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Journal |
Nat. Sci. Soc.
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Section | Repères – Events & books | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2024053 | |
Published online | 04 February 2025 |
Colloques et documents : comptes rendus
« Sensitroph : du rivage percevoir la mer » (Conférence, Caen, 24 janvier 2024)
La conférence finale du projet « Sensitroph : du rivage percevoir la mer1 » s’est tenue à la Maison de la recherche en sciences humaines (MRSH) de Caen le 24 janvier 2024. Depuis 2020, ce projet explore la dimension pluridisciplinaire des relations entre les humains et les « autres qu’humains » à partir des perceptions habitantes des réseaux trophiques marins de la baie de Seine. Au terme de son immersion sur les côtes normandes en prise avec les changements environnementaux, l’équipe a présenté, action par action de recherche, ses méthodes et résultats que nous mettrons en perspective avec les études et actualités maritimes avant d’ouvrir un débat inscrit en sciences sociales de l’environnement.
Révéler des relations habitantes à la mer dans un contexte de transformation de l’action publique
En préalable de la conférence et comme fondement du projet, l’équipe de « Sensitroph » a posé que les relations non utilitaristes à l’environnement marin sont des impensés de la recherche. La brèche dans les savoirs scientifiques dominants n’est pas tout à fait nouvelle. En effet, dès les années 1980, Jean-Pierre Corlay (pour la géographie) ou Aliette Geistdoerfer (pour l’anthropologie) décrivaient les liens entre groupes sociaux et écosystèmes marins dont ils dépendent, dépassant une lecture exclusivement bioéconomiciste de l’environnement marin. Plus récemment, notant la méconnaissance des dimensions socioculturelles du littoral, le projet « The Geography of Inshore Fishing and Sustainability » a pu montrer l’attachement des pêcheurs à la Manche et la mer du Nord, au-delà de leurs seules fonctions productives2. Enfin, un réseau pluridisciplinaire qui pense la mer comme enjeu écologique et objet de socialisation se fédère depuis près de 25 ans autour du Centre de recherche maritime MARE3, du colloque bisannuel « People & the Sea Conference » et de la revue adjacente Maritime Studies. « Sensitroph » prolonge donc les exemples d’études maritimes qui viennent d’être cités mais son originalité réside dans le groupe social qui est mis au centre de la recherche – les habitants non professionnels du littoral –, ainsi que dans la méthodologie déployée – une « ethnographie multi-espèces ». Du point de vue de l’action publique en mer, le moment est opportun. En effet, dans le cadre de la politique maritime dite « intégrée » de l’Union européenne, une deuxième génération de documents stratégiques de façade (DSF) est en cours d’élaboration en France. Amorcé par le débat national public « La mer en débat » organisé par la Commission nationale du débat public de novembre 2023 à avril 2024, ce nouveau cycle d’aménagement ouvre la possibilité de dépasser l’indigence du volet social de la première génération de DSF4. Dans un tel contexte, définir la figure de l’habitant littoral et rendre visible son rapport à la mer, loin de l’objectif structurant de « croissance bleue », est bienvenu.
Les interactions entre les chercheurs et le public qui ont eu lieu pendant la conférence ont montré que l’équipe du projet « Sensitroph » ne revendique ni l’exhaustivité ni la représentativité des rapports sociaux à la mer. En restant ancrée dans le champ culturel, il s’agit pour elle de donner à voir des « attaches sensibles » d’individus liés à la mer. Toutefois, la concomitance des enjeux de politiques maritimes, les angles morts des sciences sociales et l’urgence environnementale appellent deux commentaires. Premièrement, il existe une porosité forte entre les catégories professionnelles et non professionnelles des activités littorales, masquant le fait que derrière le terme « habitants » se trouvent des travailleurs, des usagers, des riverains et des visiteurs de la côte qui pratiquent diversement ces activités les connectant à la mer (depuis la subsistance quotidienne jusqu’à la contemplation saisonnière). La prudence impose donc de ne pas attribuer trop rapidement les valeurs, affects et imaginaires à un groupe social présumé homogène – les habitants non professionnels du littoral normand – pour a contrario en dessiner les entrelacs et en questionner la légitimité. Deuxièmement, face à la dichotomie des pouvoirs économiques (détenus par de puissantes corporations professionnelles : transport, énergie, pêche, etc.) et administratifs (le statut de domaine public maritime favorise une forte intervention de l’État en France) dont l’hégémonie néolibérale est mise en cause dans les crises socio-écologiques contemporaines, l’habiter littoral est un possible contrepoids. Or, appréhendé au seul prisme du sensible, il a paru dépolitisé. Dit autrement, le projet « Sensitroph » s’est intéressé à l’éthique des rapports sociaux à la mer sans travailler celle des rapports sociaux à propos de la mer. Cela ouvre la voie à quelques risques, notamment celui de ne pas saisir les processus d’appropriation du capital environnemental (tel que défini par Richard et al., 20175), y compris sous couvert de protection écologique. Les sites d’étude du projet, réputés touristiques et élitistes (par exemple, Houlgate) ou à l’inverse laborieux et populaires (par exemple, Antifer), ne nous évoquent d’ailleurs rien d’anodin en la matière. De notre point de vue, la politisation de l’habiter littoral pourrait alors s’envisager à travers le caractère commun6 de l’océan.
