Publication ahead of print | ||
---|---|---|
Journal |
Nat. Sci. Soc.
|
|
Section | Vie de la recherche – Research news | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2024052 | |
Published online | 27 January 2025 |
Anthropocène, la fin de l’homme ? Retour sur un colloque à l’École polytechnique
Anthropocene: The End of Man? A symposium at the Paris École polytechnique
Philosophie, École polytechnique, Laboratoire interdisciplinaire (LinX), Palaiseau, France
* Auteur correspondant : thomas.sentis@polytechnique.edu
Cet article rend compte du colloque de sciences sociales intitulé « Anthropocène, la fin de l’homme ? », qui s’est tenu les 28 et 29 septembre 2023 à l’École polytechnique. Histoire, anthropologie et philosophie y ont dialogué autour de la notion d’Anthropocène, dans laquelle la figure de l’homme est centrale, mais où elle semble aussi dépassée, chargée des catégories d’une modernité qui s’achève. Si l’histoire ne peut plus être pensée comme progrès, et si l’homme est déchu de son surplomb sur la nature, quel avenir reste-t-il ? Les interventions ont proposé différentes perspectives : notre époque peut être celle des devenirs nouveaux de l’humain, par lesquels nous pourrions apprendre à habiter la Terre ; elle peut être aussi celle d’un autre rapport à l’histoire, sans utopie et sans futur écrit d’avance, où l’histoire retrouve son rôle de sage conseillère ; notre époque peut, enfin, renoncer à l’idéal moderne du progrès sans pour autant perdre de vue celui de l’émancipation.
Abstract
This paper provides an account of the symposium held on September 28th and 29th, 2023, at the École Polytechnique, Paris. Scholars in history, anthropology, and philosophy convened to explore the theme ‘Anthropocene: The End of Man?’. Reflecting upon the scientific hypothesis that the current geological era of our planet is the ‘era of Man’, a paradox emerges: humans are at the center of our time, yet the idea of ‘Man’ seems outdated. The modern dominion of ‘Man’ over nature is undermined by the current planetary crises, reminding us of our fragile condition as living beings. At the same time, while ‘Men’ used to be considered agents of universal progress, they are now regarded as drivers of forthcoming desolation. In this context, what kind of future are we left with? Most conveners warned against holding onto illusory hopes, pointing out the numerous social, economic or historical obstacles that prevent any collective tackling of the current planetary crises. Yet, insightful perspectives have been drawn. First, the idea of ‘Man’ could be surpassed by new ways to live both individually and collectively and by new ways to dwelling on Earth that entail an entanglement between human and non-human beings. Second, history could be considered less as a progress towards a foreseeable future and more as a wise advisor or as a compass for troubled times. Lastly, our epoch could be a time when, although abandoning the ideal of progress, other modern ideals can be kept alive, such as that of emancipation.
Mots clés : Anthropocène / homme / histoire / avenir / crise
Key words: Anthropocene / humans / history / future / crisis
© T. Sentis, Hosted by EDP Sciences, 2025
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
Introduction
Si l’Anthropocène est l’époque de l’homme, n’est-ce pas en même temps celle de sa fin ? Telle était la question qui ouvrait et guidait le colloque de sciences sociales intitulé « Anthropocène, la fin de l’homme ? », organisé par le Laboratoire interdisciplinaire de l’École polytechnique (LinX) et qui s’est tenu les 28 et 29 septembre 2023 sur le campus du plateau de Saclay. Durant une journée et demie de présentations et échanges, les intervenantes et intervenants ont fait dialoguer l’histoire, la philosophie et l’anthropologie pour chercher ce qui reste de « l’homme » dans l’époque qui porte son nom.
