Open Access
Publication ahead of print
Journal
Nat. Sci. Soc.
Section Vie de la recherche – Research news
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2024029
Published online 24 July 2024

© D. Berdah et C. Noûs, Hosted by EDP Sciences, 2024

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

En juin 2022, le Centre d’Alembert1 nous a proposé un colloque très stimulant, intitulé « Promesses des sciences, sciences des promesses ». Son objectif était de cerner ce que les promesses technoscientifiques et leur économie ont comme impact sur la production des connaissances, le quotidien des chercheurs, les sociétés et les environnements, ou même sur la construction des futurs2. Le colloque a proposé des interventions de chercheurs en sciences humaines et sociales (sociologie, histoire, philosophie des sciences et des techniques) pour analyser ce que sont les promesses scientifiques et ce qu’elles impliquent en termes d’innovation et de choix de société, et l’appliquer à différents cas concrets (biodiversité, mines, médecine préventive, éthique de la recherche). Ces analyses ont ensuite permis à des chercheurs en sciences expérimentales (microbiologie, astrophysique, physique fondamentale) ainsi qu’à des évaluateurs de projets, de porter un regard réflexif sur leurs pratiques à travers deux tables rondes.

Deux régimes d’historicité pour les promesses des sciences

Pierre-Benoît Joly, directeur de recherche en sociologie à INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), et Bernadette Bensaude-Vincent, professeure émérite de philosophie des sciences et des techniques à l’Université Paris 1–Panthéon-Sorbonne, avaient pour tâche de remettre en perspective la nature de la promesse, son historicité, son mode de fonctionnement, ce qu’elle implique pour les relations sciences-sociétés (voir Bensaude-Vincent, 2015 ; Joly et Le Renard, 2021).

La promesse correspond à une mise en récit des activités de recherche comme étant à même de résoudre tout grand problème (supprimer la faim dans le monde, résoudre la crise liée au changement climatique…). Pour B. Bensaude-Vincent, la pratique de la promesse n’est pas nouvelle et fait corps avec la pratique de la recherche professionnelle, dès la fin d’un XIXe siècle très fortement positiviste. Elle a expliqué comment le principe de sérendipité – cette attention portée à une multitude de détails dans le processus de recherche, qui permet de saisir l’occasion qui se présente – est venu renforcer l’idée qu’à force de chercher, il en ressortira toujours quelque chose de bénéfique pour l’ensemble de la société. B. Bensaude-Vincent a rappelé alors que ce présupposé est au cœur du premier régime d’historicité décrit par l’historien François Hartog, le régime moderniste, qui s’épanouira au cours du XXe siècle avant de faiblir au début des années 1990, mais sans jamais complètement disparaître (Hartog, 2003). Ce régime porte une promesse d’espoir : l’avenir ne pourra tendre que vers le progrès pour l’humanité et pour la civilisation, le progrès des connaissances débouchant nécessairement sur le progrès social. Ainsi, grâce à la sérendipité, la science précède et suscite l’espérance (finançons sans savoir ce que nous cherchons, il en ressortira toujours quelque chose). B. Bensaude-Vincent a poursuivi en s’appuyant sur la périodisation de F. Hartog : au début des années 1990, le régime moderniste perd son hégémonie. Des contestations, émanant ou non de scientifiques qui s’alarment de certaines conséquences des innovations scientifiques (nucléaire, génie biotechnologique, pesticides…), déjà présentes depuis les années 1970, vont devenir plus importantes dans le débat public et faire émerger l’idée selon laquelle l’avenir serait une source de menaces contre lesquelles il s’agirait de se protéger. Un nouveau régime d’historicité se met alors en place, décrit par F. Hartog comme « présentiste » car privé de références futures (au sens d’un futur à faire advenir) et passées (l’histoire ne sert plus de guide pour l’action). Dans ce régime, le présent absorbe toute possibilité de transformer l’avenir, toute recherche visant à préserver ce qui ne doit pas être détruit. La nature de la promesse change : il ne s’agit plus de produire un futur meilleur mais d’empêcher le présent de disparaître et ainsi, cette promesse devient performatrice, conduisant à figer l’avenir de nos sociétés, maintenant le rapport de force dominant. Comme l’a montré B. Bensaude-Vincent, l’espérance devient alors le moteur de la recherche face à un futur plein de menaces. Dans ce régime, la production de savoir est assimilée à une production technique, la recherche est gérée comme une entreprise, sur projets. Ces projets sont pilotés par les politiques de recherche et non par les dynamiques internes aux disciplines scientifiques, mobilisant toutes ressources et tous capitaux. Les « entrepreneurs de promesses » (au sens de ceux qui les formulent, pour reprendre les termes de P.-B. Joly, qu’ils appartiennent au secteur public comme privé) s’engagent dans la compétition suscitée par ces projets, dessinent des feuilles de route bien éloignées de la réalité du travail de recherche et garantissent toujours plus de livrables. Ces engagements servent à capter des financements et convaincre les investisseurs, privés ou publics, mais aussi une variété d’acteurs impliqués dans les projets. Pour P.-B. Joly, ces promesses sont donc relationnelles (à travers une coalition de différents acteurs), rhétoriques, mais aussi pratiques (en termes de recherches conduites) et économiques (investissements). Elles contribuent à définir des chemins d’innovation qu’il est impossible de ne pas suivre et détruisent toute autre forme de recherche qui serait alternative, éliminant d’autres futurs possibles.

