couple article-réseau, dans les cinq ans à la sortie de l’article et dans les cinq ans suivants.

Les auteurs montrent qu’une des propriétés du réseau, sa modularité3, est corrélée avec la présence de références interdisciplinaires ; et que cette propriété se retrouve principalement dans deux contextes de publications opposés. Le premier témoigne de recherches exploratoires, généralement menées par plusieurs auteurs. En retour, leur impact dépasse les frontières disciplinaires et perdure dans le temps. Les articles peuvent aussi découler d’un second contexte qualifié de « sur-mesure » : demandes faites par des éditeurs, publication liée à un contrat, opportunité de publier d’anciens résultats, etc. Généralement issues d’auteurs uniques et moins centrales dans la discipline, ces publications ont un impact sur les rapports disciplinaires qui est moindre au cours du temps. Les auteurs identifient ainsi les deux contextes qui pourraient être les plus susceptibles d’offrir des opportunités à la valorisation d’un travail interdisciplinaire, ainsi que les devenirs éventuels de ces articles.

Les modalités de prise en charge institutionnelle peuvent être ajoutées à ces déterminants sociologiques et académiques. Dans les centres d’évaluation de la recherche, les responsables universitaires et ministériels de sa gouvernance et de son financement témoignent de leur besoin d’outils qui « in fine viendraient nourrir des instruments de pilotage » (Élisabeth Angel-Perez, Sorbonne Université). Mieux identifier les pratiques des chercheurs (collaborations inter- ou intralaboratoires, universités, etc.) permettrait de mieux communiquer et de mieux négocier la création de sections interdisciplinaires au sein du Conseil national des universités (CNU). L’enjeu reste de ne pas employer des outils qui assimilent recherche à performance, et performance à publication à travers les mesures des seules citations. Si ces problématiques sont classiques pour le milieu académique, l’emploi des citations comme caractère unique d’objectivation, dans la recherche bibliométrique sur l’interdisciplinarité, pourrait conforter ce type de raisonnement. Néanmoins, selon Darshan Sathiyanarayanan (Leosphere), leur intérêt pour la recherche est démontré et le problème se situe dans la confusion de ces indicateurs de visibilité, pris comme indicateurs de qualité. Il reste selon lui important de rendre accessibles et manipulables ces éléments, par exemple par les techniques de visualisation en réseau.

Si les analyses quantitatives se basent sur les métadonnées les plus accessibles que sont les citations, c’est encore une fois du fait de la difficulté à obtenir de la donnée de qualité en quantité suffisante. Le développement récent d’OpenAlex4, en source ouverte, représente une véritable opportunité pour changer la donne, et pourrait même devenir un commun, a estimé l’économiste Clément Levallois (EM Lyon Business School). Une telle infrastructure facilite très grandement la reproductibilité des études scientométriques, freinée auparavant par les conditions payantes d’accès aux autres bases. Le développement de programmes traducteurs entre les utilisateurs et la base reste nécessaire pour permettre son opérationnalisation.

La citation n’est pas le seul paramètre objectivable présent dans les articles ; des techniques qui s’attachent à l’analyse du texte lui-même existent. Néanmoins, ces pratiques sont vite confrontées à la question du sens. Cette thématique fut l’objet du second atelier, animé par Nolwenn Pamart, cheffe du service Recherche, enseignement, expertise au MNHN, et Kristell Roser (Sorbonne Université), chargée de bibliométrie. Peut-on identifier un corpus interdisciplinaire à partir de son vocabulaire, de ses référentiels ou de son thésaurus ? Si, effectivement, il est possible de retrouver un vocabulaire partagé qui se situe essentiellement dans la partie « Matériels et méthodes », c’est au prix encore une fois d’un travail d’arbitrage. La présence de signifiants flottants – mêmes mots pour désigner des choses distinctes – ou de terminologies partagées sous des formes sémantiques différentes demande en effet de standardiser les informations par rapport à un même référentiel. Par exemple, le terme « structure » ne prend pas la même signification sous l’angle de la chimie des matériaux ou de la sociologie classique. C. Nédellec développe ainsi, pour gérer ces problèmes, une approche qui traite pragmatiquement et localement les signifiants flottants sans prendre position sur l’universalité des termes. Pour éviter des artéfacts, la chercheuse emploie des outils automatisés et vérifie manuellement la correspondance des sens à la suite. Reste que la mutabilité des mots fait écho directement à leur instauration paradigmatique au sein de disciplines bien différentes, ce qui complexifie les arbitrages quand ceux-ci traitent justement de corpus interdisciplinaires. Si l’on reprend l’exemple du terme « structure », mais cette fois sous l’angle de la connectivité en parlant de connectivité structurelle (l’architecture support des connexions), il est en effet possible de dévoiler par un travail interdisciplinaire une homologie du concept entre des disciplines différentes, allant de la géomorphologie aux neurosciences (Turnbull et al., 2018). Il est ainsi difficile de capter ces éléments et ces potentiels sans s’attacher aux modalités d’évolution du sens entre disciplines. Enfin, ces arbitrages disciplinaires sont produits eux-mêmes par des chercheurs et chercheuses ancrés dans des champs disciplinaires. Quelle discipline alors pour juger de l’interdisciplinarité ?

