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Journal
Nat. Sci. Soc.
Section Regards – Focus
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2024035
Published online 23 September 2024

© C. Lamine et al., Hosted by EDP Sciences, 2024

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La résilience alimentaire, un nouveau buzzword1 ?

Le terme de résilience est entré dans les cadrages et mots d’ordre des grandes institutions internationales dans les années 2000 autour de la gestion des risques face aux catastrophes naturelles, puis du changement climatique et, au début des années 2010, au sujet de la sécurité alimentaire, notamment dans les pays du « Sud » (Vonthron et al., 2016). Il a plus récemment fait son entrée dans les débats publics au sujet de l’alimentation dans les pays dits industrialisés, en particulier en France, avec l’expression « résilience alimentaire ». Cette référence à la résilience alimentaire s’est fortement accentuée avec la crise du Covid-19. Dans un contexte de montée en puissance de la question alimentaire, des théories de l’effondrement et de la valorisation des solutions locales, accoler la résilience à l’alimentaire et a fortiori au territoire (la résilience territoriale étant un autre buzzword en pleine explosion) est mobilisateur, rassurant et porteur d’espoir. En témoignent le succès d’ouvrages comme le Petit traité de résilience locale (Sinaï et al., 2015), la mobilisation du terme par une diversité croissante de mouvements sociaux, de collectivités territoriales2 et d’institutions (par exemple, le Conseil économique, social et environnemental [Denier-Pasquier et Ritzenthaler, 2020]), ainsi que la création, fin 2020, d’un Conseil national de la résilience alimentaire (CNRA).

Nous nous sommes interrogées sur les conséquences possibles de l’usage de ce terme de résilience sur la définition et le traitement de la question alimentaire. Des auteurs en sciences sociales ou à l’interface entre sciences écologiques et sciences sociales ont déjà analysé et critiqué l’usage de la notion de résilience « en général », les effets d’appropriation et de buzzword (Petit et al., 2014 ; Ancey et al., 2017), le « réformisme de plus » (Rudolf, 2013) et même les limites d’une application au sujet spécifique de la sécurité alimentaire (Fallot et al., 2019). Nous proposons d’apporter un autre éclairage (là aussi interdisciplinaire) sur le jeu qui se joue dans le temps entre le concept de résilience et la façon de traiter les systèmes agri-alimentaires, en décrivant, d’une part, la trajectoire de la notion de « résilience alimentaire » qui n’a, à notre connaissance, pas encore été discutée, et, d’autre part, en apportant un regard critique sur les transformations de sens du concept de résilience dans ces multiples usages.

Comment la résilience est-elle définie lorsqu’elle est mobilisée dans le champ de l’alimentation ? En quoi ces usages sont-ils des révélateurs de la transformation du traitement de la question des transitions des systèmes agri-alimentaires et, peut-être même, en quoi contribuent-ils à cette transformation ?

Pour traiter ces questions, nous nous sommes appuyées sur nos mises à l’épreuve antérieures, partagées ou non, de la notion de résilience (Darnhofer et al., 2016 ; Darnhofer, 2021 ; Ollivier et al., 2018), sur des lectures croisées d’articles et de rapports, sur nos observations dans différentes arènes de débat, locales ou nationales, et sur plusieurs mises en débat avec des chercheurs et acteurs engagés dans la thématique des transitions des systèmes agri-alimentaires. Dans la première partie, nous retracerons cette trajectoire et les basculements qu’elle révèle. Dans la seconde, nous discuterons les contradictions, confusions, ambiguïtés liées à certains des usages du concept de résilience et les processus d’invisibilisation qu’ils entraînent plus spécifiquement quant au fonctionnement des systèmes agri-alimentaires, notamment sur les enjeux d’écologisation et les rapports de pouvoir. Enfin, nous aborderons la manière dont la notion de résilience peut (tout de même) éclairer des enjeux de la transition agri-alimentaire.