C’est là que le bât blesse : les promesses technoscientifiques permettent de construire un grand récit, de dessiner le futur de l’humanité en présentant tel objectif comme inéluctable, en installant un déterminisme technologique auquel la société doit se plier. Le présent est alors défini comme le moment opportun pour investir dans un futur déjà tracé. La promesse aujourd’hui fige la pensée tout autant que les rapports sociaux, faisant du futur un éternel présent.

Bien entendu, dans ce régime présentiste, le contrôle de l’agenda par les entrepreneurs de promesses demande des épreuves de crédibilité de plus en plus larges. Or, bien que ces promesses ne se réalisent que rarement, elles perdurent et ne génèrent ni méfiance, ni déception, alors même que les attentes sont considérables. L’imaginaire sociotechnique auquel elles renvoient est un dispositif actif et performatif extrêmement puissant (Jasanoff et Kim, 2009) qui cohabite très bien avec le régime présentiste, malgré les catastrophes ou l’impossibilité de répondre aux « grands défis » du récit.

Mais qu’en est-il des sciences humaines et sociales ? P.-B. Joly et B. Bensaude-Vincent n’en disent rien. Sont-elles tacitement incluses dans les « sciences » qui dépendent de l’économie de la promesse ? Peuvent-elles encore prendre le temps de l’analyse et de la réflexion ? Quelle est leur portée dans un régime présentiste où seules comptent la mémoire et l’instantanéité du ressenti ? Pourtant appelées à être mobilisées dans des projets de recherches interdisciplinaires, les sciences humaines et sociales ne seraient-elles qu’instrumentalisées à des fins d’acceptation sociale ? Et si tel est le cas, comment agir face à ce sentiment d’impuissance auquel conduisent ces réflexions ? Il nous reste à espérer que le régime présentiste ne soit pas véritablement un régime d’historicité à part entière (ce que questionne F. Hartog dans son ouvrage) mais plutôt un régime transitoire, dans l’attente d’un nouveau régime définissant un autre rapport au temps et donc à l’histoire. La mobilisation d’une grande partie de la jeunesse occidentale face aux risques posés par le réchauffement climatique d’origine anthropique, les conventions citoyennes sur le climat, ne portent-elles pas en germe un désir de voir le politique renouvelé par plus de participations citoyennes conscientes et responsables, pour définir collectivement un futur moins injuste pour l’humanité et plus respectueux de l’environnement ?

Les promesses de la recherche à l’épreuve du réel

La suite du colloque était consacrée à différents exemples de dynamiques de promesses sociotechniques.

La préservation de la biodiversité : une promesse réalisable grâce à la régulation par le marché ?

