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Journal |
Nat. Sci. Soc.
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Section | Repères − Events & books | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2024023 | |
Published online | 23 September 2024 |
Ouvrages en débat
Gouverner la science. Anatomie d’une réforme (2004-2020)
Joël Laillier, Christian Topalov
Agone, 2022, 416 p.
L’objet de cet ouvrage, publié avec le soutien du Centre Maurice-Halbwachs (CNRS, ENS-PSL, EHESS), est de décrire et critiquer les réformes de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) sur la période 2004-2020 en répondant aux questions : qui sont les réformateurs de l’ESR1 ? Quels sont les lieux de cette réforme et quelles transformations a-t-elle produites ? Il présente d’abord un récapitulatif des réformes « vues d’en haut » (chapitres 1 et 2), puis les changements repérés sur différents axes – le ministère de la Recherche, les agences nouvelles AERES et ANR2, l’évaluation, les universités, les dirigeants de l’ESR (chapitres 3 à 7) – et conclut sur « notre point de vue » (chapitre 8).
L’originalité de l’ouvrage consiste à considérer l’ensemble des réformes de la période en question comme un tout – il traite de « la » réforme – et à l’appréhender en analysant « les propriétés sociales et les trajectoires de ses états-majors et officiers subalternes tout au long du processus » (p. 11). À cet effet, ont été constituées et exploitées de riches bases de données, notamment concernant les dirigeants de l’ESR sur cette période (406 personnes). Les 80 pages d’annexes de l’ouvrage présentent les textes législatifs et réglementaires, les rapports sur l’ESR, un index des personnes et des institutions, la succession des titulaires des principales fonctions de direction de l’ESR (ministère, agences, organismes de recherche, CPU3…).
Les deux premiers chapitres sont un récit de la réforme, scandé par un éclairant découpage en 4 périodes, qui servira de fil conducteur au reste de l’ouvrage :
La mise en place des outils institutionnels destinés à permettre le pilotage des réformes (2004-2007). Après des prémices posées par le gouvernement Jospin (1997-2002), une succession d’événements : le rapport Aghion-Cohen (2003), le mouvement « Sauvons la Recherche » (2004) et les assises de la recherche qu’il suscita, puis le rapport Goulard (ministre de l’ESR de 2005 à 2007) qui pose les fondements théoriques de la réforme. La loi de programme pour la recherche (LPR, 2006) en établit alors les bases institutionnelles, avec ses composantes essentielles que sont l’ANR (financement sur projet), l’AERES (devenue HCERES, pour l’évaluation), les PRES (devenus COMUE, pour les regroupements institutionnels territoriaux), les pôles de compétitivité (ancêtres des IDEX et des dispositifs « d’excellence »)4 ;
Le « big-bang » institutionnel dont allait naître un nouveau monde, fondé sur une redéfinition des rapports de pouvoir au sein des universités, sur la mise en concurrence de celles-ci et sur la création de pôles d’excellence (2007-2011). Sous la présidence Sarkozy et le ministère Pécresse, la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU, 2007) instaurait un nouveau régime de gouvernance universitaire ; la « stratégie nationale de recherche et d’innovation » traduisait une conception renouvelée de la politique de recherche ; le commissariat général à l’investissement, sous l’autorité du Premier ministre, porteur des programmes « investissements d’avenir » (PIA), était créé comme dispositif du financement, de grande ampleur, des changements à venir, dans une logique nouvelle ;
La consolidation et la mise en œuvre (2011-2017) : cette période, celle de la présidence Hollande, correspond au déploiement des réformes élaborées les années précédentes avec quelques ajustements et compléments (loi relative à l’ESR, 2013) ;
La « radicalisation des changements » et leur finalisation en en précisant les modalités et parfois en les poussant plus loin (2017-2020), sous la présidence Macron (loi de programmation de la recherche, LPR, 2020).
Les auteurs notent qu’avec le recul, une doctrine préétablie de la réforme « semble ne pas avoir été disponible à son début », que « la doctrine se construit par couches successives » et même que telle ou telle réforme a pu parfois être mise en échec. Mais cette suite de réformes incrémentales et « des petits pas » a conduit, au fil des années, à un bouleversement de l’ESR français, avec une cohérence qu’on peut observer ex post. C’est ce qui justifie de parler de « la » réforme.
Vient ensuite le repérage des changements sur les différents axes, basé sur l’analyse des caractéristiques et des trajectoires professionnelles des personnes impliquées dans la réforme au fil des 16 années considérées. C’est le cœur de l’ouvrage, avec des résultats originaux et solidement établis.
Ayant observé que la réforme n’est « pas tellement sensible ni aux changements de ministres, ni aux alternances politiques » (p. 94), l’analyse met en évidence les résultats suivants (chapitre 3) :
Le CNRS et ses cadres sont de plus en plus marginalisés dans l’état-major de l’ESR au profit des administrateurs d’organismes de recherche finalisée ;
Au moment clé qu’a constitué le ministère Pécresse (le « big bang »), les hommes des cabinets des ministres de la période précédente prirent la direction des institutions de terrain pour mettre en place les réformes qu’ils avaient contribué à concevoir ;
Les dirigeants de la CPU (Conférence des présidents d’université, aujourd’hui France Universités) ont pris en main les réformes universitaires, et ceci dès le début ;
Les entités nouvelles que sont l’AERES, l’ANR et les IDEX ont constitué le fer de lance des réformes.
Les « machines à réformer » sont ensuite analysées : d’une part l’ANR, chargée entre autres d’administrer les programmes investissements d’avenir, qui reconfigure les mondes universitaires et scientifiques, ses cadres étant issus des organismes de recherche finalisée (CEA, INSERM, INRIA…). D’autre part l’AERES, dont les cadres sont issus du vivier que représentent les équipes présidentielles des universités, qui redéfinit les normes professionnelles. Elle fait en effet passer d’une « évaluation collégiale » à une « évaluation par expertise », celle-ci encadrée par des procédures et référentiels qui renvoient au « management de la qualité » (chapitres 4 et 5).