Trajectoire et cartographie des usages de la résilience alimentaire

La diffusion de la notion de résilience, concept venu de la physique et de l’ingénierie, défini ensuite en écologie comme « la capacité d’un système à absorber une perturbation et à se réorganiser tout en changeant, afin de maintenir essentiellement les mêmes fonctions, structure, identité et boucles de rétroaction » (Walker et al., 2004), mais aussi popularisé en France dans son acception psychologique par Boris Cyrulnik, tient à sa malléabilité et à sa capacité à traiter tout à la fois d’humain et d’écologique. Elle est utilisée de manière croissante comme « objet frontière » entre différentes disciplines et dans différents domaines (Brand et Jax, 2007 ; Baggio et al., 2015 ; Zimmerer, 2015). Mais alors que l’usage de la résilience s’est étendu à un nombre considérable d’objets, les redéfinitions du concept de résilience allant de pair avec ces nouvelles déclinaisons sont rarement explicitées, ce qui est d’autant plus problématique que les systèmes considérés – notamment les systèmes agri-alimentaires – sont de plus en plus complexes.

Des appropriations multiples au plan international

La notion de résilience s’est d’abord déployée dans les institutions internationales à propos de la gestion des risques face aux catastrophes naturelles, suite à la Conférence mondiale sur la prévention des catastrophes organisée après le tsunami de décembre 2004. Elle apparaît ensuite dans les textes de la FAO qui la définit comme « la capacité à prévenir les catastrophes et les crises ainsi qu’à anticiper, absorber les chocs et adapter ou rétablir la situation d’une manière rapide, efficace et durable3 ». Appliquée aux pays du Sud, se développe la notion de « household resilience » dans laquelle les moyens d’existence (livelihood) sont l’objet de la résilience, et le ménage (household), son échelle. Si, pour certains, elle relève plus largement d’un modèle de responsabilité centré sur l’individu et tendant à ignorer les causes structurelles (Revet, 2011), elle s’inscrit aussi plus largement dans le courant de la résilience du développement (Barrett et Constas, 2014 ; Bousquet et al., 2016). La résilience devient ainsi un mot d’ordre des bailleurs internationaux qui, d’une part, s’impose aux ONG dépendantes de leurs financements (Lallau, 2016) et, d’autre part, entraîne un foisonnement d’outils d’évaluation et d’objectivation4.

Dans les pays du Nord également, de nombreux travaux scientifiques cherchent à opérationnaliser la notion de résilience, notamment sur l’urbain, les risques d’inondation, mais aussi l’agriculture, avec des travaux portant sur la résilience des exploitations agricoles (Darnhofer, 2010 ; Darnhofer et al., 2016), mettant en avant la capacité d’adaptation face aux chocs et aux stress (marchés, changement climatique) et en l’associant aux processus d’écologisation des systèmes productifs. Depuis les années 2000, l’agroécologie acquiert ainsi une nouvelle légitimité en se posant comme un cadre opérant pour développer la résilience des systèmes productifs face aux changements globaux (Altieri et al., 2015 ; Tittonell, 2020).

Très rapidement par la suite, la notion de résilience sera de manière croissante appliquée aux systèmes alimentaires. La définition aujourd’hui reprise dans la plupart des travaux est celle proposée en 2015 par des auteurs suisses, principalement écologues et géographes : « La capacité, sur le temps, d’un système alimentaire et de toutes ses composantes à plusieurs niveaux, de fournir une nourriture suffisante, appropriée et saine à tous, même face à des perturbations diverses et imprévues » (Tendall et al., 2015). Ici, la notion de résilience, bien qu’attribuée et accolée au système alimentaire, porte plus spécifiquement sur la problématique de la sécurité alimentaire.

Sur ce sujet, se multiplient aussi les méthodes et outils d’évaluation et d’objectivation : indicateurs de résilience à l’échelle nationale (Seekell et al., 2017), critères de vulnérabilité ou de résilience (Chiffoleau et al., 2020), méthodes de conception basées sur la modélisation de la capacité adaptative, etc. (Himanen et al., 2016). La crise du Covid-19 génère une explosion des travaux scientifiques mobilisant la notion de résilience, avec une valorisation croissante de l’échelle territoriale : résilience des systèmes alimentaires locaux (Béné, 2020), des « city region food systems » (Blay-Palmer et al., 2021), ou encore de réseaux alimentaires alternatifs comme les GAS (groupements d’achat solidaires) italiens (Tarra et al., 2021). Si dans ces travaux, le terme de résilience est employé pour référer à la sécurisation de l’approvisionnement alimentaire sans forcément de connexion directe avec la définition écologique du concept, d’autres auteurs s’appuient en revanche sur les cadres développés par la communauté Resilience Alliance. Par exemple, Friedmann (2017) propose de combiner le cadre de la panarchy avec la perspective sociohistorique des « food regimes » pour traiter des interdépendances entre échelles quant aux fonctionnements et dynamiques.