Pour Valérie Boisvert, professeure d’économie écologique à l’Université de Lausanne, la préservation de la biodiversité est aujourd’hui pensée sur un modèle économique lié à la promesse d’une exploitation vertueuse de la nature et de l’environnement. Au préalable, des politiques de sanctuarisation de la nature ont été souhaitées par les mouvements environnementalistes, qui axaient leur registre discursif sur l’idée de perte ou de dégradation de l’environnement, mais, vers la fin des années 1980, cette rhétorique a finalement été remplacée par un modèle de préservation de l’environnement reposant sur des politiques de valorisation durable, accompagnant le vocable « préservation de la biodiversité ». Ce vocable est marqué par un imaginaire qui fait référence à l’économie : la conservation est considérée comme un investissement dans un capital naturel qui permettra de retirer des gains de cette exploitation durable. Cette vision est entérinée juridiquement par la Convention sur la diversité biologique adoptée en 1992 lors du sommet de la Terre à Rio de Janeiro. À partir de cette date, toute la communication, qu’elle émane des institutions officielles ou des organisations non gouvernementales (ONG), est basée sur la mise en visibilité des valeurs que pourrait produire la nature, des ressources aujourd’hui sous-investies qui devraient être développées. Parallèlement, les appels à projets comme les discours politiques adressent à la communauté scientifique l’injonction de produire d’autres savoirs capables de soutenir cette valorisation : les outils du génie génétique, de la biologie de synthèse, la création de biobanques, etc. ont ainsi été présentés comme des instruments de marché mis en œuvre pour conserver la biodiversité. Proposés comme des solutions, ces instruments façonnent les agendas scientifiques, constituant autant de séquences successives de promesses technoscientifiques – promesses de conciliation entre conservation, progrès scientifique et exploitation économique – incluses dans la promesse plus générale de sauver la nature grâce au marché. Cette promesse est adoptée et réinterprétée par différents acteurs, dans des arènes différentes, témoignant d’un alignement des acteurs et des institutions. Elle devient alors un point de passage obligé, avec des financements orientés, invisibilisant toute autre direction. Mais cette politique n’est pas plus efficace que celle de la sanctuarisation de la nature et l’érosion de la biodiversité se poursuit. Comment analyser ce projet ? Pour V. Boisvert, on est aujourd’hui prisonnier de cette centralité de la référence au marché qui empêche de penser autrement la conservation.

Une promesse qui échoue à neutraliser les oppositions

Le cas de l’exploitation minière présenté par Brice Laurent, chargé de recherches en sociologie à l’École des mines − Paris PSL, permet d’aborder les difficultés concrètes de la mise en œuvre de la promesse lorsqu’elle échoue à convaincre certains acteurs. Il existe un véritable enjeu politique et économique aujourd’hui à relocaliser en Europe – voire en France – l’industrie minière, afin de réindustrialiser le pays et limiter les dépendances internationales. L’un des chantiers est la possible production de terres rares essentielles aux batteries indispensables au développement du parc automobile électrique en Europe, mis en avant comme l’un des points forts de la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre. Or B. Laurent a montré que la promesse liée à cette réindustrialisation génère des lectures contradictoires : l’exploration minière vise en France l’extraction du lithium, garantissant une source d’énergie décarbonée alors que ces « mines vertes » sont âprement critiquées par des ONG qui mobilisent des relectures du passé minier français pour dénoncer des problèmes de pollution non résolus. Sous François Hollande et Arnaud Montebourg, différents permis prospectifs accordés ont généré des oppositions fortes, conduisant à une reformulation du problème par les porteurs de promesses en termes d’« acceptabilité sociale » et de « responsabilité ». Or ces termes sont problématiques, personne ne parlant des mêmes espaces, ni des mêmes propriétés. Pour les entreprises « juniors » – sortes de start-up du secteur minier –, il s’agit de développer un portefeuille de projets d’exploration du sous-sol en s’appuyant sur des archives et le passé minier des communes. Le temps de l’ingénierie de la promesse utilise le passé pour identifier des gisements exploitables qui permettront ensuite aux juniors d’être rachetées par des majors, capables de fournir les investissements nécessaires à une extraction minière lucrative. Les juniors doivent garantir aux investisseurs que le risque est identifié, gérable et compensable. L’État, quant à lui, s’il semble a priori moins impliqué, mène des politiques de recherche qui préparent le terrain par l’élaboration de nouvelles cartes géologiques, par exemple. La promesse mobilise les vocables « acceptabilité » et « responsabilité » qui masquent la grande variabilité des oppositions en donnant l’illusion que le risque est simple et circonscrit, alors que des résistances émergent souvent de populations non locales, hostiles, par exemple, à la participation d’investisseurs étrangers dans une industrie présentée au public comme autonome et nationale. Ce procédé est en soi problématique car il suppose d’articuler des promesses faites à des publics très différents et aux attentes souvent contradictoires, alors même que le futur du territoire n’est jamais discuté collectivement.