S’agissant des universités, l’ouvrage montre que la présidence d’université qui était une fonction devient un métier. Les mandats deviennent plus longs, induisant une professionnalisation qui va de pair avec le copilotage des réformes par la CPU. Tel est le cas en particulier de la génération des présidents élus en 2006 (le « groupe de 2006 ») qui a fourni à la réforme un fort contingent de cadres d’état-major de l’ESR (chapitre 6).
Concernant les « dirigeants de la science » dans leur ensemble, une typologie sur la période 2004-2020 est présentée. Les auteurs identifient trois moments successifs caractérisés chacun par un profil majoritaire parmi les dirigeants : le moment des « scientifiques distingués » (avant 2006), celui des « notables de la recherche et de l’université » (jusqu’en 2018), celui, enfin, des « ingénieurs de la RD (surtout des polytechniciens) et des cadres administratifs ». Les auteurs concluent en observant « une cohérence impressionnante dans le profil sociologique des dirigeants selon les postes concernés et les moments du processus réformateur » (p. 280) [chapitre 7].
Vient enfin le chapitre 8, conclusif, « Réforme et gouvernement de la science : notre point de vue », dont le ton tranche avec celui des 7 chapitres qui précèdent. Les auteurs commencent par distinguer les travaux sur la réforme réalisés par des « sociologues experts » (observations de terrain, analyses comparatives, enquêtes...) de ceux des « sociologues critiques » dont les analyses visent à en montrer « la logique d’ensemble néo-libérale et les effets délétères sur l’ESR ». Ils déclarent alors se classer dans cette dernière catégorie5, qui porte une « verve critique explicitement politique », l’autre étant considérée comme la caution scientifique des réformateurs, en pratiquant une confusion des genres (p. 299). Les auteurs revisitent alors plusieurs travaux de ces sociologues experts qui montraient la coproduction des réformes sur le terrain, au croisement « d’impulsions venues d’en haut et de réponses et initiatives venues d’en bas » (p. 305). Ils indiquent que, selon eux, les conclusions de ces travaux auraient dû être exactement l’inverse et que les acteurs de terrain ont en réalité « fait assaut de conformité ».
En complément sont distillés au fil des chapitres des mots et des phrases qui émettent une petite musique où il est question de rapports officiels ou d’expertises qui « forgent des évidences » et élaborent des « croyances » dans « la pénombre grise des bureaucraties compétentes et des cliques professionnelles et politiques » (p. 52). Où il est question également de « personnels travaillant discrètement, dans l’ombre » (p. 96) et, dans l’introduction, d’une « petite cohorte d’activistes de la réforme parachutés du ministère comme une armée d’occupation », grossie de « nombreux collaborateurs » (p. 7). Autrement dit, suivant l’introduction et le chapitre 8, ainsi que la petite musique dont on a fait état, la conclusion logique serait que la réforme a été conçue par un groupe discret et organisé qui a réussi à l’imposer pour assoir son pouvoir en démantelant une organisation qui avait su faire ses preuves. Le problème est que l’analyse très fouillée dont rendent compte les 7 chapitres précédents ne montre rien de tel.
La conclusion de l’ouvrage, en fin de chapitre 8, est alors exprimée en termes généraux : la réforme est « un déplacement majeur des lieux et des formes du pouvoir dans l’ESR » (p. 320) et celle-ci s’est imposée – sans surprise – en ayant su trouver, dans le personnel disponible, « celles et ceux qui avaient les dispositions nécessaires » et qui « y voient une ressource pour la poursuite de leurs propres objectifs » (p. 323), les auteurs évoquant la notion de « pilotage sans pilote ». La réforme se serait imposée également en ayant réussi à faire croire qu’elle s’attachait bien à résoudre « des problèmes qui existaient dans la réalité objective » et ceci, par-delà les alternances politiques, « ce qui est le signe d’une action réformatrice réussie » (p. 328), est-il conclu.
En résumé, l’analyse présentée dans les chapitres 1 à 7 (plus les annexes) est le récit détaillé d’une réforme structurelle – celle de l’ESR – conjuguant le rôle de l’expertise, des corps intermédiaires, du Parlement, de l’exécutif et, de manière centrale, des acteurs et des professionnels concernés. Ce processus aura été conduit dans le cadre de deux alternances politiques et de quatre présidents de la République, de manière pragmatique, avec un aspect « progressif et hésitant du processus réformateur » (p. 46), « construit par étapes, au cours même de l’action » (p. 90). Bref, un bel exemple de réforme de fond conduite dans un cadre démocratique.
Quant à la dimension critique qui ouvre et conclut l’ouvrage (« le ressort de notre recherche a été politique », p. 7), elle renvoie de fait à un modèle du « gouvernement de l’ESR par les pairs » (p. 292). Dans ce modèle, « l’autonomie de la science » par rapport à la société est effective puisque les pairs qui la gouvernent le sont par définition. C’est le gouvernement de l’ESR par les « scientifiques distingués », comme « couronnement honorifique d’une carrière scientifique bien remplie » (p. 291), les auteurs qualifiant par ailleurs de « bureaucratie », tout ce qui n’est pas activité de recherche, ensemble indistinct de personnes et de fonctions dont l’appellation ne peut que sous-entendre la nature parasitaire. Est-ce bien le fait de n’avoir pas donné de gages à un tel modèle qui vaut à la réforme d’être traitée « d’immense gâchis » (p. 7) ?