Proposé en 2000 par Paul Crutzen et Eugene Stoermer, le terme « Anthropocène » désignerait l’époque géologique présente, marquée par l’avènement d’une nouvelle force planétaire : l’espèce humaine. Cette époque succède à l’Holocène, dont la stabilité climatique a permis le développement de la civilisation. En devenant une « force géologique majeure » (Crutzen et Stoermer, 2021 [2000]), l’homme se rend maître de la planète ; mais en la déstabilisant, il menace ses propres conditions de vie sur Terre. Cependant, la reprise de cette notion par les sciences sociales s’est accompagnée d’un doute sur la notion même d’homme (Hamilton etal., 2015). Dans notre époque, il ne s’agirait plus de « l’homme » comme opposé à la « nature », mais d’un agent parmi d’autres, aux prises avec des « non-humains » (Descola, 2005 ; Latour, 1991). Les organisateurs du colloque, Michaël Fœssel et Thomas Sentis (philosophie, École polytechnique), estimaient ainsi dans leur argumentaire que du point de vue des sciences sociales, l’Anthropocène apparaît comme un paradoxe : dans cette époque où l’homme laisse des traces partout, sa figure semble avoir disparu et il ne se laisse plus rencontrer nulle part. Déjà dans Les mots et les choses, Michel Foucault, archéologue de la figure historiquement située qu’est celle de « l’homme », en prophétisait la disparition « comme à la limite de la mer un visage de sable » (Foucault, 1966). Cette disparition possible est un sujet pour la philosophie, mais aussi et surtout pour l’histoire et l’anthropologie, sciences de « l’homme » qui semblent aujourd’hui en crise d’objet : ainsi l’histoire humaine pourrait-elle désormais rejoindre l’histoire géologique, ou encore ce qu’il serait permis d’appeler « histoire naturelle » (Chakrabarty, 2022) ? De même, l’anthropologie serait à envisager comme « anthropologie de la nature », suivant le titre paradoxal de la chaire de Philippe Descola au Collège de France (Descola, 2002 ; 2018).
Dans une première partie, nous chercherons à rendre compte, dans la mesure du possible, des huit interventions du colloque1. La seconde partie du présent texte vise à restituer les perspectives ouvertes par ce dialogue interdisciplinaire et les problèmes qui en constituent l’horizon.
Ce colloque s’inscrit dans la démarche de dialogue pluridisciplinaire du LinX. Cette démarche définit le laboratoire à plus d’un titre. Situé au sein de l’École polytechnique, le LinX est un laboratoire de recherche où se croisent et dialoguent des disciplines aussi différentes que la sociologie et l’histoire de l’art, les neurosciences et la littérature, la géopolitique et l’histoire des sciences. Cette interdisciplinarité propre au laboratoire se conjugue à des échanges réguliers avec les autres laboratoires scientifiques qui l’environnent, contribuant à l’animation des trois axes de recherche du laboratoire : d’abord, l’étude par les sciences sociales des sciences et techniques dans la société ; ensuite, l’usage – critique – par les sciences sociales des données et méthodes d’analyse quantitatives ; enfin, le déploiement d’une mise en question des rationalités politiques, qui a, depuis plusieurs années, pris la forme plus particulière d’une interrogation autour de la figure de l’homme dans la modernité.
Le colloque dont il est ici rendu compte clôt ainsi un triptyque autour de la question de l’homme, à la suite des colloques intitulés « Après l’homme ? » en 2017 et « La mesure de l’homme » en 2019. Tous trois ont été organisés sous l’impulsion du directeur du laboratoire, Michaël Fœssel (philosophie, École polytechnique).
Les interventions du colloque2
Jean-Baptiste Fressoz : l’Anthropocène est un accumulocène
L’intervention de l’historien Jean-Baptiste Fressoz (CNRS) s’attaque à une double illusion quant à notre situation historique : une illusion de rupture et une illusion de continuité. La première consiste à croire que le rapport entre nature et histoire est aujourd’hui ébranlé dans ses fondements (Chakrabarty, 2022). Dans le prolongement de ses précédents travaux (Fressoz, 2012 ; Fressoz et Bonneuil, 2013 ; Fressoz et Locher, 2020), l’historien montre ainsi que la conception d’une Terre comme grand organisme, loin d’être une proposition récente (Schellnhuber, 1999), s’inscrit en fait dans la longue tradition de la théologie naturelle. C’est d’abord dans cette perspective que s’est posée la question du rôle joué par les océans, les montagnes et les forêts dans la stabilisation du climat ; la déforestation, la question de l’évolution du climat et le danger des catastrophes écologiques sont ainsi très présents dans les débats du XIXe siècle en France. À cette première illusion de rupture s’ajoute une seconde illusion, celle de la continuité : une fois passée l’étape de « prise de conscience », il suffirait de procéder à une « transition énergétique » sur le modèle de « transitions passées » (IPCC, 2023). Or il n’y a jamais eu de transition énergétique : depuis le XIXe siècle, les énergies se sont accumulées et non substituées. L’idée de transition énergétique est en fait née chez les défenseurs américains de l’atome dès les années 1950 : il s’agissait alors de promouvoir l’énergie nucléaire comme solution de très long terme pour l’après-pétrole. Le contexte était celui d’une rareté des ressources ; le problème du climat, à l’inverse, part d’une surabondance de ressources fossiles. En outre, l’idée de transition énergétique s’est calquée sur celui de transition technologique, or la différence est fondamentale : l’apparition d’une nouvelle technologie (l’innovation) est sans commune mesure avec la substitution de la totalité du système productif mondial tel qu’il existe aujourd’hui. Abandonner le mythe de la transition énergétique apparaît donc comme la condition pour aborder l’Anthropocène comme ce qu’il est : un « accumulocène », c’est-à-dire une époque lourde de l’accumulation des produits et pollutions passées plutôt qu’un élan vers un nouveau monde débarrassé de l’ancien. L’Anthropocène aurait pu être l’occasion de penser autrement notre histoire, comme accumulative plutôt que transitionnelle : en cela, cette époque apparaît comme une occasion manquée.