Généalogie de la promesse de la médecine prédictive

Delphine Olivier, docteure en philosophie, chargée d’enseignements à l’Université de Tours, retrace ensuite la généalogie de la promesse d’une médecine prédictive personnalisée, aujourd’hui présentée comme l’aboutissement d’innovations techniques (génomique, recherche computationnelle…) mais dont l’épistémologie trouve ses fondements dans l’idéologie du secteur assurantiel aux États-Unis depuis la fin du XIXe siècle, qui propose à ses assurés de se soumettre systématiquement à des examens médicaux. La santé est reconceptualisée : il ne s’agit plus seulement d’une absence de maladie car les examens cherchent les moindres défauts et s’appuient sur une rhétorique holiste, proposant une vision complète de l’individu. La promesse permet alors de créer un nouvel objet scientifique, que serait la santé associée à la vitalité et qui pourrait à terme, être indéfiniment préservée.

L’éthique de la recherche comme promesse de la promesse ?

Pour Sarah Carvallo, professeure de philosophie à l’Université de Franche-Comté, la recherche subit d’importantes critiques : d’un côté, ses applications génèrent de nouveaux problèmes (de santé, de pollution, d’environnement…), de l’autre, les chercheurs sont coincés entre des injonctions contradictoires de performance et de qualité, conduisant à de nombreuses pratiques frauduleuses (falsifications, plagiat, autoplagiat…). L’éthique est alors mobilisée comme garante de la fiabilité de la recherche, nécessaire pour restaurer le lien de confiance avec les citoyens, notamment en imposant une forme de réflexivité, des procédures et réglementations ou la pratique de l’(auto-)évaluation des protocoles de recherche. Ce faisant, elle devient « la promesse de la promesse » que les sciences seront bien un vecteur d’amélioration des conditions de vie sur Terre. Mais comment garantir l’éthique de l’éthique ? Et n’y a-t-il pas un risque de régression à l’infini ?

Cela donne sérieusement à réfléchir. À suivre S. Carvallo, on pourrait même se demander si ce souci éthique n’est pas au final contre-productif, car il contribue à donner l’illusion qu’une pratique des sciences préservée de l’influence du social ou, du moins, qui serait exempte de rivalités, concurrences et rapports de pouvoir, serait possible. Or l’histoire et la philosophie des sciences ont bien montré, surtout depuis les travaux de Steven Shapin et Simon Schaffer (1985), la nature éminemment sociale et culturelle des sciences. Comprendre comment fonctionne la production de savoir, avoir conscience des différents enjeux en présence, serait peut-être une bonne façon alternative de restaurer le lien social entre sciences et sociétés ?

D’autant que la discussion avec la salle a pointé le sentiment de frustration que ressentent certains chercheurs qui voient dans les activités des comités d’éthique de nouveaux contrôles de leurs travaux, voire des entraves à leur liberté. D’autres dénoncent l’infiltration des revues d’éthique par de grands groupes industriels qui y trouveraient une voie pour définir leurs propres critères d’intégrité scientifique.

Projets de recherche et évaluation

Deux tables rondes ont été également organisées pour analyser la promesse de manière plus réflexive. La première proposait trois retours d’expériences de chercheurs autour de la manière dont les promesses s’étaient intégrées à leurs pratiques et avec quelles conséquences. Annick Jacq, directrice de recherche émérite au CNRS en microbiologie et historienne des sciences, est revenue sur sa carrière, qui clairement reprend le découpage proposé par F. Hartog, où le discours scientiste (correspondant à une organisation de la recherche laissant une grande liberté sans se soucier d’avoir à trouver des financements) laisse la place à un discours de justification sociale de l’activité de recherche vis-à-vis de la société qui la finance, à travers la mise en place puis la généralisation de la recherche sur projet. Les « défis sociétaux » requis par l’Agence nationale de la recherche (ANR), entre autres, incitent les chercheurs à promettre que leurs travaux répondront à tous les défis, sans quoi les équipes n’auront plus les ressources nécessaires pour travailler. Pour A. Jacq, si personne n’est vraiment dupe, ces discours ont cependant des effets performatifs : les chercheurs deviennent des grands managers, rédigeant des feuilles de route dans lesquelles ils promettent plusieurs types de livrables, malgré la violence de ces pratiques par rapport à la réalité du travail scientifique.

Jean-Claude Vial, directeur de recherche CNRS (en retraite) en astrophysique à l’Université Paris-Saclay, n’a pas semblé avoir le même ressenti. Pour lui, par son caractère très particulier – requérant de puissants instruments et des investissements colossaux –, la recherche spatiale à laquelle il a contribué a toujours correspondu à des politiques initiées par les agences spatiales ou par des programmes nationaux, qui impliquaient la mise en place de consortiums ou de collaborations avec d’autres agences. Le programme était ensuite réalisé à travers des projets soumis par différentes équipes qui exprimaient de quelle manière elles répondraient à certains besoins scientifiques, ou comment elles apporteraient leur contribution instrumentale. J.-C. Vial a préféré ainsi parler d’objectif scientifique plus que de promesse. Mais tout bien considéré, la conquête de l’espace n’est-elle pas elle-même une promesse, plus large, qui englobe l’ensemble des travaux en astrophysique ?

