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Journal
Nat. Sci. Soc.
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2024034
Published online 11 September 2024

© X. Arnauld de Sartre et al., Hosted by EDP Sciences, 2024

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L’article qui suit a été rédigé par les membres d’un groupe de travail du comité de rédaction de NSS chargé d’explorer un certain nombre de communautés épistémiques interdisciplinaires qui se sont créées ou renforcées ces dernières années depuis la création de l’association NSS-Dialogues et de la revue Natures Sciences Sociétés en 1993. Comme nous, elles se sont constituées autour de thématiques voisines sur des questions d’environnement à l’interface entre nature et société. Les auteurs ont privilégié trois d’entre elles avec lesquelles eux-mêmes étaient en relation, voire même impliqués dans leur animation. Ces communautés confirment ainsi que des itinéraires intellectuels partant plus ou moins des mêmes constats sur la crise environnementale peuvent prendre des formes différentes, très ou peu ouvertes à l’extérieur et organisées, voire structurées, ou au contraire plus lâches dans leurs modalités de fonctionnement, se donnant ou non les moyens d’un organe propre d’expression vers le reste du monde, se préoccupant plus ou moins de perspectives d’action… Une lecture qui, d’une certaine façon, renvoie à la singularité de NSS et de son projet interdisciplinaire.

La Rédaction

Depuis les années 1980, les études sur l’environnement ont connu des évolutions importantes, qui se sont manifestées notamment par l’émergence de courants de recherche qui partageaient une insatisfaction quant à la manière dont les disciplines traditionnelles envisageaient les enjeux environnementaux. Ces communautés sont devenues structurantes des débats sur les rapports entre les sociétés et leur environnement, au point qu’elles constituent de très sérieuses alternatives aux approches disciplinaires classiques. S’interroger sur ces courants, leurs trajectoires, les principes qui les caractérisent, doit permettre de mieux comprendre la manière dont la pratique de l’interdisciplinarité s’est établie et recomposée au cours des dernières décennies1. Le champ étant large, nous avons fait le choix d’étudier trois de ces courants : l’Économie écologique, la Political Ecology, et la Résilience des systèmes sociaux et écologiques. Ce choix tient à la fois à la place qu’ils occupent dans le débat contemporain en matière de relations existantes et souhaitables entre natures et sociétés. Il tient aussi au fait que nous avons personnellement pris part ou que nous prenons encore part à ces courants de pensée2. Nous assumons ainsi une certaine subjectivité dans notre manière de considérer ceux-ci, laquelle tient en partie à la place que nous occupons au sein de ces communautés qui sont traversées de débats et de controverses, de clivages et d’oppositions quant à leur dynamique et aux postures épistémologiques qu’il convient d’y adopter.

Dans un premier temps, nous analysons ces trois courants à la lumière du concept de « communauté épistémique », lequel permet de qualifier ces groupes en fonction d’un idéal-type de collaboration scientifique, mais aussi de leurs objectifs politiques. Afin de comprendre à la fois le processus d’identification de chacune de ces communautés et sa relation aux autres, notre réflexion portera ensuite sur les notions de frontière et d’objets-frontières, qui nous paraissent pertinentes dans la mesure où c’est à la frontière que s’étudient les différences et les rapprochements potentiels avec d’autres communautés.

Dans un deuxième temps, nous nous intéressons à certaines caractéristiques de ces communautés épistémiques : la trajectoire épistémologique qu’elles ont connue depuis leur origine, les dispositifs (sociétés savantes, revues, formations dédiées, etc.) sur lesquels elles se sont appuyées ou s’appuient encore pour se structurer et, enfin, leur façon d’appréhender la diversité des points de vue en leur sein.

Dans un troisième temps, en nous appuyant notamment sur la comparaison établie précédemment entre ces trois communautés, nous ouvrons une discussion sur leur statut et mettons à l’épreuve leurs relations à travers l’objet-frontière qu’apparaît être le concept de services écosystémiques.

Comprendre le fonctionnement des communautés épistémiques, les dynamiques qui les animent et le rôle des frontières

Nous commençons par mieux délimiter ce que nous entendons par communauté épistémique. Nous revenons ensuite brièvement sur des travaux académiques qui abordent les notions de frontière entre groupes sociaux et d’objets frontière pour en tirer des éléments qui alimenteront notre grille d’analyse des trois communautés étudiées dans cet article.

Le choix des communautés épistémiques

La notion de communauté épistémique dispose de racines intellectuelles anciennes, qui empruntent notamment à la sociologie et à la philosophie des sciences. Elle s’est développée, à partir de la fin des années 1980, dans le champ des relations internationales où elle désigne un réseau d’acteurs opérant à l’échelle internationale ayant des vues convergentes sur la nature des problèmes à traiter et les stratégies de recherche à mettre en œuvre pour tenter de les résoudre (Meyer et Molyneux-Hodgson, 2011). Peter Haas (1989), qui a contribué à développer cette expression, reconnaît explicitement sa dette à l’égard, d’une part, des travaux de l’épidémiologiste Ludwik Fleck, qui parlait, dès les années 1930, des collectifs de pensée, et, d’autre part, de ceux du philosophe et historien des sciences Thomas Kuhn, qui a étudié la manière dont les communautés scientifiques s’organisent de manière disciplinaire autour de paradigmes.

L’analyse que Fleck (1935) développe dans son ouvrage Genèse et développement d’un fait scientifique prend pour champ d’étude un laboratoire de bactériologie travaillant sur la syphilis qui est confronté aux difficultés d’établir la pertinence d’un test immunologique. Le collectif de pensée, défini comme « la communauté des personnes qui échangent des idées ou qui interagissent intellectuellement » (Fleck, 1935, p. 57), permet d’appréhender la dimension collective de la recherche et les interactions entre différentes formes de connaissances issues du monde scientifique, mais également de celui des praticiens. De ce point de vue, les collectifs de pensée se rapprochent de la définition des communautés épistémiques présentée ci-dessus, sans toutefois revêtir leur dimension politique. En outre, Fleck discute des canaux à travers lesquels circulent les idées au sein des collectifs de pensée et il distingue clairement la « science des manuels » de la « science des périodiques » scientifiques. Il souligne également les difficultés auxquelles sont confrontés ceux qui tentent de participer à plusieurs collectifs de pensée.

Ces deux derniers aspects seront discutés par Kuhn (1970) dans La structure des révolutions scientifiques, même s’il prend ses distances avec la position exprimée par Fleck sur les appartenances multiples. La dynamique de l’histoire des sciences proposée par Kuhn permet de comprendre la manière dont la « science normale » s’institutionnalise à travers l’adhésion à un paradigme3 et à ses différents constituants, ainsi que le rôle particulier que joue l’apparition d’un nouveau paradigme qui va venir concurrencer, se substituer ou coexister avec le paradigme auquel la communauté scientifique adhérait collectivement. Cette étape fondamentale dans la pensée de Kuhn renvoie au processus de « révolution scientifique » qui ne peut apparaître, selon lui, qu’à partir du moment où le paradigme dominant ne permet plus d’expliquer un certain nombre de phénomènes observés. Toutefois, l’étude de la genèse, de l’institutionnalisation et du fonctionnement concret de ces communautés scientifiques demeure très limitée chez Kuhn.