François Hartog : les temps de l’Anthropocène
L’Anthropocène est donc une occasion manquée de repenser l’histoire : c’est le diagnostic que reprend d’emblée l’historien François Hartog (EHESS). Pour le penseur des « régimes d’historicité » (Hartog, 2003 ; 2020), la modernité était caractérisée par son « futurisme », c’est-à-dire son orientation vers un avenir de progrès ; depuis la fin du XXe siècle, c’est au contraire le « présentisme » qui prévaut, régime d’un présent qui est « omniprésent ». La question se pose alors du régime d’historicité de l’Anthropocène : s’agit-il toujours d’un « présentisme » ou serait-ce le temps d’un « éclatement de la bulle présentiste » ? Dans son intervention, l’historien rappelle d’abord l’abandon moderne de la chronologie biblique qui courait de la Création à l’Apocalypse. Depuis Buffon, Condorcet et Darwin, le temps qui s’étend derrière et devant nous est immense. L’Anthropocène semble alors réintroduire une borne : celle d’une nouvelle apocalypse sécularisée, redoutée, une fin du monde sans révélation (Anders, 2002 [1956]). Mais chez certains auteurs, dont Bruno Latour, le schème chrétien est repris et retravaillé : « les temps sont accomplis » mais ils « continuent » et cette « tension » est constitutive de notre présent comme de toute la tradition chrétienne (Latour, 2015). F. Hartog suggère ainsi que notre présent est le temps d’un télescopage de temporalités hétérogènes, à commencer par celle du futur moderne et de l’urgence présente qui le contredit. Cette « discordance des temps » n’est pas sans rappeler la « simultanéité du non-simultané » qui caractérisait, par exemple, la rencontre des modernes et des non-modernes jugés « primitifs », c’est-à-dire d’un autre temps (Koselleck, 2016). Elle rappelle aussi la coexistence, chez saint Paul ou saint Augustin, des temporalités humaine et divine, du chronos, le temps ordinaire, et du kairos, le moment décisif. Si l’Anthropocène est une crise, il pourra être un tel moment : cela ne dispense toutefois pas la science historique de la tâche de décrire les régimes d’historicité dans lesquels ces temporalités hétérogènes s’articulent aujourd’hui.
Catherine Larrère : l’Anthropocène, l’humanité entre genre et espèce
À cette réflexion sur les conditions de possibilité d’une histoire du présent répond, le lendemain, la présentation de la philosophe Catherine Larrère (Université Paris 1–Panthéon-Sorbonne). La question de l’histoire y demeure centrale. Lisant l’historien Dipesh Chakrabarty (2009 ; Latour et Chakrabarty, 2020), C. Larrère interroge la double distinction entre l’humanité comme genre et l’humanité comme espèce, d’une part, et entre le global et le planétaire, d’autre part. De prime abord, la littérature sur l’Anthropocène semble acter le passage d’un terme à l’autre : de la conception philosophique de l’humanité comme genre, instanciation globale d’un modèle humaniste universel, on passe à la conception biologique de l’humanité comme espèce, dont l’évolution a partie liée avec l’histoire géologique de la planète. L’histoire humaine et l’histoire « naturelle » se rejoignent : c’est la thèse centrale de D. Chakrabarty. Mais à y regarder de plus près, les termes du débat se compliquent. Concevoir l’humanité comme espèce, c’est en naturaliser l’histoire (Harari, 2015 ; Scott, 2019), c’est donc aussi restreindre le champ du possible. À l’inverse, concevoir l’humanité comme genre, c’est croire qu’elle peut maîtriser son destin, c’est globaliser le planétaire : d’où les notions de développement durable ou de géo-ingénierie. En fin de compte, le rapport entre global et planétaire demande à être reconfiguré autour d’une compréhension de l’humanité en tant que vivante, parmi d’autres vivants : il s’agit de se déporter de la logique de la production pour embrasser celle de l’habitation. Le planétaire, c’est-à-dire « le monde où l’on vit », celui que l’on habite, devient alors le lieu d’un enjeu politique hérité de la modernité et qui relève en cela du global : celui de la liberté. Si la liberté, suivant Montesquieu, exige que l’on ne soit pas dominé par la peur, le défi de notre temps consiste peut-être à ne pas abandonner « l’émancipation » (Latour et Chakrabarty, 2020).