Au total, il apparaît que l’ouvrage est composé, d’une part, d’un important travail de sociologie qu’on qualifiera d’experte, pour reprendre la terminologie des auteurs – les chapitres 1 à 7 plus les annexes – et, d’autre part, d’un travail de sociologie revendiqué comme critique, à savoir l’introduction (« ce livre est né d’une colère ») et le chapitre 8, conclusif (« notre point de vue »), sans compter la quatrième de couverture. Le problème est celui de l’articulation entre ces deux travaux et le risque est celui que le second (critique), bien mis en visibilité dans l’ouvrage, occulte le premier (expert), qui aurait pourtant vocation à devenir une référence sur les politiques de l’ESR pour la période 2000-2020.
Qu’advient-il, dans ces changements profonds en matière d’ESR, des rapports science-société ? Ils constituent un fil conducteur de la réforme, au sens où celle-ci porte l’objectif de rendre l’ESR réceptif aux besoins de la société exprimés par le politique et les « porteurs d’enjeux » – les « grands défis sociétaux » (énergie, climat, mobilité…) constitutifs de la stratégie nationale de recherche étant l’expression emblématique de cela. On note cependant que cet objectif n’a pas pour autant conduit la réforme à s’intéresser aux pratiques de recherche pertinentes en la matière, telles l’interdisciplinarité ou la recherche participative. Néanmoins, comme suite à une discrète ouverture en ce sens dans la LPR de 2020, on observe depuis peu quelques initiatives en ce sens, appuyées sur les nouveaux instruments mis en place : critères d’évaluation du HCERES, programmes de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) et ANR, évolution de plusieurs organismes finalisés tel l’INRAE, financements du PIA-PEPR. Initiatives intéressantes, mais qui sont à un stade embryonnaire.
Rémi Barré
(Chercheur associé au LISIS, Université Gustave Eiffel, Marne-la-Vallée, France)
remi.a.barre@gmail.com
Pédagogie de la transition
Cécile Renouard, Frédérique Brossard Børhaug, Ronanle Cornec, Jonathan Dawson, Alexander Federau, Perrine Vandecastèle, Nathanaël Wallenhorst
Les Liens qui libèrent, 2021, 141 p.
Si la transition écologique fait aujourd’hui partie des grandes priorités gouvernementales, les 17 objectifs du développement durable (ODD) adoptés en 2015 par l’ensemble des États membres de l’Organisation des Nations unies (ONU) nous rappellent que l’éducation est au cœur des changements de comportements. Une éducation de qualité (ODD 4) favorise à la fois une mobilité socioéconomique et constitue un moyen d’échapper à la pauvreté. Il reste cependant à définir les connaissances et les compétences qu’il convient de délivrer à la société et plus précisément à la communauté étudiante. La Pédagogie de la transition s’inscrit dans cette démarche, les auteurs rappellent que cet ouvrage fait partie d’une collection de 12 manuels intitulée Petits manuels de la grande transition et qu’il renvoie au Manuel de la grande transition publié en octobre 2020.
La pédagogie occupe une place de choix dans la transition écologique. C’est elle qui est supposée rassembler les méthodes et les pratiques d’enseignement requises pour transmettre un savoir (les fameuses connaissances), un savoir-faire (les compétences) et un savoir-être (les attitudes). Dans le cas présent, Pédagogie de la transition propose une réflexion sur l’usage des méthodes les plus adaptées à la population concernée (ici les étudiants). L’ouvrage est structuré autour de trois parties. La première partie commence par une analyse de la situation actuelle de l’enseignement supérieur vis-à-vis des questions écologiques et sociales. La deuxième partie suggère une pédagogie susceptible de relever les défis éducatifs et sociétaux actuels. La troisième partie présente des cas concrets pour mettre en œuvre cette pédagogie dans différents contextes.
Le paysage pédagogique de l’enseignement supérieur reste toujours difficile à appréhender. En 1990, Annie Bireaud évoquait l’idée de nouveaux modèles pédagogiques tels que la pédagogie par objectifs ou la pédagogie par projets. Durant cette période, le passage des savoirs aux compétences (former les compétences dont la société a besoin) constituait une véritable énigme. Les débats tournaient autour de la légitimité des nouvelles pratiques, la clarification des nouvelles missions de l’enseignement supérieur, la formation pédagogique des enseignants, la place de la recherche dans le processus de formation. Plus de trente ans plus tard, ces mêmes questions continuent à alimenter les débats. Cependant, ce qui a réellement changé, ce sont les défis sociétaux qu’il convient de relever. Les effets du réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité, la dégradation de la santé humaine… sont devenus globaux et systémiques. Une prise de conscience est nécessaire mais elle ne suffit pas lorsqu’il convient d’agir en adultes responsables. Les auteurs de la Pédagogie de la transition évoquent clairement cette question en soulignant les limites de l’offre éducative (contenus incomplets et déconnectés des enjeux actuels, marginalisation des savoirs environnementaux, cloisonnement des disciplines, déficit des sciences sociales critiques, freins liés aux postures des enseignants) ainsi que l’absence de méthodes pédagogiques transformatrices (transmission descendante des connaissances, non-prise en compte du savoir-être et des émotions dans l’apprentissage, un enseignement hors sol, une formation des enseignants insuffisante, la place du numérique dans la transition écologique…). Pour répondre au défi pédagogique et susciter un réveil écologique, la pédagogie de la transition mise sur un renouvellement de la dynamique éducative. Déjà présent dans certaines universités (multiplication des cursus dédiés, intégration des notions telles que la soutenabilité, le développement durable ou encore les ODD), ce renouveau pédagogique doit dorénavant appréhender la complexité et la systémique, proposer une vision holistique, intégrative et interdisciplinaire. Il s’agit de coconstruire une société apprenante en valorisant la formation des enseignants, en améliorant l’orientation des étudiants, en favorisant l’apprentissage tout au long de la vie, en faisant des universités les « têtes pensantes » du monde de demain.