La façon dont la notion de communauté épistémique va être réinvestie à partir de la fin des années 1980 dans le champ des relations internationales constitue un changement de perspective dans la mesure où la dimension politique des communautés épistémiques est explicitement reconnue. Les scientifiques qui travaillent sur un objet de recherche donné (la pollution de la Méditerranée, pour reprendre l’exemple canonique sur lequel s’est appuyé Peter Haas [1989] dans ses travaux) nouent des liens étroits avec les sphères décisionnelles pour faire avancer un agenda politique. Les données scientifiques viennent nourrir un argumentaire visant à faire prendre conscience des impacts de la pollution en Méditerranée (dans le cadre du Plan Bleu, pour reprendre le même exemple). La notion de communauté épistémique quitte la sphère strictement scientifique pour désigner un ensemble de chercheurs et de praticiens qui partagent des valeurs communes et s’engagent à faire avancer leur agenda commun en s’appuyant les uns sur les autres.

L’analyse des communautés épistémiques nécessite donc de disposer d’informations sur les dispositifs déployés, les relations entre le monde de la recherche et celui de la décision. Un autre aspect important porte sur l’évolution des groupes de recherche et des paradigmes qui sont les leurs. Toutefois, pour comprendre ce dernier aspect, il est nécessaire de puiser dans une littérature autre que celle consacrée aux communautés épistémiques.

Dynamique des groupes de recherche : trajectoires et frontières

Comme tout groupe social, les communautés épistémiques sont dynamiques : elles naissent, se transforment, se stabilisent, se scindent, s’agrègent et peuvent disparaître. En nous appuyant sur les travaux de quelques auteurs, nous présentons ici brièvement comment l’étude des frontières entre les communautés épistémiques peut s’avérer féconde.

Max Weber (1971) a montré que la formation du sentiment d’appartenance commune est le fruit d’un processus d’altérisation mettant en jeu un Autre. La confrontation avec cet Autre valide la situation historique de communauté, tout en redéfinissant une frontière permettant de réaffirmer le groupe comme entité. L’anthropologue Fredrik Barth (1995) a prolongé cette réflexion en réfutant la vision essentialiste et culturaliste et en se focalisant sur les frontières entre les groupes. Pour lui, les processus d’expression et de validation des différences entre groupes sont importants. L’attention doit donc être portée aux frontières qu’ils établissent entre eux et aux processus qui les maintiennent. Selon le point de vue interactionniste déployé par Barth, on ne peut prédire quels seront les traits que les acteurs souligneront à ce sujet. De chaque côté de la frontière, les organisations peuvent évoluer et les individus passer les frontières. Pour que la frontière soit objectivée, il faut comprendre le processus qui fait l’agrément par les groupes qui sont des deux côtés de celle-ci. La difficulté réside dans le fait qu’ils n’utilisent pas forcément les mêmes traits pour cette catégorisation. Il n’y a donc pas de comparabilité si les normes des uns pour définir la frontière ne coïncident pas avec celles des autres. Ces réflexions rejoignent celles exprimées par Peter Galison (2010) dans ses travaux sur les trading zones entre différentes communautés scientifiques. Selon lui, ces dernières (dans son cas différents physiciens et ingénieurs), qui ont des langages différents, interagissent et négocient au sein de « zones d’échanges » où peuvent se créer des langages hybrides. Galison indique que les objets-frontières peuvent jouer un rôle important dans cet échange entre deux communautés scientifiques.

On rejoint là les travaux de Susan L. Star et James R. Griesemer (1989) qui proposèrent la notion d’objet-frontière à partir d’une étude ethnographique des mécanismes de coordination du travail scientifique menée à la fin des années 1980. L’objet-frontière opère comme support de traductions hétérogènes, dispositif d’intégration des savoirs, médiation dans les processus de coordination d’experts et de non-experts. Il s’inscrit dans une tradition de pensée issue de l’interactionnisme symbolique qui cherche à qualifier les mécanismes d’articulation des perspectives d’acteurs appartenant à des mondes sociaux hétérogènes. Les objets-frontières sont des objets, abstraits ou concrets (une base de données, un idéal-type, un format de communication…) dont la structure est suffisamment commune à plusieurs mondes sociaux pour qu’elle assure un minimum d’identité au niveau de l’intersection, tout en étant suffisamment souple pour s’adapter aux besoins et aux contraintes spécifiques de chacun de ces mondes. Ces objets-frontières sont supposés permettre à la fois l’autonomie de ces mondes sociaux et la communication entre eux. La notion est donc étroitement liée aux questions de signification partagée et d’interprétation.

Jakob Lundgren (2020), qui a étudié le concept d’objet frontière dans le domaine scientifique, distingue deux types de concepts considérés comme des objets-frontières4. Les premiers, qu’il désigne comme « les Grand concepts », sont orientés vers les politiques : ils voient leur utilisation se généraliser, ils sont en tension avec la normalisation et maintiennent une certaine ambivalence. Un exemple nous est donné par Christian Kull et al. (2018) qui se saisissent du concept de « regime shift » élaboré par les chercheurs plutôt proches de la communauté de la résilience, le critiquent, le travaillent sous un nouvel angle, s’en saisissent pour analyser un cas concret. Ils en concluent que « the regime shift concept is a boundary object with value as both an analytical and communicative tool in addressing social  environmental challenges ».

Les communautés épistémiques, entendues comme des collectifs de pensée qui ont une visée politique et cherchent à élaborer de nouveaux paradigmes, se forment grâce à la délimitation de frontières avec les communautés scientifiques proches, frontières qui s’incarnent notamment dans des concepts – qui peuvent être des « Grand concepts » ou des dispositifs partagés. C’est cette grille de lecture que nous proposons d’appliquer aux trois communautés épistémiques que nous avons retenues dans cet article, en retraçant leurs dynamiques (notamment de différenciation vis-à-vis des autres communautés scientifiques), leurs propositions paradigmatiques, leurs projets politiques. Nous reviendrons ensuite sur la manière dont elles discutent entre elles − pour mieux se distinguer – autour de l’objet-frontière, de type « Grand concept », que constituent les services écosystémiques.

L’analyse des trois communautés épistémiques

Afin de mieux comprendre la dynamique singulière d’émergence, de développement et de structuration des trois communautés que nous avons choisies, nous revenons tour à tour sur chacune d’elles en présentant sa trajectoire, les dispositifs qui permettent à cette communauté de se structurer et la manière dont la question de la diversité en son sein est appréhendée.