Mêler savoirs, arts et croyances pour une démarche de recherche-création
Grâce à son riche appareillage méthodologique, le projet « Sensitroph » a mis en lumière des relations qui traversent les systèmes socio-écologiques. Deux résultats présentés en conférence ont retenu notre attention et ouvrent des perspectives stimulantes. Le premier porte sur la dialectique entre pratiques littorales et connaissance des réseaux trophiques qui abonde les travaux sur la dimension systémique des savoirs profanes7. Ce fil pourrait être déroulé. L’art occupant une place importante dans le projet – comme objet (les pratiques artistiques de la mer sont abordées par l’enquête), matériau (l’équipe mobilise le dessin ou encore la photographie) et médium (la danse notamment) –, quelques questions pourraient être explorées à son sujet, par exemple : quels sont les savoirs naturalistes détenus par les peintres de marines enquêtés ? des interactions interspécifiques s’incarnent-elles dans leurs œuvres ? comment résonnent-elles avec les modèles trophiques scientifiques ? etc. Le second développement marquant est celui d’une géographie onirique, à mi-chemin de Sigmund Freud et Nasstasja Martin. L’équipe de « Sensitroph » a donc suivi la piste de l’espace rêvé – qu’une enquête par questionnaire a permis d’envisager comme un réseau de « hot spots marins inconscients » dominé par les thématiques du danger et de la navigation. Sa continuité (et son équivalence) avec l’espace vécu et perçu de la baie de Seine reste, à ce stade très exploratoire, à établir. En fait, la dimension spatiale des rêves des habitants est une piste prometteuse pour enrichir la compréhension des relations humaines à la mer et au littoral, à condition d’en renforcer le corpus théorique dans un cadre pluridisciplinaire pour consolider l’interprétation.
Les méthodes empruntées pour collecter des connaissances sur les rapports socio-environnementaux ont été complétées par des instruments visant leur médiation, dans l’équipe et auprès du grand public. Nous saluons d’ailleurs la consistance du travail d’inclusion et de publicisation des recherches grâce à la multiplication des supports de restitution. Si l’équipe a fait usage de méthodes plus ou moins éprouvées telles que la cartographie participative, l’écriture collective de scénarios ou le jeu sérieux, l’un des apports du projet « Sensitroph » est d’adopter une posture de « recherche-création ». Ainsi, des ateliers de danse, intitulés « Devenir écosystème marin » (du plancton aux grands mammifères), ont visé la sensibilisation de jeunes enfants au fonctionnement des écosystèmes. Étoffant le corpus de travaux à la croisée de l’art et la recherche sur l’environnement, nous espérons que l’expérimentation de « Sensitroph » nourrira le chantier réflexif entrouvert notamment par Anne-Laure Amilhat Szary et ses collègues dans l’expérience éditoriale de la revue AntiAtlas Journal8 à propos du potentiel performatif du couple art/science. L’importance de l’exercice est renforcée par la double hypothèse du collectif ici impliqué et selon laquelle i) la médiation esthétique produit de l’empathie entre vivants, ii) empathie qui forme un point d’appui à la conservation et à travers elle, à un futur (plus) désirable.