Pour Guillaume Roux, maître de conférences en physique théorique à l’Université Paris-Saclay, les promesses des applications de la mécanique quantique influencent les recherches en physique théorique par le biais des financements et des possibilités d’emploi pour les jeunes docteurs. La promesse à terme est celle de l’ordinateur quantique mais des applications sont déjà existantes, par exemple un outil capable de craquer toutes les cryptographies classiques. Le secteur privé (Google, Microsoft…) investit dans ce domaine et affiche son leadership pour attirer d’autres investisseurs. En réaction, les États se lancent dans la course pour ne pas se laisser dépasser et pour maîtriser un secteur qui leur semble stratégique (au moins sur un plan militaire). La promesse politique est avant tout ici l’argument de la puissance. Ainsi, dans le domaine de la mécanique quantique, le secteur privé fonctionne comme une bulle spéculative dans la production de connaissances, entraînant les États dans son sillage. La promesse du maintien de la puissance des États et des grandes industries s’accompagne donc d’une augmentation de contraintes – financières, administratives mais aussi de pensée – sur les chercheurs des secteurs public et privé.

Il est intéressant de remarquer comment cette promesse de développement ou de maintien de la puissance nationale vis-à-vis des puissances étrangères n’est pas nouvelle. Julie Bouchard a ainsi montré comment la rhétorique du retard (notamment vis-à-vis des États-Unis, perçus à la fois comme un modèle et comme une menace) avait servi les politiques de « modernisation » nationale, portées par le commissariat général au Plan après la Seconde Guerre mondiale (Bouchard, 2008). La peur (du retard, des crises, etc.) semble donc bien consubstantielle au régime des promesses, peu importe le régime d’historicité dans lequel on se trouve.

La dernière table ronde a réuni trois membres de divers comités d’évaluation de projets scientifiques – Alan Kirman, professeur émérite d’économie à Aix-Marseille Université, Serge Cohen, chargé de recherches au CNRS en mathématiques et biologie structurale, et Anne Lieutaud, responsable scientifique du département Environnements, écosystèmes et ressources biologiques de l’ANR – pour comprendre de quelle manière les promesses participent à ce processus. A. Kirman a ainsi insisté sur le fait que c’est la faisabilité scientifique et financière d’un programme de recherche, et non la promesse, qui est prise en compte dans un dossier. À l’entendre, la promesse a plutôt un rôle qu’on pourrait presque qualifier d’outil pédagogique, pour que les évaluateurs – qui ne sont pas experts d’un domaine particulier – comprennent bien l’intérêt des recherches proposées. Mais si l’on pousse cette idée à son paroxysme, cela sous-entend qu’en dehors de cette promesse simplificatrice ou caricaturale, les rapporteurs ne comprennent pas grand-chose au projet ? Et si tel est le cas, n’est-ce pas l’aveu que la promesse est bien devenue l’objet de l’expertise ? A. Lieutaud a néanmoins insisté sur l’importance de développer une politique scientifique publique sur certains sujets « chauds » pour ne pas les laisser au secteur privé. Sans qu’elle le formule, on voit là encore l’importance de la promesse, qui sous-entend cette fois-ci des applications technologiques, dans l’appréciation d’un dossier. Seul S. Cohen a avoué ce que tout le monde sait sans accepter de l’admettre : l’évaluation des projets est surtout basée sur la réputation des chercheurs et des institutions qui les soutiennent, plus encore que sur la qualité des dossiers (même si a priori, il est question selon lui que cela change dans les prochaines procédures d’évaluation des programmes européens…). Dans ce dernier cas de figure, peu importe la promesse si celui qui promet dispose d’un curriculum vitæ et d’une institution qui lui servent de garants !

Conclusion

Le colloque du centre d’Alembert a montré que la promesse est indissociable de l’activité scientifique, au moins depuis le XIXe siècle. Elle en est un moteur puissant. Une des critiques formulées à son égard, c’est la désillusion qui en résulte lorsqu’elle n’est pas tenue, pouvant alors générer ou renforcer la défiance de la société vis-à-vis de la science. Mais cela ne semble pas être le cas : la promesse a une grande capacité à se recycler.