L’Économie écologique

La trajectoire de l’Économie écologique

Le projet de l’Économie écologique est d’emblée interdisciplinaire. Il s’enracine dans la reconnaissance de l’ampleur de la crise écologique contemporaine et dans l’idée qu’elle nécessite une réponse épistémologique, prioritairement à travers un rapprochement à opérer entre l’économie et l’écologie. Dès les années 1950 et au cours des années 1960-1970, des économistes (Karl W. Kapp, Kenneth Boulding, Nicholas Georgescu-Roegen, René Passet…) plaident pour une approche de leur discipline s’appuyant sur les sciences biophysiques. Dans ces mêmes années, des écologues (les frères Odum, Jean Duvignaud…) entendent étendre leur discipline – notamment quand elle s’intéresse aux écosystèmes – à des objets et des problématiques économiques et sociales. Deux colloques se tiennent dans les années 1980 qui se donnent pour objectif le rapprochement des points de vue de ces économistes et écologues. Ils vont donner naissance à l’Économie écologique qui s’institutionnalise à travers la création, en 1988, de l’International Society for Ecological Economics (ISEE) et, l’année suivante, de sa revue phare, Ecological Economics. Dès cette époque, plusieurs projets épistémologiques se font concurrence en son sein, en fonction de leur positionnement respectif vis-à-vis de l’approche économique dominante. Cette hétérogénéité originelle perdure, même si les poids respectifs de ces différents courants ont changé avec le temps. Lors des premières années de la parution de Ecological Economics, les approches économiques critiques étaient beaucoup plus présentes, tandis qu’aujourd’hui, elles paraissent noyées dans un flot de publications qui fait la part belle aux approches économiques standards. Marginale au début, l’Économie écologique a acquis désormais une reconnaissance institutionnelle importante qui est allée de pair avec le poids accru pris par les expertises internationales auxquelles elle a contribué, notamment dans le champ de la biodiversité et des services écosystémiques (Millennium Ecosystem Assessment, TEEB, IPBES5) et par les travaux économiques standards qui s’en revendiquent. Elle regroupe aujourd’hui plus de 1 000 chercheurs affiliés à l’ISEE.

Les dispositifs

L’Économie écologique s’est construite initialement autour d’une association internationale, d’une revue publiée par un éditeur scientifique reconnu (Elsevier) et de colloques internationaux qui se tiennent tous les deux ans depuis 1990. Progressivement, des associations régionales et nationales, avec des positionnements variables vis-à-vis des courants internes variables, se sont constituées. La branche européenne (European Society for Ecological Economics), créée en 1996 à l’occasion d’un colloque qui s’est tenu à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, a ainsi toujours défendu sa singularité, en réunissant en majorité des économistes hétérodoxes, soucieux de mettre en avant les enjeux de gouvernance et développant une posture très critique à l’égard des approches économiques standards. Cet ancrage thématique et méthodologique a justifié, en 2009, le partenariat établi entre l’ESEE et la revue Environmental Policy and Governance (publiée chez Wiley), beaucoup moins conciliante à l’égard des approches économiques standards et très ouverte aux approches interdisciplinaires en sciences sociales6. Entre-temps, en effet, Ecological Economics est devenue une revue de référence (publiant 300 à 400 articles chaque année), tant pour les chercheurs attachés depuis longtemps au développement de ce champ d’analyse qu’à ceux qui sont soucieux de trouver une tribune pour leurs travaux sur les problématiques environnementales, indépendamment de tout positionnement quant aux débats qui animent cette communauté.

En parallèle, plusieurs collections d’ouvrages dédiées à l’Économie écologique se sont développées (notamment chez Edward Elgar et Routledge) et des ouvrages de synthèse, qui prennent la forme de Handbooks ou de manuels, ont commencé à être publiés à partir de la fin des années 1990 (Petit, 2018) – même si, du fait de l’hétérogénéité de l’Économie écologique, il n’est pas aisé d’identifier des principes et des méthodes qui seraient unanimement partagés.

L’appréhension de la diversité

Le débat sur l’identité de l’Économie écologique et sur l’ouverture à une variété d’approches, parfois concurrentes, voire contradictoires, ne s’est jamais vraiment clos depuis l’institutionnalisation du champ (Røpke, 2004). Il prend parfois la forme d’affrontements entre, d’une part, une vision œcuménique, qui ferait de l’Économie écologique un champ accueillant tous ceux qui souhaitent exprimer une position sur les rapports entre économie et écologie (voir la position de Richard Howarth [2008], rédacteur en chef de la revue Ecological Economics de 2008 à 2022, qui revendique l’idée d’une Économie écologique à l’image d’une « Big Tent » sous laquelle tous ceux qui contribuent à l’analyse des relations entre économie et écologie pourraient se retrouver) et, d’autre part, une vision beaucoup plus critique, voire dissidente, qui conduit à partitionner le champ entre trois « camps » : la nouvelle économie des ressources, les nouveaux pragmatistes de l’environnement et les socioéconomistes écologiques (une vision défendue par Clive Spash, que l’on retrouve notamment dans la manière dont est organisé son Handbook, qui fait des derniers les seuls « vrais » économistes écologiques).

Tous les économistes écologiques ne prennent pas nécessairement position dans ce débat, la majorité demeure silencieuse face aux positions, parfois exacerbées, qui s’expriment chez les uns comme chez les autres (Spash, 2013 ; Levrel et Martinet, 2021). Toutefois, la défense du pluralisme méthodologique, reconnue, dès son origine (Norgaard, 1989), comme un des fondements de l’Économie écologique, est un des éléments de cristallisation des échanges, qui occasionne régulièrement des passes d’armes entre certaines des figures du courant. Cette confrontation s’exprime lors des conférences organisées par la société internationale ou par les sociétés régionales pour une économie écologique ou pendant les assemblées générales de ces sociétés, qui se déroulent souvent en parallèle des conférences7,  mais aussi bien sûr dans les colonnes de la revue phare du champ (Spash, 2013 ; Goddard et al., 2019).