Circulation récente de la notion de résilience alimentaire en France

En France, la notion de résilience alimentaire fait l’objet d’une diversité d’appropriations débordant largement les communautés scientifiques. En 2018, Arthur Grimonpont et Félix Lallemand créent l’association Greniers d’abondance, réunissant citoyens, chercheurs, experts et acteurs de terrain, dont le site s’appelle justement « resiliencealimentaire.org5 ». En 2019, Stéphane Linou, ancien élu local, consultant, locavore affirmé, auto-édite un ouvrage intitulé Résilience alimentaire et sécurité nationale (Linou, 2019a) et une sénatrice soumet une proposition de résolution sur la « résilience alimentaire des territoires et la sécurité nationale6 ». Fin 2020, est créé le CNRA (Conseil national de la résilience alimentaire) qui rassemble certains de ces experts et d’autres spécialistes, dont des chercheurs. Le manifeste de ce conseil affiche comme mot d’ordre d’atteindre l’objectif de 50 % de la consommation alimentaire produite localement, l’objet de la résilience étant ici encore l’approvisionnement alimentaire et sa sécurisation.

Tandis que, parallèlement, les projets alimentaires territoriaux (PAT) se multiplient en France à la faveur de leur institutionnalisation dans les textes de loi et d’appels à projets du Programme national de l’alimentation (PNA), nous avons pu observer que la notion de résilience alimentaire était mobilisée de façon croissante, tendant même à supplanter celle de durabilité à l’échelle des territoires. Ainsi, dans les projets soumis en 2021 sur notre territoire d’étude en Ardèche, les notions de « résilience du territoire » ou de « résilience alimentaire » ou de « résilience du système alimentaire » apparaissaient de fait bien plus présentes que celle de durabilité. Au-delà de la substitution d’un buzzword à un autre, on constate que, dans le contenu de ces projets, l’enjeu de relocalisation tend à supplanter celui de l’écologisation (des modes de production, de transformation et de consommation) – ou que ce dernier est rabattu sur des cadrages particuliers comme l’économie circulaire. Outre ces dynamiques liées aux PAT, la notion de résilience alimentaire est aussi mobilisée dans des projets analysant les initiatives mises en place dans différentes régions face à la vulnérabilité sociale accrue par la crise du Covid-19, comme c’est le cas avec l’appel à projets de la fondation Carasso intitulé « Renforcer la résilience alimentaire des territoires pendant les crises » (2021-2023), ce qui fait plus directement écho aux perspectives sociales sur la résilience évoquées plus haut.

Basculements, ambiguïtés et processus d’invisibilisation

Une trajectoire d’appropriations qui révèle un ensemble de basculements

La trajectoire que nous avons reconstituée des usages du terme de résilience appliqué au champ agri-alimentaire, de l’évolution des travaux scientifiques, et des acteurs-clés (Fig. 1), montre un ensemble de basculements :

  • basculement, dans les applications du terme, à des objets qui passent des écosystèmes aux systèmes agricoles ou farming systems, puis à l’approvisionnement alimentaire et aux systèmes alimentaires ;

  • basculement, dans les échelles considérées, des (socio)écosystèmes au territoire, avec un essor récent de la notion de « résilience alimentaire territoriale » ;

  • basculement, dans les approches, de l’écologie à une interdisciplinarité où la métrique prend une place croissante ;

  • basculement, dans les espaces d’utilisation, des pays du Sud aux pays du Nord ;

  • basculement, dans les acteurs-clés, des institutions internationales aux ONG, consultants et acteurs politiques territoriaux, en particulier en lien avec la multiplication des PAT en France ;

  • enfin, de manière transversale, basculement d’un concept descriptif vers une perspective normative.

thumbnail Fig. 1

Quelques étapes de la circulation de la notion de résilience dans les institutions internationales, dans différents réseaux d’acteurs en France et jusque dans les politiques publiques (en haut), ainsi que quelques jalons-clés dans les travaux scientifiques (en bas).

Ambiguïtés et confusions

L’explosion récente d’applications de la notion de résilience aux questions agricoles et alimentaires révèle plusieurs ambiguïtés.