En effet, elle est constamment reformulée en fonction des différents publics auxquels elle s’adresse, en s’appuyant sur un imaginaire sociotechnique partagé qui résiste à toutes les catastrophes ou incohérences avec les « grands défis » du récit. Cet imaginaire sociotechnique peut être utilisé par les entrepreneurs de promesses pour convaincre différents publics, mobiliser des ressources et réaliser des innovations technologiques. Ainsi, par ce biais, des choix technologiques sont faits qui définissent des chemins d’innovation et engagent le futur sans aucun débat et sans réelle appréciation de leurs conséquences. La promesse aujourd’hui fige la pensée tout autant que les rapports sociaux, faisant du futur un éternel présent. Les questions que nous devons nous poser sont : à quelles fins ? Et aux bénéfices de qui ? Car en laissant le secteur privé mener la course avec le secteur public pour définir quels sont les enjeux stratégiques qui permettront de construire le futur, les entrepreneurs de promesses technoscientifiques contribuent à forger des futurs qui ne bénéficieront qu’à quelques privilégiés, à l’exemple (caricatural ?) d’Elon Musk et de son tourisme de l’espace. P.-B. Joly pose ainsi la question du rôle des établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST), tels que INRAE, qui conduisent des recherches pour répondre à des besoins et qui se doivent d’être au service du plus grand nombre et non de quelques privilégiés. B. Bensaude-Vincent va plus loin : s’il n’y a pas de science sans imaginaire et si nos imaginaires actuels contribuent à nourrir ces promesses qui maintiennent en place notre présent – et ses rapports de force et inégalités qui nous conduisent vers une impasse sociale et environnementale – alors il ne nous reste qu’à en inventer de nouveaux. On se prête alors à penser que le rôle des EPST et de la recherche universitaire est peut-être d’abord d’autoriser à rêver d’autres imaginaires ?

Remerciements

Les auteurs remercient Annick Jacq ainsi que Florence Daniel et le Comité de rédaction de Natures Sciences Sociétés pour leur relecture attentive, leurs commentaires, questions et suggestions d’amélioration.

Références

  • Bensaude-Vincent B., 2015. Promesses et régime d’historicité en technosciences, in Audétat M. (Ed.), Sciences et technologies émergentes : pourquoi tant de promesses ?, Paris, Hermann, 49-68. [Google Scholar]
  • Bouchard J., 2008. Comment le retard vient aux Français. Analyse d’un discours sur la recherche, l’innovation et la compétitivité, 1940-1970, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion. [Google Scholar]
  • Hartog F., 2003. Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil. [Google Scholar]
  • Jasanoff S., Kim S.H., 2009. Containing the atom: sociotechnical imaginaries and nuclear power in the United States and South Korea, Minerva, 47, 119-146, https://doi.org/10.1007/s11024-009-9124-4. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Joly P.-B., Le Renard C., 2021. The past futures of techno-scientific promises, Science and public policy, 48, 6, 900-910, https://doi.org/10.1093/scipol/scab054. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Shapin S., Schaffer S., 1985. Leviathan and the air-pump. Hobbes, Boyle, and the experimental life, Princeton, Princeton University Press. [Google Scholar]

1

Répondant à sa vocation de faire dialoguer et réfléchir sciences expérimentales et sciences humaines et sociales, le centre d’Alembert de l’Université Paris-Saclay organise un séminaire mensuel et un colloque annuel, permettant d’aborder différents thèmes tels que « recherche scientifique et démocratie », « sciences et industries », ou encore « effet de genre dans les sciences et les technologies ».

2

Le programme de ce colloque et les vidéos des interventions sont disponibles à cette adresse : https://www.centre-dalembert.universite-paris-saclay.fr/2022-promesses-des-sciences-et-sciences-des-promesses/.

Citation de l’article : Berdah D., Noûs C. 2024. À propos du colloque du centre d’Alembert « Promesses des sciences, sciences des promesses ». Nat. Sci. Soc., https://doi.org/10.1051/nss/2024029

Current usage metrics show cumulative count of Article Views (full-text article views including HTML views, PDF and ePub downloads, according to the available data) and Abstracts Views on Vision4Press platform.

Data correspond to usage on the plateform after 2015. The current usage metrics is available 48-96 hours after online publication and is updated daily on week days.

Initial download of the metrics may take a while.