Les relations entre disciplines économique et écologique sont assez différentes d’une société régionale à une autre, en raison notamment de la structuration du milieu académique sur les différents continents ou dans les différents pays. Ainsi, il est très rare en Europe de croiser un écologue à l’occasion de rencontres organisées par l’ESEE, l’écrasante majorité des participants se situant dans le champ de l’économie critique, voire plus largement des sciences sociales de l’environnement. En revanche, en Amérique du Nord, la plupart des chercheurs qui se revendiquent du champ de l’Économie écologique sont rarement rattachés à des départements d’économie (où l’économie est entendue presque systématiquement comme économie standard) mais relèvent plutôt de départements d’emblée interdisciplinaires (Environmental Studies), voire de départements de géographie, de biologie ou d’écologie, après avoir vécu des itinéraires de formation mêlant les sciences de la nature et les sciences de la société. Cette situation très contrastée d’un continent à l’autre a conduit à des formes d’incompréhension entre économistes et écologues sur l’intérêt qu’il y aurait à proposer une vision radicale du champ, détachant l’Économie écologique des outils, méthodes et concepts de l’économie standard. Pour la plupart des écologues (à commencer par Robert Costanza, premier président de l’ISEE et rédacteur en chef fondateur de la revue Ecological Economics), se distancier de l’économie standard de manière trop évidente nuirait au développement du champ qui doit demeurer ouvert aux différentes disciplines et aux différents courants et méthodes issus de ces disciplines. En revanche, comme on l’a vu plus haut, cet aspect est fondamental pour les économistes critiques – à l’instar de Clive Spash – qui insistent pour que l’Économie écologique soit avant tout considérée comme une science sociale, quitte à délaisser les apports de la science écologique au domaine.

Résilience des systèmes sociaux et écologiques

La trajectoire de la Résilience des systèmes sociaux et écologiques

La Résilience des systèmes sociaux et écologiques s’enracine au début des années 1970 dans la contestation de l’idée d’équilibre des écosystèmes, dans un premier temps, puis des systèmes sociaux et écologiques, dans un second. Depuis cette époque, la recherche au sein de cette communauté est un processus continu d’avancées conceptuelles et méthodologiques à propos du changement de ces systèmes.

Les premières applications du concept de résilience viennent du groupe d’écologie des ressources de l’Université de la Colombie-Britannique (Holling, 1973). À la fin des années 1980 et durant les années 1990, la pensée sur la résilience évolue suite aux contacts avec des chercheurs de disciplines différentes qui travaillent sur les interactions entre sociétés et nature, en s’intéressant en particulier aux institutions et aux connaissances des acteurs locaux. Les ateliers qui mettent en œuvre la gestion adaptative au cours des années 1970 et 1980 montrent aux éco-systémiciens l’importance de la compréhension des mécanismes de création des règles de gestion des ressources, ainsi que de leur maintien et leur évolution.

À la fin des années 1990 et au début des années 2000, la rencontre avec des chercheurs actifs dans le domaine des sciences de la complexité contribue également à faire évoluer le cadre de pensée de la résilience. L’imprédictibilité des états futurs, l’acceptation du fait que la résilience puisse être un problème lorsque l’état résilient n’est pas désirable, la reconnaissance que le changement peut provenir des interactions entre des acteurs qui ont des représentations différentes sont autant d’apports qui font évoluer les bases théoriques de la résilience. Les chercheurs se donnent pour objet d’étude le système social et écologique et, parmi les thèmes de recherche envisageables, ils s’orientent vers le concept de transformabilité, qui est la capacité à créer un nouveau système quand les conditions écologiques, économiques et sociales rendent le système insoutenable. Cette réflexion sur la transformabilité entre en résonance avec les travaux de membres du même groupe sur les « limites planétaires », portés notamment par le Stockholm Resilience Centre (Rockstrom et al., 2009).

Au cours des quinze dernières années, l’appropriation du concept de résilience hors des cercles scientifiques et les discussions que cela engendre tiennent à l’intérêt de la société pour les processus destinés à faire face à la multiplication des crises à toutes échelles, mais aussi aux trajectoires de l’anthropocène.

Les dispositifs

L’association Resilience Alliance fut créée en 1999, succédant au Resilience network, plus réduit. Le réseau initial était composé de différents « nœuds » qui étaient des centres de recherche. Au début, la répartition des pouvoirs au sein du réseau était équilibrée, mais depuis quinze ans environ, le Stockholm Resilience Centre est le groupe le plus influent et le plus actif. L’association a changé de fonctionnement et ce ne sont plus des nœuds cooptés mais des personnes qui peuvent s’y inscrire. En 2021, l’alliance était composée de 51 personnes.

Les fonctions clés affichées par ce réseau8 sont les suivantes : (i) être un incubateur pour la science innovante ; (ii) favoriser le développement de jeunes chercheurs ; (iii) établir une collaboration entre les membres et les centres de recherche et de pratique. Depuis 2008, le réseau organise une conférence (entre 700 et 1 000 personnes y assistent) qui a eu lieu deux fois à Stockholm, une fois à Phoenix et une fois à Montpellier. L’association organise une rencontre scientifique à laquelle ses membres sont invités, tous les 18 mois environ.

Les formations universitaires sont portées par les membres et pendant longtemps l’association n’a pas organisé beaucoup de formations partagées. Depuis quelques années, un cours d’une semaine en ligne existe, destiné aux étudiants en master et doctorat et organisé en partenariat avec Resnet9. Notons par ailleurs que la publication en 2021 du Routledge Handbook of research methods for social-ecological systems (Biggs et al., 2021) a permis de développer un matériel pédagogique sur lequel les enseignants et les étudiants peuvent s’appuyer.

L’association Resilience alliance gère la revue Ecology & Society, créée en 1997, dont les contenus sont disponibles, depuis l’origine, en libre accès. Un gros effort de l’association a porté sur l’élaboration du Workbook for practitioners, manuel qui a été mobilisé dans les institutions internationales et dont l’utilisation a fait l’objet d’analyses comparatives (Quinlan et al., 2021).

L’appréhension de la diversité

Au sein du réseau, la question de la discipline ne se pose pratiquement pas. Les exemples de rencontres illustrent le fait que ce sont des approches, des cadres, comme ceux des communs avec Elinor Ostrom et de l’innovation avec Frances Westley, qui y furent inclus à des moments donnés parce que la réflexion sur le changement des systèmes sociaux et écologiques le nécessitait. Il « fallait » inclure les travaux sur les institutions, puis ceux sur les savoirs, puis ceux sur la transformation pour progresser dans l’analyse des trajectoires et de la gouvernance du changement. La discipline des nouveaux arrivants importait peu, c’est la capacité des approches mobilisées à se fondre dans une analyse systémique complexe qui était déterminante.

Par ailleurs, notons que la controverse ne fait pas partie de la culture scientifique en interne de ce réseau. La critique reste extérieure, le réseau s’en nourrit, la rejette ou la prend en compte, mais la maintient à l’extérieur. La prise en compte de nouveautés ou de critiques prend du temps puis passe par des rencontres avec des personnes « d’attitude positive » qui permettront d’infléchir la recherche. La communauté s’approprie alors les concepts que jusque-là elle ignorait en les parant de nouveaux atours. Le schisme et l’exclusion n’existent pas ou restent extrêmement discrets. La personne qui n’est plus en accord et qui a échoué à convaincre les autres sort discrètement du réseau pour aller développer ses idées ailleurs.