Benoît Berthelier : Nietzsche et « le sens de la terre »
L’Anthropocène pose bel et bien la question de la fin de l’homme, désormais inassignable à sa conception métaphysique traditionnelle comme à sa réduction au biologique. L’intervention du philosophe Benoît Berthelier (École normale supérieure) interroge alors l’horizon du dépassement de l’homme dans le traitement nietzschéen du surhomme. L’Anthropocène place l’homme dans une position doublement impossible : celle d’un sujet qui doit dire « nous » pour penser sa condition, mais qui ne sait pas qui est ce « nous » ; celle d’un agent qui n’a jamais été aussi puissant et qui n’a jamais été aussi impuissant face à cette puissance. B. Berthelier propose d’aborder ce problème par un retour à Nietzsche, justifié par la « présence spectrale » de ce dernier chez certains penseurs de l’écologie. C’est d’abord dans la figure de la mort de Dieu que cette présence se fait jour. Pour des auteurs comme Clive Hamilton (2017) ou Nordhaus et Shellenberger (2007), nous, humains, avons définitivement tué Dieu et devons apprendre à tenir son rôle. Cette responsabilité fait alors de l’homme, selon ces auteurs qui reprennent des formules typiquement nietzschéennes, « le sens de la terre ». Sauf que chez Nietzsche, c’est bien le surhumain, et non l’humain, qui est le sens de la terre (Prologue de Zarathoustra, Nietzsche, 2023 [1883-1885]). B. Berthelier se demande alors comment comprendre cette formule de Zarathoustra aujourd’hui. Le nihilisme a asséché la terre : il faut maintenant l’habiter et lui donner ainsi un sens. De ce sens de la terre, B. Berthelier identifie au moins trois caractéristiques : d’abord, notre attachement à la terre est un attachement du corps, et « honorer le corps et la terre » signifie honorer un corps sain, dans lequel la vie ne cesse de se surmonter ; ensuite, la prescription de Zarathoustra n’est pas un unique chemin dont il serait le modèle, mais une pluralité de chemins qui est une pluralité d’interprétations et de déploiements de puissance ; enfin, en invitant au dépassement de soi, Zarathoustra oppose au nihilisme de son temps un genre de perfectionnisme dirigé vers l’avenir. Ce perfectionnisme zarathoustrien à la fois fait écho à celui d’Emerson et s’en distingue, précisément parce qu’il ne s’agit pas seulement de fustiger le conformisme contemporain, mais le nihilisme. Ce que permet le déploiement de la puissance, contre la sécheresse du nihilisme, c’est de préparer la terre à des possibilités de vie inouïes et toujours à venir. Il s’agit d’aimer la terre non pas pour se conformer à ses limites, mais pour déployer l’illimitation de sa puissance d’accueil.