L’éducation à la transition est donc un défi primordial à relever. Pour les auteurs de l’ouvrage, l’objectif est même clair et précis : « Il s’agit de donner les clés aux étudiants pour leur permettre de développer des qualités physiques, intellectuelles et morales afin qu’ils puissent s’épanouir dans la société dans laquelle ils évoluent, à savoir l’Anthropocène » (p. 37). Le mot est ainsi lâché, l’Anthropocène – popularisé en 2000 par Paul Crutzen et Eugene Stoemer – correspond à cette nouvelle époque géologique qui se caractérise par l’avènement des hommes comme principale force de changement sur Terre6. Concrètement, les activités humaines sont à l’origine du réchauffement climatique7. De ce constat, découle une vision éducative qu’il convient de préciser et de mettre en place. C’est à cette tâche principale que se sont attelés les auteurs de l’ouvrage. La pédagogie proposée s’appuie sur le triptyque (tête-corps-cœur) pour formuler les quatre caractéristiques (relationnelle et transformative, intégrative et holistique, inter et transdisciplinarité, enracinée et ouverte) d’une éducation à la transition. Afin d’accompagner les enseignants dans la construction de leurs cours, la pédagogie de la transition a identifié six grands terrains de questionnements (présentés dans le Manuel de la grande transformation) correspondant aux six grandes compétences transversales à acquérir (habiter la Terre ; discerner et décider pour bien vivre ensemble ; mesurer, réguler et gouverner ; interpréter, critiquer et imaginer ; agir à la hauteur des enjeux ; se reconnecter à soi, aux autres, à la nature). Pour chacune de ces compétences, des objectifs et des leviers didactiques sont proposés pour faciliter la transformation des enseignements (susciter la curiosité ; favoriser l’apprentissage en lien avec l’expérience ; allier raisonnement, émotions et valeurs ; se réapproprier les modes d’évaluation ; développer la posture de l’enseignant cocréateur de savoirs ; former des citoyens responsables ; intégrer la conscience de soi et tendre vers le bien commun).
Mettre en place ces compétences et activer ces leviers didactiques ne sont pas choses faciles, les auteurs de l’ouvrage ont dû se baser sur des expériences singulières pour outiller les enseignants et les responsables pédagogiques. L’Université de Lausanne, le Schumacher College et le Sustainability Institute ont ainsi proposé une approche intégrée de l’enseignement de la transition afin de permettre à chaque étudiant d’acquérir une culture de la durabilité. Les méthodes sont hétérogènes, elles visent à la fois à stimuler l’interdisciplinarité, à proposer un dialogue actif avec la société, à s’appuyer sur la créativité artistique ou encore à développer une mentalité entrepreneuriale bâtie sur l’éthique et des valeurs. Bien entendu, ces méthodes innovantes reposent sur une large gamme d’outils pratiques pour mettre en place la pédagogie de la transition dans les établissements supérieurs. Ces outils sont issus de la facilitation en intelligence collective, de l’éducation populaire, du théâtre et du coaching. Ils s’appuient sur des mises en situation, des jeux éducatifs, l’intégration des émotions et de l’aspect relationnel. Les auteurs proposent quelques clés pour mettre en œuvre la pédagogie de la transition au sein d’un cursus, d’un module ou d’un cours. On y retrouve les questions essentielles préfigurant l’acquisition de compétences, à savoir contextualiser le cours dans le cursus des étudiants, préciser les objectifs pédagogiques, identifier la manière dont les six compétences font résonance dans la communauté apprenante, identifier les étapes et les points de passage, définir les activités et les lieux d’apprentissage…
D’une certaine manière, et les auteurs de la pédagogie de la transition le mentionnent bien en conclusion, l’approche pédagogique est destinée à promouvoir la complémentarité entre diverses rationalités, notamment la rationalité technoscientifique et la rationalité imaginative et symbolique. Il s’agit finalement de donner, à tout étudiant, accès à des connaissances fiables sur les questions environnementales en s’appuyant sur des outils d’intelligence collective.
Si l’ouvrage a le mérite de poser les enjeux de la pédagogie de la transition, d’introduire les méthodes et les outils didactiques les plus pertinents, nous formulerons trois critiques principales. La première concerne le positionnement de l’ouvrage et la question des enjeux de la transition. Si les notions de pédagogie et de didactique sont largement mobilisées, en revanche, il est fait très peu référence aux nombreuses éducations (à l’environnement, à la biodiversité, au climat, au développement durable) introduites depuis les années 1990 par les sciences de l’éducation8. La pédagogie par projet, l’approche critique, l’interdisciplinarité ou encore la démarche réflexive font depuis longtemps partie des méthodes et des outils des enseignants9. La deuxième critique renvoie à la place des controverses scientifiques dans les connaissances délivrées aux étudiants. La cartographie des controverses introduite par Bruno Latour10 à l’école des Mines et à Sciences Po a permis aux étudiants d’apprendre les théories des sciences and technology studies (STS) par l’enquête pratique des débats technoscientifiques contemporains11. Dans les années 2000, Legardez (2004) et Simonneaux (2008) ont transposé ces situations didactiques dans le champ des questions socialement vives12 (QSV). Une QSV est vive (i) dans la société (elle renvoie à des représentations sociales) ; (ii) dans les savoirs de référence (elle suscite des débats entre spécialistes) ; (iii) dans les savoirs scolaires (et notamment universitaires). La transition écologique, du fait de sa complexité, constitue un excellent terrain de jeu pour les didacticiens des QSV. La dernière remarque pose la question de l’articulation entre l’interdisciplinarité et l’analyse systémique. Si les auteurs font bien référence à Peter Senge et à son ouvrage The fifth discipline13 pour rappeler l’importance de l’analyse systémique, en revanche, ils ne lui accordent que peu de développement. Ce biais cognitif est révélateur du statut de l’analyse systémique dans le paysage éducatif français. Ce que les Anglo-Saxons ont coutume d’appeler « systems thinking » embrasse à la fois les notions de méthodes et d’outils susceptibles d’expliquer comment fonctionne un système. En 1975, Joël de Rosnay présentait déjà l’éducation systémique comme un levier de changement dans l’enseignement traditionnel. Force et de constater que, près de 50 plus tard, l’enseignement supérieur n’est toujours pas parvenu à faire entrer la systémique dans les compétences des étudiants. Les avantages ne sont pourtant plus à démontrer : vision holistique, perception des changements via des points leviers, compréhension des interdépendances, conception de modèles mentaux, analyse des chaînes de causalité, mise en valeur des controverses sans pour autant chercher à les résoudre…
Pour répondre aux défis du XXIe siècle, notamment ceux qui concernent les générations futures, les universités devront accompagner les enseignants et les étudiants dans l’acquisition des connaissances et des compétences. Il ne s’agit pas uniquement d’installer durablement la pédagogie de la transition dans le paysage universitaire, mais également de valoriser les innovations pédagogiques et de concevoir des outils didactiques susceptibles de changer nos comportements.