Political Ecology

Venant prioritairement de la géographie, la Political Ecology se propose d’être dans une dynamique interdisciplinaire, mélangeant un ensemble de corpus disciplinaires (l’écologie, bien sûr, mais aussi la sociologie des sciences et des techniques, l’anthropologie, la sociologie et les sciences politiques) pour aborder, de manière critique, les politiques environnementales et les diagnostics qui les fondent. Sans remettre en cause la réalité des problèmes environnementaux, la Political Ecology considère que les diagnostics sur lesquels sont construites les politiques sont biaisés (biais épistémiques, postcoloniaux, patriarcaux, etc.) et conduisent à des politiques qui ne s’attaquent qu’à une partie des problèmes quand elles le font − et qui, ce faisant, causent d’autres problèmes.

La trajectoire

Historiquement, la Political Ecology naît, dans le monde anglosaxon, de la rencontre entre trois courants de pensée : la Cultural Ecology, l’étude des risques et les études paysannes. Chacun de ces courants s’intéresse aux relations entre des populations et leur environnement, que ce soit quand elles sont confrontées à un événement catastrophique, quand l’environnement est cultivé ou dans la quotidienneté de leurs relations au milieu. Si ces études donnent lieu à de remarquables analyses, elles se heurtent vite à une aporie qui trouve son origine dans les inégalités des populations face aux chocs environnementaux (catastrophes, destructions de milieux) : d’un certain point de vue, ces populations, qui sont les premières victimes de ces chocs, peuvent être considérées comme responsables, du fait de leur mode de vie, soit des dégradations des milieux, soit de la violence du choc qui les a frappées. Dès lors, nombre d’actions visant à prévenir les effets négatifs des chocs cherchent à modifier le comportement des populations, souvent sans comprendre les logiques qui les ont amenées dans ces situations, les enfonçant davantage dans la crise.

Les Political Ecologists sont des chercheurs qui, dans les années 1980, vont se rebeller contre cette vision de populations locales victimes de leurs modes de vie – et contre les approches scientifiques qui, de par les frontières qu’elles ont tracées entre elles, empêchent de saisir autrement ces populations. Ces chercheurs vont s’efforcer de montrer comment les modes de vie sont profondément enchâssés dans les logiques du monde contemporain, notamment du capitalisme, et ce même au tréfonds d’une vallée himalayenne (Blaikie et Brookfield, 1987) ou au milieu de la forêt amazonienne (Hecht et Cockburn, 2010). Ils proposent de politiser les rapports à la nature en montrant que les pratiques paysannes, en particulier, sont enchâssées dans des rapports multiscalaires qui les surdéterminent largement. Le vocable Political Ecology fait écho à celui de Political Economy, suggérant que l’écologie est soumise aux rapports (inégalitaires) de pouvoir, tout autant que l’économie, et se place de ce fait dans une perspective marxiste.

L’appréhension du terme « political » fait cependant tôt débat au sein de la Political Ecology. Pour les uns, elle doit analyser de manière critique le réel pour fonder l’action en matière de développement, de politique, etc. Pour les autres, elle doit se tenir aux côtés des mouvements sociaux pour les aider dans leur contestation du pouvoir, voire dans l’accès à celui-ci. Entre ces deux attitudes, profondément inscrites, certains défendent une démarche de critique méthodologique comme étant la marque de fabrique de la Political Ecology. Ces divisions vont perdurer au cours de l’histoire : même si elle se renouvelle au fur et à mesure de l’incorporation de nouvelles problématiques (les changements globaux), de nouvelles traditions nationales (notamment avec l’irruption de l’écologie critique latino-américaine ou de différentes traditions européennes, dont la française) ou en écho à différents mouvements de sociétés (les questions de genre, de race, etc.), la Political Ecology reste aujourd’hui divisée au sujet des attitudes profondément différentes à l’égard du rôle politique qu’elle doit endosser (Desvallées et al., 2022). Ces divergences redessinent de nouvelles frontières disciplinaires.

Les dispositifs

Un des auteurs phares de la Political Ecology, Paul Robbins, a une vision de la Political Ecology à rebours de celle qui verrait ce courant s’incarner dans des dispositifs spécifiques. Pour lui, l’histoire de la Political Ecology est faite de la vampirisation d’autres courants académiques que la Political Ecology viendrait perturber sans chercher vraiment à fonder une communauté épistémique à même de faire des propositions structurées (Robbins, 2015). Il associe cette vision de l’histoire de la Political Ecology à une définition de son épistémologie qui relèverait d’un type de discours caractérisé par le respect de certains éléments stylistiques, et non d’une méthodologie ou d’un cadre méthodologique rigoureux. Pour lui, ce qui fait l’identité de la Political Ecology, c’est le respect d’un certain nombre de règles de style (Robbins, 2004).

Bien que sans doute excessive, cette vision permet de comprendre pourquoi il est si difficile de caractériser les dispositifs sur lesquels se fonde la Political Ecology. Si le Journal of Political Ecology, créé en 1993, est dédié à la publication de textes de Political Ecology, ceux-ci sont aussi présents dans plusieurs autres supports académiques (Geoforum, Journal of Peasant Studies, Progress in Human Geography, Political Geography, Environment and Planning E, pour n’en citer que quelques-uns), même si aucun ne se prétend spécifiquement dédié à ce courant. Il en va de même des colloques ou des sociétés savantes : pendant longtemps, il n’y a pas eu de société internationale de Political Ecology (en dehors d’une branche de l’association des géographes américains, le Cultural and Political Ecology Group, [CAPE]) ; aujourd’hui, il y en a, pour autant que nous le sachions, trois, qui organisent leurs propres événements10. Aucune université ne domine véritablement le champ, ce qui est le signe de la profonde dissémination de la Political Ecology dans la géographie anglosaxonne, où elle est devenue l’approche dominante pour traiter des rapports hommes/milieux, ainsi que de la faible structuration du domaine. Il est de même très difficile d’estimer le nombre de Political Ecologists11. On peut en avoir une idée à partir de recherches bibliographiques : l’expression « Political Ecology », utilisée comme mot-clef dans Scopus, renvoie à plus de 4 000 références (juin 2022) alors que les 3 colloques bisannuels organisés par des associations de Political Ecology regroupent chacun près de 500 communications.