Sophie Gosselin : de la condition de l’homme moderne à la condition terrestre
L’intervention de la philosophe Sophie Gosselin (EHESS) explore, elle aussi, les devenirs de l’humain. À ses yeux, deux récits se font face. Le premier est celui de l’Anthropocène comme ère où tombe la séparation entre l’homme et la nature, mais où se rejoue une forme d’état de nature (Luisetti, 2019), chaos socio-environnemental qui justifierait un géopouvoir global. La planète devient ainsi un système cybernétique, sous la domination d’une figure moins humaine que cyborg. Il s’agit là, pour S. Gosselin, de la poursuite du fantasme moderne de « déterrestration ». À ce récit répond un second, qui prend acte de la condition terrestre : celui du géogène. C’est « l’intrusion de Gaïa » (Stengers, 2009), non pas comme divinité mais comme événement, celui de la réaffirmation de la part sauvage et ingouvernable de la Terre. À travers deux situations concrètes, celle de la zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes, et celle de la lutte autour du fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande, la philosophe montre les réagencements opérés autour des notions de personne et de personnification. C’est là le lieu d’un double dépassement : non seulement celui de la séparation romaine entre personnes et choses, mais aussi celui de la différence entre les individus et leurs relations. Ces luttes s’articulent autour de personnes relationnelles, comme celle du peuple-rivière Whanganui, dont l’eau matérialise les liens vivants. S’ouvre ainsi un espace de négociations de l’habitabilité de la Terre, espace d’inventions collectives et d’institutions chimériques, alliant humains et non-humains, ces deux faces d’un même territoire. Il s’agit ainsi moins de dépasser une condition humaine, par des artéfacts qui augmenteraient l’homme, que de mettre en œuvre une cosmopolitique terrestre et de soigner nos attachements aux non-humains qui participent du tissu relationnel qui nous constitue.
Thomas Sentis : époque de la technique et Anthropocène
L’après-midi s’ouvre sur l’intervention de Thomas Sentis (philosophie, École polytechnique). Dans la lignée des interventions précédentes, il s’agit d’abord de mettre en question la figure de l’homme que présuppose l’Anthropocène. Si nous sommes dans l’époque de l’homme, c’est parce que l’homme apparaît comme doté d’un pouvoir à la mesure de la planète. L’étude des articles fondateurs de la notion (Crutzen, 2021 ; Crutzen et Stoermer, 2021), qui s’appuient sur le concept de « noocène » chez Pierre Teilhard de Chardin (2007 [1955]), révèle trois dimensions de ce pouvoir : d’abord, il confère à l’homme une responsabilité non pas dans le présent mais à partir d’un futur, celui des « générations futures », comme chez Hans Jonas (2008 [1979]) ; ensuite, il attribue à l’homme un destin, celui d’une époque de part en part déterminée par son empreinte ; enfin, s’il prétend pouvoir écrire sa propre histoire au futur antérieur, c’est parce que l’homme se place dans la perspective du fin mot de l’histoire, celui de la fin des temps. Pour examiner plus avant les présupposés de cette conception, il faut voir que le pouvoir de l’homme repose à chaque fois sur la technique. Martin Heidegger (1958 [1954]) décrit ainsi notre présent comme époque de la technique, destin qui est le nôtre dans l’attente d’un dieu sauveur. Comme Crutzen, Heidegger prétend écrire par avance l’histoire et déchiffrer notre destin. Mais la technique peut justement apparaître comme ce qui ne peut pas se laisser attribuer un destin. C’est ce que suggère Reiner Schürmann (1996) lorsqu’il oppose à l’hégémonie moderne la « singularisation à venir », qui toujours menace de défaire l’ordre établi. À comprendre la technique non plus comme cet ordre, mais à partir de la possibilité du désordre ; à partir des dysfonctionnements et des imprévus, de la pollution et des déchets, de l’incompétence et des conflits, la technique apparaît comme la dimension de l’expérience qui échappe à l’a priori. Elle ouvre l’Anthropocène à un avenir qu’aucune figure humaine ne peut déterminer par avance.
Ismaël Moya : l’altérité et l’alternative
Pour l’anthropologue Ismaël Moya (CNRS), il faut voir que la fin de l’homme apparaît souvent comme la recherche d’une alternative à la division moderne et naturaliste entre l’homme et la nature (Descola, 2005). Le comparatisme anthropologique a pu suggérer que cette alternative trouvait son modèle dans l’altérité : celle des sociétés « non modernes ». Mais l’altérité n’est pas l’alternative : c’est ce que montre l’étude comparative de la modernité capitaliste, ou de ce qu’il convient d’appeler la « part sauvage du capitalisme » (Moya et Doublier, 2023). À travers le monde, le capitalisme connaît des formes dans lesquelles la logique de l’accumulation est retournée. Ainsi des Shuar de l’Amazonie équatorienne, chez qui l’accumulation économique, pleinement embrassée, est mise au service d’une logique animiste locale dans laquelle les relations se nouent, non sans tensions, autour de la prédation et du partage. L’accumulation se dissout alors en une logique de dépense, parfois effrénée : de Dakar au Tadjikistan en passant par la Géorgie ou les Andes, la richesse s’affiche et disparaît dans des rituels ostentatoires, mariages et autres célébrations grandioses (funérailles, banquets, fêtes patronales, etc.) dont les principaux intéressés se plaignent comme d’une charge. « Sauvage », ce capitalisme l’est aussi et surtout en ce que ces faits sociaux résistent envers et contre tout aux autorités religieuses, politiques ou économiques qui cherchent à les maîtriser. Aussi « fort » soit-il, l’État demeure impuissant, comme en Chine où, après la modernisation à marche forcée qui ciblait les pratiques religieuses populaires, le développement du capitalisme a vu refleurir partout temples et rites locaux qui drainent des ressources financières considérables. Cette résistance du monde social doit dissiper l’illusion selon laquelle l’Anthropocène serait l’ère de la domestication par l’homme de la part sauvage de son propre monde.