Arnaud Diemer
(Université Clermont-Auvergne, CERDI, ERASME, OPCD, Clermont-Ferrand, France
Post Growth Institute [USA])
arnaud.diemer@uca.fr
L’existence écologique. Critique existentielle de la croissance et anthropologie de l’après-croissance
Christian Arnsperger
Seuil, 2023, 422 p.
Avec ce nouvel ouvrage, Christian Arnsperger (économiste, Université de Lausanne) poursuit un travail original, commencé il y a plusieurs années, portant sur les responsabilités de la pensée économique dans les défaillances du capitalisme industriel et plus largement sur les conditions de possibilité d’une société post-capitaliste. L’ouvrage constitue, selon l’auteur (p. 385), le « troisième volet » d’une « trilogie existentielle14 ». Par ce terme, il faut entendre, nous semble-t-il, l’idée que l’économie n’est pas un domaine de l’existence qui peut être examiné de manière isolée, car l’ensemble des dimensions de la vie humaine (psychologique, culturelle, religieuse…) s’y rejoignent et le déterminent. Bien qu’économiste, C. Arnsperger propose une réflexion qui dépasse largement cette discipline, mobilisant un grand nombre de champs ; son objet étant la transformation de la société en général, on peut la dire d’ordre politique et philosophique autant – sinon plus – qu’économique.
L’existence écologique est une contribution aux débats sur la décroissance, essentiellement. Elle consiste en une mise en garde et une invitation : mise en garde, d’abord, contre les soubassements anthropologiques de l’économie de croissance, qui en font plus qu’un simple choix de société ; invitation, ensuite, à construire une « contre-culture conviviale » de la « sobriété volontaire » qui prenne pleinement conscience de ces soubassements et trouve les moyens d’y répondre. La thèse principale du livre (thèse anthropologique) est que la croissance constitue en réalité une réponse ou une adaptation à l’angoisse de la finitude, ce que C. Arnsperger appelle « la terreur mortelle », elle-même liée à un désir illimité chez l’homme. Pour l’auteur, aucune société « d’après-croissance » n’est envisageable sans que cette angoisse soit « désactivée » (p. 81) – ce qui peut être fait, selon lui, par ce qu’il appelle la « plasticité anthropologique ». De façon générale, la proposition de C. Arnsperger se situe dans le prolongement du projet d’autonomie des Lumières, appelant à une « mutation » culturelle délibérée afin de bâtir un « humanisme écologique ». Ambitieux, le livre fournit matière à de nombreuses réflexions. Peut-être aurait-il mérité davantage de travail éditorial15. Il est composé d’une dizaine de chapitres répartis en trois grandes parties et accompagné d’une bibliographie abondante.
Le livre s’ouvre sur une « généalogie » de la croissance, dans laquelle C. Arnsperger s’interroge sur l’origine de ce qui apparaît à la fois comme un « fétiche » et un « impératif systémique » (p. 69) : origine théorique, d’une part, avec les développements de la pensée économique moderne, et origine culturelle, d’autre part, avec l’influence du protestantisme et du romantisme. Sur le plan théorique, l’auteur voit dans le postulat économique de besoins illimités, exprimé notamment chez Adam Smith, la justification d’une insatiabilité naturelle, qui ferait d’Homo œconomicus et du « stade commercial » une destination inéluctable. Prenant appui sur Marshall Sahlins et sa relativisation de l’idée de rareté, l’auteur conteste cette vision, refusant d’accorder à la « logique du manque » un caractère universel. Sur le plan culturel, C. Arnsperger a recours au travail du sociologue des religions Colin Campbell sur l’éthique romantique, qui complète celui de Max Weber sur les origines religieuses du capitalisme. Il y a, selon Campbell, deux « éthiques protestantes » : la première, ascétique et rigoriste, aurait nourri le productivisme (thèse wébérienne) ; mais il en existe une seconde, piétiste et sentimentaliste, celle-là, qui en exaltant l’intériorité et les sensations (soit l’éthique romantique) aurait nourri le consumérisme (p. 98-99).
C. Arnsperger ne se limite toutefois pas à une analyse « idéaliste ». À ces explications théoriques et culturelles s’ajoute celle qui constitue le thème central du livre : la thèse anthropologique d’un « désir d’infini » chez l’homme, ainsi que son corollaire, l’angoisse de la finitude (la « terreur mortelle »), qui serait la cause fondamentale et souterraine de la croissance économique. Le capitalisme n’est pas seulement une « proposition organisationnelle ou économique », insiste l’auteur, il est d’abord une « proposition existentielle » (p. 88) ; prenant appui sur Zygmunt Bauman, Ernest Becker et Norman O. Brown, ainsi que sur le courant de la Terror management theory, C. Arnsperger cherche à montrer que le capitalisme (mais cela semble s’appliquer à toutes les entreprises humaines) doit d’abord s’interpréter comme une tentative de se prémunir contre « la mortalité, la fragilité et la menace du manque » (p. 89), le consommateur s’apparentant, par sa frénésie acquisitive, à un « fuyard métaphysique » (p. 111). L’auteur reproche d’ailleurs au marxisme d’avoir négligé cet aspect, exprimé d’une façon paroxystique, quoique de manière clandestine, dans le consumérisme contemporain.