L’appréhension de la diversité

La diversité est intrinsèque à la Political Ecology, que ce soit au moment de sa fondation (elle vient de différents mouvements), de son histoire (par l’incorporation continue de nouvelles traditions) ou de la coexistence en son sein de différentes perceptions du rôle politique et social de la Political Ecology. Pourtant, tout bien considéré, deux traditions coexistent au sein de la Political Ecology : l’une, plutôt présente dans les universités nord-américaines, fait de la Political Ecology une démarche de recherche ancrée en géographie, mais faisant de larges emprunts pluridisciplinaires qui cherchent à comprendre la manière dont les rapports des humains aux milieux sont façonnés par les rapports de pouvoir et la circulation de l’argent. Cette Political Ecology, qui analyse de manière critique les transformations de la modernité, a des sympathies pour les mouvements de type décroissant, sans pour autant les promouvoir. L’autre, plus européenne et latino-américaine, fait de la Political Ecology une approche au service d’une critique radicale des rapports du capitalisme à la nature et des transformations de ce dernier sous la forme d’un capitalisme vert. La décroissance est officiellement promue par cette seconde tradition (Desvallées et al., 2022), qui entretient d’ailleurs des liens étroits avec l’Économie écologique – comme c’est le cas à Barcelone autour de Joan Martinez-Alier (Villamayor-Tomas et Muradian, 2023).

Dans la mesure où, d’une part, ces visions sont politiquement conciliables et où, d’autre part, la Political Ecology ne participe pas en tant que telle aux expertises réalisées auprès de gouvernements (Swyngedouw et Kaika, 2014), la cohabitation de ces mouvements est tout à fait possible au sein de la Political Ecology. On peut même considérer que cette dernière s’enrichit, dans certaines limites, des débats qui se déroulent en son sein. Les dernières livraisons de manuels de Political Ecology montrent bien la diversité des traditions et des regards sur les objets, même si l’approche critique, postcolonialiste et fortement racisée, semble prendre récemment le pas – c’est en tout cas ainsi qu’il faut comprendre la dernière livraison des recensions dans Progress in Human Geography (Heynen, 2018) ou des éditions européennes des colloques de Political Ecology.

Discussion : communautés épistémiques et frontières

Nous avons choisi d’étudier les trois communautés épistémiques suivant trois critères, qui sont la trajectoire, les dispositifs et leur appréhension de la diversité des points de vue au sein de chacune d’entre elles. Ces informations sont résumées dans le tableau 1.

Tab 1

Principales caractéristiques de trois communautés épistémiques (d’après les auteurs, à partir de sources diverses).

Une première comparaison des trois communautés épistémiques

Sur la base de ces éléments, on peut faire une première comparaison. En premier lieu, la période d’émergence des trois communautés se situe globalement au cours de la décennie 1970, ce qui est congruent avec la période d’essor à l’échelle internationale des préoccupations pour les enjeux environnementaux et leur prise en charge par la communauté scientifique. Toutefois, la période à laquelle va s’institutionnaliser chaque communauté diffère de manière très nette, tout comme le mode d’organisation de ces différentes instances. En effet, tandis que la Société internationale d’économie écologique est fondée dès la fin des années 1980, avec la création de sociétés régionales dans les années 1990, la dynamique d’institutionnalisation des réseaux de chercheurs impliqués dans la Résilience des systèmes sociaux et écologiques (avec la création de Resilience Alliance) interviendra dix ans plus tard. En contraste, on peut affirmer que jusqu’à présent la Political Ecology ne dispose pas vraiment d’une société ou organisation « officielle », même si on peut considérer que la création du réseau POLLEN, en 2015, a contribué à offrir un espace de discussion et d’échange pour une partie de ceux qui se reconnaissent dans ses principes.

Ces trois communautés se distinguent aussi dans leur mode d’organisation : plus formel dans le cas de l’Économie écologique, avec une structure centralisée opérant à l’échelle internationale et des satellites régionaux, on se trouve face à un mode d’organisation en réseau longtemps constitué de nœuds pour la Résilience des systèmes sociaux et écologiques, tandis que cette forme réticulaire d’organisation a un caractère beaucoup plus informel dans la Political Ecology.

Ces communautés partagent globalement un diagnostic commun sur la nature des problèmes à résoudre (la crise écologique, les limites planétaires…). En revanche, il existe un débat toujours vif sur les méthodes, les concepts et les outils pour tenter de remédier à ces problèmes, ce qui n’empêche pas des tentatives pour institutionnaliser certains principes, le recours à certaines méthodes, à travers la rédaction de manuels, la création de revues et la tenue régulière de conférences, toutes caractéristiques de la science normale au sens de Kuhn. Dans le même temps, les liens qui peuvent être établis dans la relation aux décideurs politiques et le fait qu’il demeure des dissensions fortes au sein de ces communautés les éloignent des carcans disciplinaires définis au sens strict. Les disciplines mobilisées dans chaque communauté renvoient à des assemblages singuliers qui associent les sciences de la nature et les sciences humaines et sociales (SHS) pour la resilience des systèmes sociaux et écologiques tout comme pour l’Économie écologique, même si celle-ci fait explicitement référence à l’économie. Par contraste, les disciplines mobilisées au sein de la Political Ecology sont davantage ancrées dans les SHS. Enfin, nous relevons le foisonnement de concepts qui permettent de caractériser chacune des trois communautés et les orientations singulières des recherches conduites au sein de chacune d’entre elles, même si des croisements et des enrichissements mutuels sont identifiables. De même, malgré l’existence de revues phares dans chacune des communautés, les chercheurs qui travaillent à l’interface entre natures et sociétés ne publient pas de manière exclusive dans les revues relevant de la communauté à laquelle ils adhèrent et certains d’entre eux revendiquent par ailleurs une appartenance multiple. En écho au choix que nous avons effectué dans la première partie de cet article qui se focalise sur la définition des communautés épistémiques, sous l’angle notamment des frontières entre groupes, la mise en perspective des travaux et des dynamiques de ces trois groupes nous mène aux questionnements suivants : (i) peut-on dire que ces trois communautés sont des communautés épistémiques ?, (ii) que nous dit l’observation des frontières entre ces groupes, en particulier si l’on utilise le concept de services écosystémiques en tant qu’objet-frontière ?

Sont-ce des communautés épistémiques ?

Ces trois groupes sont plus que des collectifs de pensée. Ils émergent à la même époque en réaction à la crise écologique et contestent des paradigmes dominants qui, à leurs yeux, empêchent le monde d’évoluer favorablement du fait de leurs liens avec le monde de la décision. On est bien, dans les trois cas, dans des relations de pouvoir par rapport à des visions dominantes, que celles-ci soient analysées en tant que telles ou bien combattues (ou les deux à la fois). Au cours des dernières années, les chercheurs se rapprochent effectivement de la sphère politique pour promouvoir la décroissance (Political Ecology), empêcher la planète de franchir les limites de viabilité (Résilience des systèmes sociaux et écologiques) [Rockstrom et al., 2009] et, avec l’initiative TEEB (Kumar, 2010) et l’IPBES, connecter économie des hommes et de la nature (Économie écologique).