John Sabapathy : être humain au pays de Cocagne
L’alternative n’a pas de lieu sur la Terre : elle est utopique. C’est une telle perspective critique sur l’utopie que propose, en conclusion, l’historien John Sabapathy (University College London), à travers quatre moments de la représentation du pays de Cocagne. Ce qui peut apparaître aujourd’hui alternativement comme une utopie écologique ou comme un idéal d’abondance écomoderniste est d’abord à lire, selon l’historien, comme le reflet d’époques en mal de leur propre histoire. En Picardie au XIIIe siècle, Cocagne est un lieu d’abondance et de plaisir, satire d’une époque chrétienne où le corps est voué à l’effort et à la peine. En Irlande au siècle suivant, ce sont les franciscains qui se rient des ordres cisterciens et rêvent d’un pays où les hommes vivent avec et comme les animaux, au sein d’une nature qui se voue à leur plaisir. Mais en 1546 à Anvers, centre du commerce européen, tout a changé : tourné en dérision, le pays de Cocagne devient celui des paresseux et des endettés. Vingt ans plus tard à Bruxelles, Brueghel porte Cocagne à son ambivalence la plus frappante : le paysan, le soldat et le clerc sont étendus sur la terre, hébétés d’oisiveté et, semble-t-il, horrifiés par une satiété qui déstabilise leur appartenance à cette terre. À chaque époque transparaît alors l’impossible conciliation entre l’habitation de la Terre d’une part, et la participation à une histoire, religieuse ou sécularisée, d’autre part : tout se passe comme si les peines du présent ne pouvaient mener qu’à un monde impossible, où les visions du paradis nous narguent et où l’abondance nous rend fous, un pays sans temps et sans lieu, une utopie qui nous interroge sur notre avenir et sa possibilité. J. Sabapathy conclut sur la nécessité de reprendre, dans l’Anthropocène, la notion foucaldienne d’hétérotopie : contrairement à l’utopie, l’hétérotopie est réelle, elle existe quelque part en marge de la société, et c’est là que l’ordre social est à la fois reproduit et subverti, que le présent s’ouvre sur un ailleurs et qu’il est rendu vivable (Foucault, 2004).
Perspectives sur les devenirs de l’humain dans l’Anthropocène
La question ouverte par le colloque a permis qu’émergent, au fil des interventions, des débats nourris et des échanges d’une grande densité. Nous tenterons ici d’en restituer quelques aspects.
Il est d’abord apparu, dans les premiers échanges, que l’Anthropocène était une « occasion manquée » de repenser l’histoire et notre présent (F. Hartog). On sait les critiques adressées à cette notion par J.-B. Fressoz et Christophe Bonneuil dans leur important livre L’événement Anthropocène (2013). D’abord, le nom « Anthropocène » suppose un sujet uni que serait l’humanité, considérée comme uniformément responsable du dérèglement climatique, de l’effondrement de la biodiversité, de la pollution massive et plus largement du devenir de la planète. Mais surtout, l’Anthropocène apparaît comme une hypothèse, venue des sciences du système Terre, que les sciences sociales n’ont pu que difficilement se réapproprier. Et pour cause : la notion charrie avec elle une idée de l’homme dont les échanges du colloque ont montré combien elle était chargée d’une conception profondément moderne de son pouvoir de domination sur la Terre et les vivants. Le paradoxe apparaît dans toute sa clarté : l’Anthropocène signe la fin de la modernité, et précisément en cela, cette nouvelle époque n’est encore pensée que dans les outils conceptuels de cette même modernité.