Ici, une question surgit : le désir illimité (ou inversement, l’angoisse du manque) est-il universel ? Quoique hésitant ou prudent sur ce point (p. 130), C. Arnsperger semble le penser, évoquant un « principe d’expansion de soi… inscrit profondément dans l’être humain » (p. 86), un être humain « fait pour l’infini » (p. 130). Il indique toutefois que cela ne constituerait qu’une « première disposition » [p. 85] (anthropologique ?) sur laquelle se façonnerait une « seconde » (culturelle ?). Le « principe d’expansion de soi » constituerait ainsi un « invariant » (p. 131) duquel pourrait découler une diversité de « traductions socio-historiques » (p. 131). Dans la culture occidentale, ce désir se serait ainsi trouvé détourné vers la consommation d’objets, ce qui fait dire à C. Arnsperger que nous nous « trompons d’infini » (p. 87). Il s’agirait alors de trouver les moyens culturels ou spirituels d’une réorientation du désir afin de permettre cette « autolimitation biopsychique » (p. 87) nécessaire pour éviter la catastrophe écologique – l’enjeu étant que celle-ci puisse se vivre « comme un vrai infini et non comme une automutilation » (p. 90). Pour opérer cette réorientation ou cette « mutation », C. Arnsperger s’appuie essentiellement sur trois ressources : le convivialisme, le néoprimitivisme et le romantisme.
Le convivialisme d’Ivan Illich constitue, selon l’auteur, « le socle le plus crédible pour transiter vers l’après-croissance » (p. 204). On retrouvera ici les principaux thèmes illichiens : contre-productivité et « hétéronomie marchande » d’un côté, autonomisation collective et « principe de suffisance » de l’autre. C. Arnsperger appelle ainsi à une « contre-culture conviviale » qui reposerait sur un « secteur de production autonome » fondé sur la réduction et le partage du temps de travail, la frugalité, la « réorientation » technologique (p. 223) et l’allocation universelle (p. 226), et qui tendrait à remplacer « dans la mesure du possible » le secteur industriel (p. 217). L’auteur plaide par ailleurs pour une expérimentation « à taille réelle » (p. 238), qui chercherait à développer des « modes de vie soutenables, frugaux, à faible empreinte écologique, à faible aliénation, à fort contenu relationnel et à forte autonomie » (p. 241). Plus qu’une expérimentation politique, il s’agirait d’expérimentation « anthropologique », permise par la « plasticité » humaine : le but serait de « s’autocréer… jusque dans les valeurs culturelles auxquelles [l’individu] choisit de se soumettre » (p. 243-244). L’auteur propose ainsi de « faire de nos vies un terrain permanent d’expérimentation » (p. 244), faisant un éloge appuyé des marges, du « dissensus », de la spontanéité, du « bricolage », du « tâtonnement spirituel » (p. 248-251) – sorte de politique du désordre créatif qui viserait à libérer les « potentiels de recréation de soi et du collectif » (p. 255) et à assurer une « transition vers une culture de la permanence » (p. 254) – ce qui peut paraître contradictoire. On peut regretter que peu soit dit des moyens d’assurer la croissance du secteur autonome, de son articulation avec le secteur industriel (dont il dépend), et surtout des moyens d’éviter les risques d’inefficacité et de contradiction inhérents à toute expérimentation.
C. Arnsperger souligne toutefois que cette transformation ne pourra se faire qu’à partir d’une « réconciliation métaphysique avec la nature » (p. 278), dont l’exploitation ne serait que le reflet de « la haine sourde de notre finitude » (p. 229). Pour l’auteur, « les enjeux de la spiritualité et de notre réconciliation métaphysique avec la biosphère deviennent ainsi les questions économiques les plus importantes de notre temps » (p. 28). Pour « fonder l’existence écologique » métaphysiquement, l’auteur propose deux ressources principales : l’imitation des « peuples racines » et la tradition romantique. S’inspirant des travaux de Sahlins, C. Arnsperger voit dans les « sociétés tribales » la preuve qu’il existe d’autres « chemins d’humanisation » (p. 200). Ces sociétés aux « besoins socialisés et symbolisés » (p. 199) seraient ainsi la promesse d’une pacification possible de l’homme avec la nature (p. 199). Le romantisme constitue le second appui ; ce qui, « dans l’héritage occidental […] le plus immédiatement accessible » (p. 297), permettrait de retrouver une « sorte de lien perdu à la nature » (p. 199). Dans des termes qui rappellent ceux de Goethe ou de Rousseau, C. Arnsperger invite à une réintégration de l’homme dans le « Tout » de la nature, qui serait le véritable infini, « sol premier de l’être » (p. 297) et « lieu d’une transcendance » capable de redonner « sens à l’existence humaine aliénée » (p. 298) et de fonder une « éthique écologique » (p. 296-300). La proposition finale, nettement panthéiste, est celle d’un « animisme thanatonautique » d’acceptation héroïque de la mort, fondé sur l’affirmation de la « vitalité et [de] la puissance du vivant » (p. 376).