L’application croissante de la notion de résilience va de pair avec le développement d’une connotation positive qui n’était pas donnée au concept descriptif au départ (Darnhofer et al., 20167). Elle révèle une forme d’instrumentalisation de l’écologie par la modernisation écologique (Rudolf, 2013) : les bons écosystèmes (territoires, institutions, etc.) seraient ceux qui rebondissent et s’adaptent, les crises écologiques pourraient même devenir des opportunités. Pour certains auteurs, la résilience s’ancre ainsi dans une conception néolibérale du développement et de la gouvernance (Joseph, 2013 ; Reghezza-Zitt et al., 2012). Cela conduit à prêter aux systèmes (ici alimentaires) des propriétés « cachées » et vertueuses qu’il suffirait de révéler, et suggère qu’on pourrait générer, maintenir ou développer la résilience de ces systèmes, vue comme une de leurs propriétés (intrinsèque/propre) : c’est la résilience comme une réponse à un problème. La convergence entre résilience et gestion des risques (ici liés à la sécurisation de l’approvisionnement alimentaire ou food security) pose aussi question. En effet, la première met au premier plan la complexité, l’incertitude, l’inattendu, et la seconde, au contraire, cherche à rendre l’avenir prévisible et planifiable, ce qui va de pair avec une prédilection pour des modèles quantitatifs qui peuvent être mis au service d’objectifs d’évaluation et/ou de prédiction, comme c’est de plus en plus le cas au sujet de l’alimentation8.

Pour la résilience alimentaire, cet emballement en matière de construction d’outils d’évaluation quantitatifs (outil CRATer9 pour Calculateur de résilience alimentaire des territoires des Greniers d’abondance, baromètre de la résilience alimentaire10, etc.) conduit à négliger l’analyse des trajectoires de transformation des systèmes alimentaires et la compréhension partagée des mécanismes de transition associés, au profit d’une objectivation d’états présents ou désirés qui ne disent rien des voies de transition possibles.

Processus d’invisibilisation des enjeux environnementaux et sociaux

Cette application du concept de résilience aux enjeux de sécurité et d’approvisionnement alimentaire conduit souvent à mettre au second plan la question des modes de production, de transformation et de consommation, et va ainsi de pair avec une invisibilisation des enjeux d’écologisation. En effet, la résilience d’un système alimentaire au sens de l’approvisionnement, le plus fréquent aujourd’hui, peut avoir de fait des effets négatifs aux plans environnemental et social. Cela rend la notion en ce sens plus faible que la durabilité11.

Outre les enjeux d’écologisation, ce sont les enjeux sociaux qui sont largement invisibilisés dans les usages contemporains de la notion de résilience. Prolongeant la question « resilience of what to what ? » (Carpenter et al., 2001), certains auteurs constatent qu’est souvent omise la question de la résilience de quoi, face à quoi mais aussi pour qui (Carton, 2013 ; Cretney, 2014 ; Cutter, 2016) : quelle place des plus vulnérables, quel traitement des rapports de pouvoir ? De fait, dans de nombreux textes sur la résilience alimentaire, si les enjeux sociaux associés à l’emploi et aux conditions de travail ou encore à l’accessibilité à une alimentation de qualité – enjeu priorisé par le PNA et pour les PAT – sont souvent présents, les rapports de force structurels au sein des systèmes alimentaires sont rarement évoqués.

Quelles pistes heuristiques peut offrir la notion de résilience dans l’analyse des transitions des systèmes agri-alimentaires ?

Nombre d’usages de la notion de résilience alimentaire conduisent à traiter le système alimentaire par la (seule) question de l’approvisionnement et/ou à une confusion avec celle de durabilité. À la résilience est donné un caractère normatif, puisqu’elle devient une propriété que les systèmes devraient maintenir ou acquérir. Il suffirait en quelque sorte d’identifier des principes génériques sur la structure et le fonctionnement des systèmes qui pourraient favoriser leurs capacités de résilience12. Cela va aussi souvent de pair avec une vision « mécanique » des systèmes et des rapports structure-fonctionnement-propriété, qui justifie la construction de métriques (mesure/évaluation de la résilience). Cela nous amène à émettre une double critique sur cette approche objectivante de la résilience. D’une part, les liens de causalité entre des formes particulières de structures/fonctionnement d’un système et son niveau de résilience sont-ils vraiment démontrés ? D’autre part, n’est-ce pas un problème de traiter de la même manière les composantes écologiques/matérielles et les composantes sociales du système ? Cela nous semble incarner une tentative de « biologisation » du social. Par exemple, les principes de diversité ou de connectivité issus de l’écologie vont être appliqués par analogie aux systèmes d’acteurs (aux catégories d’acteurs, aux interactions sociales), aux dépens de démarches d’analyse et d’interprétation sociologiques qui prendraient en compte subjectivités, intentionnalités, visions, processus collectifs, rapports de force, etc.