Le périmètre des recherches du projet « Sensitroph » comprenait également les émotions et sensations, la spiritualité ainsi que les « traces du vivant9 » en ce qu’elles incarneraient (concrètement ou métaphoriquement) des liens entre humains et non-humains. Ces éléments ont paru moins convaincants, considérant qu’ils n’ont pas été prouvés empiriquement ou qu’ils ont, de notre point de vue, appliqué excessivement l’épistémologie non moderne de Bruno Latour. D’une part, il nous a semblé que la traduction du récit d’enquêtés en catégories d’analyse a convoqué certains concepts qui devraient se trouver à meilleure distance de la validité scientifique (par exemple, la mer capable « d’agentivité » et qui, selon les occurrences, nourrit les « âmes » ou les « esprits » est une réalité perçue par des habitants de la côte, qui doit effectivement être mise en relief mais qui ne nous semble pas pouvoir être une conclusion de la recherche). D’autre part, il est apparu que les hybrides présentés reposent sur la seule impression laissée aux chercheurs par leur observation directe de postures de baigneurs : « l’enfant-étoile », « l’homme-oiseau »… Les apports de la littérature relative à l’hybridation – récemment inventoriée par Lespez et Dufour (202110) – auraient pu ici être pertinents. Pour nuancer ces quelques réserves, nous présumons qu’elles seront levées par l’affirmation progressive de l’esthétique environnementale et l’écosomatique11, desquelles « Sensitroph » se revendique, et par une présentation plus détaillée des résultats de recherche12. La combinaison du récit habitant, du dessin et de la géomatique pour dresser une carte de la baie de Seine perçue13 montre d’ailleurs tout le potentiel de ces croisements de sous-champs disciplinaires. Alors que représenter la dimension sociale de l’environnement – et spécifiquement l’environnement marin – se heurte en général à de profondes difficultés, un dépassement a ici été proposé.
Conclusion : blue literacy ou blue justice ?
Le projet « Sensitroph » a visé les dialectiques entre humains et non-humains qui prennent place en baie de Seine, à travers un dispositif méthodologique comprenant notamment l’enquête en sciences sociales, la modélisation socio-écosystémique et la recherche-création. Les chercheurs du projet ont mis au jour des rapports au milieu marin de façon renouvelée (géographie des rêves, cartographie animale, savoirs trophiques d’expérience, etc.). Le projet a par ailleurs déployé un important chantier de médiation scientifique. Avec le recul, il nous semble que « Sensitroph » s’organise autour du concept de « blue literacy » (à entendre comme l’ensemble des aptitudes conduisant à prendre soin de la mer et ses vivants), et ce à deux niveaux : un niveau amont où l’on fait émerger les sensibilités contenues dans les récits habitants et un niveau aval où l’on éduque à l’environnement, en l’espèce, à travers des ateliers chorégraphiques. Or, les difficultés pour identifier les habitants non professionnels du littoral se conjuguent au problème que soulève la réservation d’une légitimité (voire d’une moralité) spécifique à cette partie du corps social, tant les espaces maritimes relèvent du commun. Nous soulignons également que la blue literacy est potentiellement érigée en principe de lutte environnementaliste, en ce qu’elle valorise des rapports vertueux à la mer et au littoral. Mais en individualisant la relation entre humains et autres qu’humains en dehors de tout contexte sociopolitique et en abordant cette relation sous un angle principalement perceptuel, elle tend à se désarticuler de la critique des causes structurelles des crises socio-écologiques en cours, angle mort principal du projet. Ainsi, et pour ouvrir le débat, n’est-il pas pertinent de saisir les perspectives ouvertes par « Sensitroph » pour (re)nouer un lien plus étroit entre blue literacy et blue justice ?
Laurie Tissière
(Université d’Artois, UR 4028 Centre de recherche Textes & Cultures, Arras, France)
laurie.tissiere@univ-artois.fr
Financé par l’appel à projets de la Fondation de France « Les futurs des mondes du littoral et de la mer » et coporté par Nathalie Niquil (CNRS, UMR Boréa) et Joanne Clavel (CNRS, UMR Ladyss). Voir notamment ici : https://sensitroph.hypotheses.org/.
Coporté par Tim Acott (Greenwich Maritime Centre, University of Greenwich) et Julie Urquhart (Countryside and Community Research Institute, University of Gloucestershire). Voir ici : https://www.vliz.be/projects/gifsproject/.
Voir notamment Tissière L., Trouillet B., 2022. What participation means in marine spatial planning systems? Lessons from the French case, Planning Practice & Research, 37, 3, 355-376, https://doi.org/10.1080/02697459.2022.2027638.
Richard F., Tommasi G., Saumon G., 2017. Le capital environnemental, nouvelle clé d’interprétation de la gentrification rurale ?, Norois, 243, 89-110, https://doi.org/10.4000/norois.6106.
Lespez L., Dufour S., 2021. Les hybrides, la géographie de la nature et de l’environnement, Annales de géographie, 737, 1, 58-85, https://doi.org/10.3917/ag.737.0058.
Notamment, Breteau C., Clavel J., Niquil N., 2024. La plage comme espace d’élaboration des imaginaires de la mer. Enquête sensible en baie de Seine, in Clavel J., Levain A., Revelin F. (Eds), Des vies avec des plages. Expériences, relations, devenirs, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 107-128.
La carte mentionnée est visible en suivant ce lien : https://sensitroph.hypotheses.org/476.
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