La richesse des thèmes abordés contraint à n’esquisser que les lignes principales du livre. Nous nous contenterons, pour finir, de quelques remarques. D’abord sur la « plasticité anthropologique ». Une incertitude demeure quant à son périmètre ; l’argumentation même de l’ouvrage consiste à souligner que de « l’invariant » subsiste à l’ombre, si l’on peut dire, des Lumières. Cela ne commande-t-il pas davantage de prudence qu’une politique générale d’expérimentation, dont rien ne dit, par définition, qu’elle trouvera les moyens de durer ? Ensuite, sur le recours à la nature. Comment fonder une éthique sur quelque chose qui évolue ? Comme natura naturans, la nature ne finit jamais : elle est amorale, sinon immorale. Pour autant que le grand Pan, pour reprendre le mot de Pascal, puisse être ressuscité, n’avons-nous pour seule issue que d’opposer au processus du capital celui de la nature ? Enfin, sur le désir. Si le développement du capitalisme a sans doute sa source, en effet, dans un désir détourné, ne pourrait-on supposer que ses difficultés à soutenir la consommation, ainsi que l’incapacité flagrante des démocraties-marchés à se sauver elles-mêmes, soient le reflet non plus d’un désir d’infini, mais d’un désir épuisé – d’un manque de désir ? C’est là quelques-unes des questions qui surgissent à la lecture d’un livre dont la première vertu est sans doute de prendre à bras-le-corps l’un des problèmes les plus fondamentaux de notre temps.
Hadrien Lantremange
(UMR AGIR, INRAE Toulouse-Occitanie, Toulouse, France)
hadrien.lantremange@inrae.fr
Faire sans, faire avec moins. Les nouveaux horizons de l’innovation
Frédéric Goulet, Dominique Vinck (Eds)
Mines ParisTech-PSL, 2022, 250 p.
Les innovations renvoient dans l’inconscient collectif à la notion de croissance économique, de développement et de progrès. Pourtant, sous un autre angle, elles sont également à l’origine de profondes remises en question, notamment lorsqu’il s’agit d’appréhender les crises écologiques et sanitaires.
Frédéric Goulet (sociologue au Cirad), Dominique Vinck (professeur d’études sociales des sciences et des techniques à l’Université de Lausanne) et leurs coauteurs nous proposent dans Faire sans, faire avec moins. Les nouveaux horizons de l’innovation, publié aux presses des mines en 2022, une réflexion originale dédiée au concept d’« innovation par retrait ». Celle-ci consiste à retirer certaines fonctionnalités considérées comme futiles, controversées et incompatibles avec les valeurs défendues, par exemple par les partisans de la soutenabilité forte. Les 250 pages du livre nous éclairent, dans un premier temps, sur les fondements ontologiques et épistémologiques de ce concept, puis s’appuient sur une multitude d’études empiriques approfondies et riches portant sur les thématiques sanitaires, agricoles, agroalimentaires et énergétiques.
Faire sans, faire avec moins, renforçant le champ des science and technology studies, affine notre compréhension du processus d’innovation environnementale en faisant de l’« innovation par retrait » une nouvelle catégorie qui complète et renforce celles déjà identifiées : par exemple les innovations « frugales », les technologies « propres » (cleaner technologies), celles dédiées à la quête du « zéro déchet » avec le concept de circularité, ou encore celles visant à lutter contre l’obsolescence des objets. Au-delà de l’aspect « innovation », cet ouvrage intéressera également les spécialistes de la sociologie de la consommation étudiant les phénomènes de résistance, mais aussi celles et ceux travaillant sur la notion de « convention d’environnement »
Le lecteur appréciera la philosophie de l’ouvrage qui démontre que les trajectoires d’innovations sont un sujet relevant de l’économie politique et de la démocratie technique. La recontextualisation historique proposée au début rappelle, en effet, que la normativité, répondant aux préoccupations morales et éthiques, a toujours accompagné l’innovation. Ce sujet revient sur le devant de la scène avec les préoccupations environnementales et sanitaires que nous connaissons aujourd’hui. C’est à ce titre que les auteurs démontrent que l’innovation par retrait fait surgir de nouvelles controverses sociotechniques portées par des communautés d’acteurs en désaccord sur ce qui pourrait « être bon ou mauvais » pour la transition écologique. Le fait de « retirer » n’est pas sans conséquence. Il engendre de nouveaux équilibres de pouvoir, et remet en question la dépendance au sentier (path dependency) sur laquelle nos sociétés s’appuient. Dès lors, cette reconfiguration engage les politiques publiques et les met devant leurs responsabilités.
Un premier point intéressant dans cet ouvrage porte d’abord sur le thème de la démocratie technique et sanitaire. Les innovations dans le domaine médical (vaccins) et agricole (produits phytosanitaires, antibiotiques) ont été une évidence depuis près d’un siècle. Elles ont permis d’améliorer l’espérance de vie des citoyens et ont contribué à atteindre la souveraineté alimentaire. Malgré tout, les méthodes employées dans le cadre des politiques publiques – en charge de la réglementation et des contrôles – et par les producteurs ont été remises en question à cause de divers scandales sanitaires et écologiques. Ces craintes, nourries par le principe de précaution, et conjuguées à la coercition des institutions, ont conduit les citoyens/consommateurs à faire front en demandant de manière plus ou moins revendicative le retrait de ces innovations. Pour se faire entendre, les contestataires proposent d’autres options intéressantes, comme la médecine alternative, la liberté de se faire vacciner, ou encore le développement de nouvelles techniques de production (agroécologie et biocontrôle). Finalement, tout l’enjeu réside dans le niveau d’intensité du « retrait » qu’il conviendrait d’accepter.
Les auteurs nous rappellent que, pour que ce processus fonctionne, le consommateur a besoin également d’avoir accès à des innovations adaptées : les « innovations de retrait ». Ces dernières sont là pour générer des effets ruptures, mais leur capacité à se substituer radicalement à la trajectoire existante reste, d’après les auteurs, peu évidente car les filières traditionnelles ne sont pas remplacées à court terme. En effet, du retrait du gluten, en passant par une alimentation non carnée à la vente en vrac, nous observons davantage une segmentation de marché diversifiant une offre et conduisant à une diversité de trajectoires et de débouchés. Tout l’enjeu sera d’observer comment cette cohabitation évoluera à l’avenir, soit par l’absorption d’une trajectoire par une autre, soit par l’hybridation.