Comme l’indiquait M. Fœssel en conclusion, si la modernité appelait l’homme à être « simplement spectateur du monde, et non pas habitant » selon le mot de Fontenelle, l’Anthropocène ouvre l’exigence inverse : celle d’habiter le monde. À défaut d’un retour en arrière, dont tout montre qu’il est impossible, il s’agit alors d’un appel à un renouveau profond de notre manière d’être sur la Terre. Cet appel résonne aujourd’hui partout, mais il semble toujours désespéré. Si la promesse moderne d’émancipation tourne court et si la conversion ou transition qui devrait nous sauver n’est rien d’autre qu’un énième mirage, il faut se résoudre à faire, selon, là encore, l’expression de F. Hartog, le « deuil de l’avenir ». Les raisons en sont nombreuses et constituent autant de candidats alternatifs à la définition de notre époque : la mécanique implacable du capitalisme ; l’emprise de la technique moderne ; le désir insatiable de consommer davantage ; les velléités impérialistes de domination de quelques-uns sur tous les autres. À chaque fois, l’avenir semble perdu et l’Anthropocène devient le nom d’une fatalité historique, anthropologique et métaphysique : celle de l’homme comme acteur de sa propre fin.
Reste-t-il des raisons d’espérer ? C’est ce qu’ont cherché la plupart des interventions du colloque, avec des pistes variant selon les ancrages et les orientations. Le défi consiste à ne pas s’illusionner sur un sursaut, une bifurcation ou une nouvelle émancipation qui serait par bonheur compatible avec les limites du système Terre. Si l’avenir n’est pas mort, cela n’est semble-t-il qu’à condition de chercher dans le présent non pas les signes de notre destin, mais les failles par lesquelles de l’indétermination peut surgir et des certitudes dérailler (T. Sentis). Qu’il s’agisse d’une perspective de renouveau de l’individu (B. Berthelier) ou du dépassement de ce dernier dans des agencements collectifs (S. Gosselin), c’est semble-t-il toujours à l’imprévu de nouveaux possibles que le présent doit s’ouvrir. Mais peut-être continuerons-nous de nous heurter à notre condition historique (F. Hartog) ou aux faits anthropologiques (I. Moya). En tout cas, l’histoire ne pourra pas s’écrire par avance ; elle doit alors retrouver son rôle de sage conseillère. Dans les utopies passées (J. Sabapathy) et les fantasmes dont nous héritons (J.-B. Fressoz), dans ce qu’elle nous transmet d’idéal de liberté (C. Larrère) ou d’expérience du monde (M. Fœssel), l’histoire nous dit que ce n’est pas la fin.
Références
- Anders G., 2002 [1re éd. 1956]. L’obsolescence de l’homme, vol. 1, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances et Éditions Ivréa. [Google Scholar]
- Chakrabarty D., 2009. The climate of history: four theses, Critical Inquiry, 35, 2, 197-222, https://doi.org/10.1086/596640. [CrossRef] [Google Scholar]
- Chakrabarty D., 2022. Après le changement climatique, penser l’histoire, Paris, Gallimard. [Google Scholar]
- Crutzen P., 2021. The ‘Anthropocene’ (2002), in Benner S., Lax G., Crutzen P., Pöschl U., Lelieveld J., Brauch H.G. (Eds), Paul J. Crutzen and the Anthropocene: a new epoch in Earth’s history, Cham, Springer, https://doi.org/10.1007/978-3-030-82202-6_4. [Google Scholar]
- Crutzen P., Stoermer E., 2021. The ‘Anthropocene’ (2000), in Benner S., Lax G., Crutzen P., Pöschl U., Lelieveld J., Brauch H.G. (Eds), Paul J. Crutzen and the Anthropocene: a new epoch in Earth’s history, Cham, Springer, 19-21, https://doi.org/10.1007/978-3-030-82202-6_2. [CrossRef] [Google Scholar]
- Descola P., 2002. L’anthropologie de la nature, Annales. Histoire, Sciences sociales, 57, 1, 9-25, https://shs.cairn.info/revue-annales-2002-1-page-9?lang=fr. [CrossRef] [Google Scholar]
- Descola P., 2005. Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard. [Google Scholar]
- Descola P., 2018. Humain, trop humain ?, in Beau R., Larrère C. (Eds), Penser l’Anthropocène, Paris, Presses de Sciences Po, 19-35, https://doi.org/10.3917/scpo.beaur.2018.01.0019. [CrossRef] [Google Scholar]