Qualifier l’interdisciplinarité par son effet disciplinaire

Les deux présentations suivantes ont justement tenté d’explorer les propriétés émergentes de la recherche interdisciplinaire à partir de sa pratique. En prenant l’exemple de plusieurs recherches associant droit et sciences informatiques (Billows et al., 2021, Nollez-Goldbach et Tarissan, 2022), le chercheur en informatique Fabien Tarissan (CNRS, ENS Paris-Saclay) a exposé l’importance de la transformativité pour passer d’une transpo-disciplinarité (au sens de transposition des thématiques chères à une discipline dans les méthodologies d’une autre) à une inter-disciplinarité. Définitivement hors de la seule mise à disposition, c’est l’interpénétration et la prise au sérieux des logiques de chaque discipline qui aboutissent à une collaboration fructueuse à partir de laquelle pourront se développer en retour des avancées disciplinaires. Dans les recherches présentées, l’analyse de réseau de citations juridiques est le support de l’interdisciplinarité. Ces travaux s’engagent dans le rapprochement de deux modes de production de vérité qui n’ont pas les mêmes conditions de véridiction, qui ont deux modes d’existence différents (Latour, 2012). Les auteurs ont tenté de faire passer la logique du droit dans celle du réseau, de reformuler les spécificités du droit dans celles du réseau. Par exemple, pour mieux analyser le rôle des jurisprudences dans les décisions de la Cour pénale internationale, c’est la logique elle-même qui soutient la jurisprudence qu’il faut ajouter au réseau qui modélise les citations de ces actes de droit. Cet ajout se fait dans le langage du réseau, sous forme de nœuds et de liens : il faut relier l’article qui fait jurisprudence à celui qui le cite, en passant par le nœud représentant la raison pour laquelle il fait jurisprudence (exemplarité, contre-exemplarité, etc.). Cela permet aux auteurs de mettre en évidence les risques de perte des caractères propres à chacun des modes, mais aussi les opportunités d’évolution et les réflexivités disciplinaires nouvelles qui apparaissent lors de la traduction.

La présentation de la géographe Marion Maisonobe (CNRS) a complété opportunément cette démonstration de l’importance de la transformativité, cette fois-ci non plus du réseau de connaissances mais du couple terrain/objet de recherche. À travers l’exemple des sciences polaires, pyrénéennes et marines (Grossetti et al., 2015 ; Maisonobe, 2018 ; Bès et al., 2021), elle démontre comment le terrain de recherche fait naître des synergies entre chercheurs et chercheuses de disciplines différentes, ou au contraire maintient une fragmentation des communautés, en ramenant dans le laboratoire les enjeux de diplomatie mondiale. La chercheuse a donné ainsi l’exemple des tensions diplomatiques entre la Chine et la Norvège, qui ont abouti à l’interdiction des sciences sociales à Ny-Ålesund « pour essayer de limiter, entre autres, la recherche sur le traité du Svalbard lui-même5 » (Strouk, 2020). Autre exemple à Roscoff, l’interdisciplinarité se construit dans la station « avant-poste du terrain », sans qu’il y ait de collaborations réelles entre disciplines sur le terrain, d’où son absence relative dans les publications et comptes rendus. On retrouve plutôt sa trace dans les associations hybrides qui accompagnent la science en train de se faire : jury de thèse composé de disciplines variées, etc. M. Maisonobe a souligné aussi que l’internationalité de la recherche multiplie les conceptions, donc les manières, de faire de l’interdisciplinarité, tout en pouvant paradoxalement être un frein à sa valorisation. Pour la revue Genèse, par exemple, l’injonction à l’ouverture à l’international, c’est-à-dire surtout vers les États-Unis, très « disciplinés », est une piste d’explication pour la moindre propension à l’échange interdisciplinaire (Abbott, 2001 in Boelaert et al., 2015).