Deux modèles s’opposent à propos de la prise en compte de la diversité intragroupe. Le modèle de la communauté comme « Big Tent » (Howarth, 2008), au sein de laquelle tout le monde se retrouve, au risque paradoxal d’exclure ceux qui veulent faire entendre un discours alternatif. Dans cette « Big Tent », les dominants peuvent utiliser la posture « Include or ignore » : nul besoin d’exclure explicitement, s’il ne s’intègre pas, l’alternatif reste en dehors de la communauté. C’est le modèle de la Résilience des systèmes sociaux et écologiques qui fait cependant évoluer les critères d’intégration à la Resilience Alliance au cours du temps, en fonction de l’évolution des idées des dominants au sein de cette communauté. Le second modèle est celui de la controverse ou du conflit. La Political Ecology fait vivre, depuis ses débuts, la controverse entre analyse déconstructiviste et engagement auprès de causes et d’acteurs sociaux (ce qui renvoie à une discussion plus large sur l’utilité et la politisation de la science), la Résilience des systèmes sociaux et écologiques refuse la controverse et se présente comme incluante pour mieux atteindre ses objectifs politiques, l’Économie écologique semble hésiter au cours du temps entre les deux postures. Il reste difficile de déterminer lequel des deux modèles est le plus efficace pour atteindre les buts politiques de la communauté épistémique.

Un regard sur les frontières entre les communautés épistémiques

Si l’on analyse ce qui fait frontière entre les groupes au sens des approches interactionnistes présentées au début de l’article, c’est-à-dire en regardant la différence que les membres d’un groupe soulignent pour créer une frontière avec un autre groupe, on constate que les trois groupes partent de la crise écologique. Il n’y a donc pas de différence à ce sujet. Ce qui fait la différence, c’est la question des moyens pour remédier à la crise et les conséquences des moyens employés. Aux yeux des auteurs qui se revendiquent de la Political Ecology, il y a frontière entre leur groupe, ceux qui travaillent sur la Résilience des systèmes sociaux et écologiques et certains économistes écologiques car ceux-ci s’appuieraient sur la responsabilisation des individus, la collaboration avec les puissants, la promotion de régulations destinées à préserver la nature au détriment des vulnérables, l’usage de raisonnements économiques néolibéraux. En revanche, cette frontière n’est pas validée par ceux qui sont positionnés au-delà de celle-ci, en particulier les tenants de la résilience des systèmes sociaux et écologiques. Ceux-ci pensent pouvoir trouver un cadre général pour une trajectoire viable écologiquement (ce qui est, pour eux, l’urgence) et socialement juste. Tous les moyens sont bons pour cela, notamment les travaux produits par les tenants de la Political Ecology, et ils ne valident pas l’existence de cette frontière.

Parallèlement à l’émergence de ces trois communautés épistémiques, un certain nombre de concepts ont envahi les discours sur les relations entre natures et sociétés dans les années 1990 et ont aussi contribué à définir de nouvelles politiques de gestion des ressources naturelles, de la biodiversité et du climat. Jakob Lundgren (2020) estime que la résilience, les services écosystémiques, le développement durable ou encore les trames vertes et bleues constituent des exemples de « Grand concepts » se situant à l’interface entre le monde académique et celui des acteurs publics comme privés. Il s’agit, selon lui, d’objets-frontières qui permettent de nouer un dialogue interdisciplinaire et de réunir différents mondes sociaux autour d’une notion dont les principaux contours sont communément admis par les acteurs de ces différents mondes sociaux. Dans le cas des communautés épistémiques qui nous intéressent, ces concepts opèrent-ils vraiment comme des objets-frontières ? En d’autres termes, peut-on identifier des clivages forts dans la manière dont ces différents concepts sont mobilisés dans ces différentes communautés ou bien agissent-ils comme des opérateurs du rapprochement de celles-ci, effaçant les frontières qui pourraient être balisées ?

À la lumière d’un objet emblématique – celui des services écosystémiques – nous engageons cette discussion pour souligner combien la place et le rôle de tels concepts demeurent ambigus. Porté à l’origine par les chercheurs issus du champ de l’Économie écologique comme un prolongement de la notion de capital naturel, le concept de services écosystémiques a connu un succès fulgurant, qui s’est aussi accompagné d’une controverse importante sur ses modalités d’évaluation – et notamment sur la pertinence de recourir à leur évaluation monétaire (Méral, 2012). Repris dans le cadre des travaux du Millennium Ecosystem Assessment au tournant du millénaire, puis dans d’autres processus se situant à l’interface entre science et politique (initiative TEEB, IPBES), les services écosystémiques ont d’abord été vus comme un des arguments poussant à une néolibéralisation de la nature dans le champ de la Political Ecology, avant de devenir une partie intégrante du vocabulaire des auteurs se réclamant de ce champ – certains continuant à en dénoncer le caractère néolibéral, tandis que d’autres s’en accommodent. Du côté de la Resilience des systèmes sociaux et écologiques, on peut dire que le concept est mobilisé (plusieurs figures bien connues de cette communauté épistémique ont contribué au Millennium Ecosystem Assessment), tantôt de manière positive (car il permettrait de mesurer la contribution des écosystèmes au bien-être humain), tantôt de manière négative (pour souligner l’économicisme de cette vision des relations au sein des systèmes sociaux et écologiques). Toutefois, à l’inverse de ce que l’on peut observer au sein de l’Économie écologique (Costanza et Farber, 2022), le concept ne fait pas l’objet de controverses fortes au sein de cette communauté (Bousquet et al., 2016).

En somme, dans un premier temps, le concept de services écosystémiques marquait une différence, une frontière entre les communautés épistémiques, entre la Political Ecology et les deux autres communautés. Puis, au fil des débats, la différentiation s’est estompée et, aujourd’hui, il ne permet plus de contribuer à établir des frontières entre communautés épistémiques. Au contraire, il a plutôt joué comme objet permettant le passage entre elles (dans ce que Gallison appellerait une « trading zone »), en offrant un vocabulaire commun à des chercheurs issus de différentes communautés. D’ailleurs, on peut se demander si la création du Millennium Ecosystem Assessment, puis de l’IPBES, n’a pas joué davantage en faveur de la constitution d’une nouvelle communauté épistémique autour de cet objet-frontière. On retrouve, en effet, une communauté de chercheurs qui s’est spécialisée sur cet objet, des organisations et des revues (comme Ecosystem Services) qui se structurent autour de celui-ci, et les exemples d’acteurs publics et privés qui se réfèrent à cette notion, à toutes les échelles, sont légion. Le rôle de tels objets-frontières ne serait-il pas, dans ce deuxième temps du débat, de contribuer à déconstruire les communautés épistémiques que nous avons étudiées plutôt que d’aider à leur structuration en renforçant leur identité ? Par analogie, on peut aussi se demander si l’émergence des sciences de la soutenabilité, qui englobent largement ces trois communautés épistémiques, et bien au-delà, n’opère pas le même travail de dilution ? Quoi qu’il en soit, ces premiers éléments nous invitent à identifier un champ d’investigation qui demeure largement à construire, permettant de mieux comprendre la place et le rôle de ces concepts politiques dans la structuration et dans la déstructuration de nos différentes communautés épistémiques.