- Foucault M., 1966. Les mots et les choses, Paris, Gallimard. [Google Scholar]
- Foucault M., 2004 [conférence prononcée le 14 mars 1967]. « Des espaces autres », Empan, 54, 2, 12-19, https://doi.org/10.3917/empa.054.0012. [CrossRef] [Google Scholar]
- Fressoz J.-B., 2012. L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil. [Google Scholar]
- Fressoz J.-B., Bonneuil C., 2013. L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil. [Google Scholar]
- Fressoz J.-B., Locher F., 2020. Les révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique. XVe-XXe siècle, Paris, Le Seuil. [Google Scholar]
- Hamilton C., Gemenne F., Bonneuil C. (Eds), 2015. The Anthropocene and the global environmental crisis. Rethinking modernity in a new epoch, Routledge, https://doi.org/10.4324/9781315743424. [CrossRef] [Google Scholar]
- Hamilton C., 2017. Defiant Earth, Cambridge, Polity Press. [Google Scholar]
- Harari Y.N., 2015. Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, Paris, Albin Michel. [Google Scholar]
- Hartog F., 2003. Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil. [Google Scholar]
- Hartog F., 2020. Chronos. L’Occident aux prises avec le temps, Paris, Gallimard. [CrossRef] [Google Scholar]
- Heidegger M., 1958 [1re éd. 1954]. La question de la technique, in Essais et conférences, Paris, Gallimard. [Google Scholar]
- IPCC (Intergovernmental Panel on Climate Change), 2023. Emissions trends and drivers, in Climate change 2022. Mitigation of climate change. Working Group III contribution to the sixth assessment report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, Cambridge, Cambridge University Press, 215-294, https://doi.org/10.1017/9781009157926.004. [Google Scholar]
- Jonas H., 2008 [1re éd. 1979]. Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion. [Google Scholar]
- Koselleck R., 2016. Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS. [Google Scholar]
- Latour B., 1991. Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte. [Google Scholar]
- Latour B., 2015. Composer un monde commun, Études, 1, 69-78, https://doi.org/10.3917/etu.4212.0069. [Google Scholar]
- Latour B., Chakrabarty D., 2020. Conflicts of planetary proportions, Journal of the Philosophy of History, 14, 3, 419-454, https://doi.org/10.1163/18722636-12341450. [CrossRef] [Google Scholar]
- Luisetti F., 2019. Geopower: on the states of nature of late capitalism, European Journal of Social Theory, 22, 3, 342-363, https://doi.org/10.1177/1368431018803764. [CrossRef] [Google Scholar]
- Moya I., Doublier A. (Eds), 2023. Capitalisme sauvage, Terrain, 78, https://doi.org/10.4000/terrain.24889. [Google Scholar]
- Nietzsche F., 2023 [1re éd. 1883-1885]. Œuvres III. Ainsi parlait Zarathoustra et autres écrits, Paris, Gallimard. [Google Scholar]
- Nordhaus T., Shellenberger M., 2007. Break through, Boston, Houghton Mifflin Company. [Google Scholar]
- Schellnhuber H., 1999. ‘Earth system’ analysis and the second Copernican revolution, Nature, 402, Suppl. 6761, C19-C23, https://doi.org/10.1038/35011515. [CrossRef] [Google Scholar]
- Schürmann R., 1996. Des hégémonies brisées, Mauvezin, Trans-Europ-Repress. [Google Scholar]
- Scott J.C., 2019. Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, Paris, La Découverte. [Google Scholar]
- Stengers I., 2009. Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, La Découverte. [Google Scholar]
- Teilhard de Chardin P., 2007 [1re éd. 1955]. Le phénomène humain, Paris, Le Seuil. [Google Scholar]
Citation de l’article : Sentis T., 2025. Anthropocène, la fin de l’homme ? Retour sur un colloque à l’École polytechnique. Nat. Sci. Soc., https://doi.org/10.1051/nss/2024052
Current usage metrics show cumulative count of Article Views (full-text article views including HTML views, PDF and ePub downloads, according to the available data) and Abstracts Views on Vision4Press platform.
Data correspond to usage on the plateform after 2015. The current usage metrics is available 48-96 hours after online publication and is updated daily on week days.
Initial download of the metrics may take a while.