Peut-on pourtant appliquer la notion de résilience aux enjeux de transition et plus spécifiquement d’écologisation des systèmes agri-alimentaires en considérant ceux-ci comme des systèmes socioécologiques (Ericksen, 2008) ? Dans un article antérieur, nous avions exploré à l’échelle des fermes, à partir d’enquêtes portant sur des trajectoires de fermes relevant de l’agriculture familiale, la possibilité de prendre la résilience non pas comme une propriété ou un atout d’un système mais comme émergeant des relations en permanence redéfinies entre la ferme, le fermier, ses pratiques, son environnement, relations tout aussi matérielles et écologiques que sociales, appuyant des trajectoires non seulement d’adaptation mais aussi de transformation et d’écologisation (Darnhofer et al., 2016). L’application de cette perspective relationnelle à l’échelle des systèmes agri-alimentaires nous semble risquée eu égard à l’incommensurable diversité des relations caractérisant cet objet et cette échelle, mais les principes la fondant – ceux d’une attention aux relations plus qu’aux seuls mécanismes naturels et causaux d’un côté ou aux seules dynamiques sociales de l’autre – restent pertinents. Mobiliser la notion de résilience dans l’analyse des processus de transition/transformation des systèmes agri-alimentaires avec cette acception plus évolutive peut permettre de mettre en évidence l’évolution des capacités adaptatives et transformatives des systèmes au cours du processus de transition, comme le suggèrent certains auteurs (Leach, 2008 ; Ollivier et al., 2018). Cela permettrait d’analyser les changements observés ou attendus en fonction de ce qu’ils créent en termes de résilience ou, au contraire, de vulnérabilité, et ainsi de développer une capacité d’anticipation et une adaptabilité des systèmes à des futures crises dans le cours d’une trajectoire. Cela permettrait aussi d’échapper à la confusion fréquente entre durabilité et résilience : des périodes de faible résilience peuvent ponctuer une trajectoire vers une plus grande durabilité (une plus forte écologisation) et, au contraire, des périodes de forte résilience aller de pair avec un niveau d’écologisation faible. Cependant, comme c’était le cas à l’échelle des fermes dans notre étude antérieure, il nous semble que cela suppose de s’appuyer sur l’analyse de trajectoires passées et des processus de changement les ayant caractérisées ainsi que sur celle de la diversité souvent conflictuelle des visions des transitions à l’œuvre, et pas seulement sur des démarches prospectives adossées à des batteries d’indicateurs de changement d’état (de l’agriculture, de l’impact environnemental, etc.), comme on le voit souvent.

Cette perspective rejoint celle de certains travaux récents qui suggèrent d’enrichir les interprétations des transitions/trajectoires par un « penser résilience » consistant à croiser les éléments de compréhension fournis par les acteurs et par diverses disciplines à différentes échelles (Buchheit et al., 2016 ; Fallot et al., 2019). La notion de résilience permet, selon ces auteurs, d’analyser les impacts des perturbations sur les trajectoires et de définir collectivement des actions, des interventions et des métriques pour conduire un système vers des états désirables. En complément de cette perspective tournée vers l’action, nous suggérons que la notion peut aussi nourrir une perspective analytique prenant en compte les divergences et conflits de visions. Il ne s’agit plus alors de mobiliser la résilience comme une visée (maintenir, renforcer, évaluer la résilience du système alimentaire), mais de l’intégrer dans une démarche interprétative et pragmatiste prenant acte collectivement des trajectoires passées et incluant différents points de vue.