Conclusion

Les trois communautés épistémiques que nous avons choisies ont des trajectoires assez différenciées. Certes, toutes trois partent d’une insatisfaction par rapport aux méthodes d’analyse disciplinaires standards et à leur incapacité à répondre aux problèmes qui leur sont posés. La Résilience des systèmes sociaux et écologiques cherche à éviter l’effondrement en mettant en évidence le rôle des modes de gestion sur la dégradation des écosystèmes, l’Économie écologique à répondre aux crises environnementales en intégrant conceptuellement et méthodologiquement l’économie et l’écologie, la Political Ecology en comprenant comment les crises environnementales ne sont pas dues à des pratiques locales précises, mais à l’existence d’un système économique capitaliste. Si, à chaque fois, l’interdisciplinarité est vue comme un moyen de décloisonnement et de recontextualisation des analyses académiques produites, la rencontre entre savoirs et disciplines ne se fait pas de la même manière selon les communautés épistémiques : la Political Ecology s’intéresse à l’objet de l’écologie (l’environnement) pour analyser son traitement par les sociétés, l’Économie écologique considère les interactions entre économie humaine et économie de la nature et explore les moyens d’en rendre compte pour éclairer les processus de décision, la Résilience des systèmes sociaux et écologiques cherche à comprendre comment des modes de gestion favorisent ou dégradent les écosystèmes.

Ces différences initiales furent structurantes dans les trajectoires de ces communautés et leur diversité interne : la manière dont on comprend le fonctionnement des écosystèmes et de la société est un des moyens, pour l’Économie écologique, de distinguer différents types d’Économie écologique ; pour la Political Ecology, c’est le projet politique initial qui structure les différences entre courants que l’on trouve dans la bibliographie ; la Résilience des systèmes sociaux et écologiques, par contre, n’affiche pas de distinctions internes et continue à dépasser ses limites par le recours permanent à d’autres courants ou concepts.

Si des projets d’interdisciplinarité différents donnent lieu à des trajectoires différentes, la manière dont on pratique l’interdisciplinarité n’est pas obligatoirement en débat dans ces communautés qui restent centrées sur leurs questions initiales et leurs engagements politiques. Invités à témoigner sur leurs parcours interdisciplinaires, Haider et al. (2018) et d’autres jeunes chercheurs du Stockholm Resilience Centre considèrent que leur trajectoire n’est pas celle de chercheurs établis dans une discipline qui se tourneraient ensuite vers les autres en franchissant des frontières, mais qu’ils se sont construits d’emblée comme des chercheurs interdisciplinaires, ce qui leur permet d’adopter des méthodes et des épistémologies différentes pour avancer dans leurs recherches. De même, les frontières tracées entre ces corpus disciplinaires sont poreuses, et les postures moins rigides qu’il n’y paraît : c’est en tout cas ce que montre l’analyse de la manière dont la notion de services écosystémiques est appropriée par chacune des communautés.

Références


1

Ce texte prend place dans le processus de réflexion collective qui a été mené au sein du comité de rédaction de NSS, depuis plusieurs années, pour redéfinir le projet de cette revue. L’écriture de ce texte est le fruit d’un des groupes de travail constitués à cet effet. Il résulte d’un processus itératif d’interactions entre les auteurs et de commentaires de la part de membres du comité de rédaction de NSS, notamment à l’occasion d’une présentation orale faite lors de la journée organisée par l’association NSS-Dialogues, le 14 octobre 2021.

2

Olivier Petit et Franck-Dominique Vivien font partie du collectif qui a organisé le colloque de la European Society for Ecological Economics (ESEE) de 2013, Olivier Petit et François Bousquet sont ou furent respectivement membres du board de la revue Ecological Economics et de Resilience Alliance. Ce dernier fut co-organisateur de la conférence Resilience and Development en 2014. Xavier Arnauld de Sartre fait partie pour sa part des réseaux de Political Ecology.

3

Les paradigmes, ou matrices disciplinaires, associent trois éléments : a) des généralisations symboliques, c’est-à-dire des « expressions employées sans questions ou dissensions par les membres du groupe et qui peuvent facilement revêtir une forme logique » (Kuhn, 1970, p. 248), une grammaire en quelque sorte ; b) une partie métaphysique renvoyant à une vision du monde partagée, «le fait d’adhérer collectivement à certaines croyances» (Ibid., p. 250) ; c) un ensemble de valeurs partagées. Ces trois composantes de la matrice disciplinaire paradigmatique sont complétées par une quatrième qui renvoie au statut des exemples qui sont importants pour rendre opérationnelle cette idée de paradigme.

4

Le second concept qu’il appelle « hub-and-spoke » correspond à des contextes uniques, à des objectifs ou des approches qui s’efforcent de stabiliser les interfaces d’échange. Lundgren donne l’exemple d’un atelier de travail, ou d’une carte, qui facilite la collaboration entre différents groupes.

5

TEEB : The Economics of Ecosystems and Biodiversity ; IPBES : The Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services.

6

Notons que le contrat qui unissait l’ESEE et l’éditeur scientifique Wiley, faisant de la revue Environmental Policy and Governance la revue officielle de l’ESEE, a pris fin en 2021, après deux années de négociations infructueuses entre l’ESEE et Wiley. Ces négociations visaient à redéfinir les conditions de souscription obligatoire à la revue des participants aux colloques organisés par l’ESEE, alors même que la plupart des chercheurs disposent d’un accès via leur institution de rattachement (source : ESEE Newsletter, Summer 2022).

7

Où les échanges ont notamment tourné, lors de la conférence ESEE 2019 de Turku, autour de la création d’une nouvelle revue qui permettrait de s’émanciper du poids des grands éditeurs commerciaux et, par la même occasion, de la prédominance de la revue Ecological Economics.

9

Voir la rubrique News sur le site de Resilience Alliance, https://www.resalliance.org/news.

10

The Political Ecology Working Group, Dimensions of Political Ecology (DOPE), The Political Ecology Network, Pollen, et le Cultural and Political Ecology Group de l’Association of American Geographers (AAG).

11

Les trois associtions citées ci-dessus ne publient pas le nombre de leurs membres.

Citation de l’article : Arnauld de Sartre X., Bousquet F., Petit O., Vivien F.-D., 2024. Comprendre les dynamiques interdisciplinaires des communautés épistémiques à l’interface entre natures et sociétés : une étude comparative de l’Économie écologique, de la Résilience des systèmes sociaux et écologiques et de la Political Ecology. Nat. Sci. Soc., https://doi.org/10.1051/nss/2024034

Liste des tableaux

Tab 1

Principales caractéristiques de trois communautés épistémiques (d’après les auteurs, à partir de sources diverses).

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