Enfin, l’expérience de l’historien Diego Jarak (La Rochelle Université) a complété cette question de l’ouverture à l’international. Les exemples québécois permettent aussi de témoigner d’une interdisciplinarité qui se risque à déconfiner l’échange disciplinaire, depuis ses interlocuteurs (forte intégration du personnel administratif) jusqu’à sa forme (usage des arts comme support). L’opposition entre démarche objective et subjective perd pour D. Jarak de son intérêt, au profit des opportunités qui peuvent naître de ces collaborations. C’est ce contexte de la recherche qu’il est alors intéressant d’explorer, au moyen de cadres d’analyse plus larges et moins formels, mais qui captent tout ce bruit contextuel.

La conclusion de cette journée, par l’historien É. Anheim, a souligné l’importance d’approches réflexives pour mieux qualifier l’interdisciplinarité et les éléments qui la singularisent. Les biais de bibliométrie, de catégorisations nationales ou internationales des disciplines, les rapports de force en jeu, invitent en effet à aller au-delà des seules objectivations par indicateurs. La vision globale de l’interdisciplinarité doit approfondir l’étude des préconceptions personnelles, les injonctions institutionnelles et les critères démographiques. É. Anheim a suggéré ainsi de voir la montée en puissance du discours sur l’interdisciplinarité comme un effet de balance d’une disciplinarisation qui s’est accrue durant les cinquante dernières années à l’issue de l’augmentation du nombre de chercheurs. Mais cette vision globale nécessaire doit aussi remettre en tension le rapport entre interdisciplinarité et cadres disciplinaires. Ces derniers ont démontré leur fertilité en s’appuyant sur la combinaison d’un objet, de méthodes et d’un cadre épistémologique. Toutefois, la constitution d’un vocabulaire de l’interdisciplinarité à partir de ces cadres se heurte à deux éléments. Tout d’abord, les objets-frontières brouillent le sens et effacent la capacité à développer des catégorisations exclusives. Ensuite, la structure de dispositifs sociologiques et institutionnels qui tiennent ensemble ces cadres disciplinaires, on l’a vu tout au long des interventions, est bien différente de celle qui prévaut dans la production et l’évaluation de l’interdisciplinarité.

L’historien a proposé de synthétiser ces réflexions en distinguant trois dimensions de l’interdisciplinarité. La première contient les objets de l’interdisciplinarité, qui orientent vers de nouvelles questions scientifiques, comme ont pu le faire les studies anglo-saxonnes. La deuxième dimension parcourt ses méthodes (instrumentation, outils matériels). Enfin, la dernière recoupe les soubassements des cadres théoriques, à savoir leurs contenus axiomatiques et ontologiques. Pour se déplacer avec plus d’aisance le long de ces trois axes, plusieurs techniques sont proposées : lire les textes plutôt qu’en extraire des morceaux de manière automatisée, éviter une « routinisation » de l’interdisciplinarité et les lieux communs qu’elle implique, s’autoriser à penser l’étude d’un objet comme son déplacement plutôt que comme son appropriation. La journée d’étude est ainsi un exemple de l’utilité de ces moments collectifs qui tentent de « maintenir le contact entre le pôle sociologique et épistémologique de la question » (É. Anheim).

Références


1

Le programme détaillé de la journée se trouve à cette adresse : https://journee-obispa.sciencesconf.org/.

2

Le h-index reflète dans cette optique à la fois la performance des articles – à travers leur nombre de citations – et celle du chercheur – à travers le nombre de ses publications.

3

La modularité d’un réseau désigne le taux de partitionnement des données, c’est-à-dire le fait que les points du réseau – ici les références – forment une « grappe » d’articles liés ensemble par des cocitations.

5

Le traité de Svalbard reconnaît la souveraineté de la Norvège sur le Svalbard et garantit aux ressortissants chinois la liberté d’y exploiter des ressources naturelles.

Citation de l’article : Auvray A., 2024. Retour sur la journée d’étude « Qualifier l’interdisciplinarité : vocabulaires, réseaux, outils et indicateurs ». Nat. Sci. Soc., https://doi.org/10.1051/nss/2025014

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