Conclusion

Le succès de la notion de résilience alimentaire doit être resitué dans le contexte récent de la crise sanitaire liée au Covid-19 et de la prise de conscience de la fragilité de l’approvisionnement alimentaire. Il s’explique plus largement par le flou d’un concept aisément appropriable et mobilisateur, qui peut appuyer un renouvellement visant à se démarquer d’autres narratifs, associés à la durabilité par exemple, jugés plus « essoufflés ». Ce concept incarne aussi un nouveau marché sur lequel nombre d’acteurs se positionnent, notamment en termes de conseil en matière de politiques publiques. Il apparaît enfin moins conflictuel et clivant que d’autres, comme celui de souveraineté alimentaire, plutôt privilégié par les mouvements sociaux associés à l’agriculture paysanne et à l’agroécologie (bien qu’en France, ce concept ait été accolé en 2022 au nom du ministère de l’Agriculture, ce qui illustre un processus d’appropriation d’une notion elle aussi vue comme mobilisatrice pour les transitions agri-alimentaires).

Il nous semble en tout cas qu’il reste nécessaire d’ouvrir la « boîte noire » de ce concept devenu polysémique, afin d’expliciter les conséquences d’un cadrage de la résilience alimentaire par la (seule) entrée de l’approvisionnement alimentaire et, comme c’est souvent le cas, par la relocalisation. En effet, ce cadrage conduit à considérer le local comme « spontanément » plus durable écologiquement et plus juste socialement, par contraste avec le global vu comme non durable et générateur d’injustices. Cela permettrait aussi de confronter ce cadrage à d’autres formes d’évaluation ou d’enquête collective possibles sur les voies de transition des systèmes agri-alimentaires, et d’aborder véritablement la question-clé de la résilience de quoi, face à quoi et pour qui ?

Remerciements

Cette réflexion a été menée dans le cadre des projets Ecosysat du métaprogramme INRAE Métabio et ATTER, financé par Horizon 2020 (Marie Sklodowska-Curie Grant Agreement No 101007755). Nous tenons à remercier chaleureusement nos collègues, Nicolas Buclet, Barbara Van Dyck, Abigail Fallot, Gilles Maréchal, Patrizia Pugliese et Rodolphe Sabatier, ainsi que Bernard Hubert et François Bousquet, pour leurs relectures attentives et constructives.

Références


1

Ce texte s’est construit à partir de discussions entre les trois auteurs et de leurs regards complémentaires sur la place de la notion de résilience dans les débats récents autour des transitions alimentaires, en lien avec les projets Ecosyat et ATTER. Il a fait l’objet de différentes discussions associant chercheurs et acteurs, notamment lors de deux webinaires dans le cadre du projet ATTER, le 16 décembre 2021 et le 7 avril 2022.

4

Par exemple : Rima (Resilience Index Measurement and Analysis II) ; Cobra (Community Based Resilience Analysis) ; Sharp (Self-Evaluation and Holistic Assessment of Climate Resilience of Farmers and Pastoralists) ; voir aussi Fallot et al., 2019.

6

Résolution n° 588, voir Linou (2019b).

7

À l’origine, notamment pour Holling, une haute résilience est entendue comme l’aptitude à maintenir un statu quo. Rien n’est dit sur la désirabilité du statu quo. Une résilience forte peut aussi maintenir un état peu désirable dans un système social (par exemple, le « piège de la pauvreté » ou le « piège de rigidité », cf. Holling [2001] ; Friedmann [2017]).

8

Voir, par exemple, le rapport de la FAO (2021) sur la situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture 2021 : https://openknowledge.fao.org/handle/20.500.14283/cb4476fr.

11

Bien que certains auteurs et acteurs revendiquent précisément d’associer la définition de « voies de résilience » alimentaire à une durabilité plus « forte » (Greniers d’abondance, 2020).

12

Sur ces principes, voir l’article de Raphaël Mathevet, François Bousquet et Olivier Barreteau, scientifiques qui en France ont contribué à l’introduction du concept (Mathevet et al., 2020).

Citation de l’article : Lamine C., Magda D., Darnhofer I. 2024. Quelle pertinence de l’usage de la notion de résilience pour les systèmes agri-alimentaires ? Nat. Sci. Soc., https://doi.org/10.1051/nss/2024035

Liste des figures

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Quelques étapes de la circulation de la notion de résilience dans les institutions internationales, dans différents réseaux d’acteurs en France et jusque dans les politiques publiques (en haut), ainsi que quelques jalons-clés dans les travaux scientifiques (en bas).

Dans le texte

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