De fait, ces transformations nous interrogent sur les modalités de réorganisation des systèmes de production et le pilotage de l’innovation. En parcourant les différents exemples proposés, on peut apprécier l’effort des auteurs qui examinent la manière dont le retrait réorganise l’accès aux ressources matérielles et immatérielles. Dans le secteur agroalimentaire, l’émergence des circuits courts contribue à la création de nouveaux intermédiaires tels que les plateformes en ligne, ce qui modifie les schémas de distribution traditionnels. Dans le domaine de l’énergie, de nouveaux modes de consommation incitent à la sobriété, mais ces efforts ne sont pas reconnus à leur juste valeur par le législateur, d’où la nécessité de repenser les processus d’incitations en place. Quant aux ressources immatérielles telles que l’information, nous observons l’essor d’innovations assurant l’indépendance et la souveraineté des données des utilisateurs grâce aux données partagées et à la technologie blockchain. Cette voie permet aux parties prenantes d’interagir directement entre elles sans avoir besoin de tiers de confiance tels que les banques, les assurances, l’État et les GAFAM.
Il conviendra de retenir cependant que ces grandes puissances économiques réagissent également à ces changements, comme en témoigne la dernière partie de l’ouvrage. Elle met en lumière comment ces puissances présentent également leurs stratégies de « retrait » pour faire face, résister et maintenir la stabilité des régimes sociotechniques qu’elles dirigent. Les auteurs décrivent de manière explicite ces réponses et les stratégies telles que le lobbying qui les accompagnent en s’appuyant sur les controverses liées aux perturbateurs endocriniens et à la vente de médicaments.
En conclusion, nous encourageons vivement les lecteurs à découvrir cet ouvrage dans ses moindres détails, en espérant qu’il les incitera à approfondir ce sujet et les inspirera dans leurs futurs travaux.
Romain Debref
(Université de Reims Champagne-Ardenne, EA 6292 Regards, Reims, France)
romain.debref@univ-reims.fr
Inutilité publique. Histoire d’une culture politique française
Frédéric Graber
Amsterdam, 2022, 191 p.
Le livre de Frédéric Graber (CNRS, Centre de recherches historiques) porte sur la procédure « d’enquête publique » par laquelle en France passent la plupart des projets d’aménagement et les projets industriels. L’auteur ne fait pas mystère de l’avis négatif qu’il porte sur cette procédure (par exemple : « C’est entendu l’enquête publique est une simple formalité, le commissaire enquêteur se prononce presque systématiquement en faveur du projet […]. L’enquête est un préalable obligatoire mais qui a peu d’influence sur le devenir du projet » [p. 83]).
Cette procédure est, selon son analyse, l’outil et l’incarnation d’une culture politique : celle de l’aménagement et de la participation, voire plus largement, d’une culture de la décision « averse au débat » (quatrième de couverture). Structurellement biaisée en faveur des projets de développement économique et minorant les atteintes à l’environnement, elle constitue un instrument de l’industrialisation et de la modernisation. Elle est un rituel dont la fonction est de légitimer les projets par divers procédés permettant de neutraliser les oppositions.
À l’appui de cette thèse, F. Graber nous entraîne dans un dialogue entre le présent et le passé. À chaque étape, et c’est l’une des grandes forces de ce livre, il donne non seulement à voir les débats qui accompagnent les évolutions de la procédure mais encore la grande stabilité des arguments en présence. Le livre se fonde sur deux sources : l’analyse d’un cas, l’enquête publique autour d’un projet d’urbanisme commercial en 2015, et des recherches menées par l’auteur sur l’histoire de cette procédure. La première partie de l’ouvrage s’appuie sur l’étude de cas pour illustrer « l’art de prendre en compte » (première partie) que constitue l’enquête publique. En effet, dans sa forme moderne l’enquête consiste à soumettre à l’avis du public un dossier, préalablement visé par l’Administration, décrivant le projet et ses impacts. Un « commissaire enquêteur » nommé par le préfet recueille les avis des participants à l’enquête, les analyse puis rend ses conclusions sur le caractère d’utilité publique du projet présenté. L’analyse du cas permet de mettre en lumière les procédés de « neutralisation argumentaire » (p. 79) par lesquels les objections du public sont « repoussées systématiquement » (p. 22). Le principal procédé, dont l’auteur fait un trait de la culture politique française, est de s’appuyer sur le silence du public pour justifier des décisions. L’enquête publique se présente comme un exercice de pesée des arguments en faveur ou à l’encontre d’un projet dont il s’agit de faire le bilan en termes d’avantages et d’inconvénients. Mais pour l’auteur, loin de se fonder sur une analyse des arguments, l’enquête publique s’appuie au contraire sur le silence du public. La grande majorité des participants potentiels, pourtant dûment informés de l’existence de l’enquête par divers moyens de publicité (notamment via l’affichage auquel l’auteur a ensuite consacré un ouvrage16), ne participent pas à l’enquête. Les oppositions sont ainsi toujours minoritaires, voire marginales, par rapport au public appelé à participer à l’enquête (p. 29). Le silence vaut alors légitimation : qui ne dit mot consent. Simultanément, l’expression de soutiens au projet, y compris de salariés ou de sous-traitants du porteur de projet, peut faire l’objet de décomptes pour soupeser ces expressions favorables par rapport aux expressions hostiles. F. Graber souligne avec une certaine malice le paradoxe suivant : une forte participation à l’enquête est finalement un problème, un surcroît de travail et une source d’embarras puisqu’elle rompt le silence, bien que les commissaires enquêteurs regrettent rituellement l’absence de public dans leurs procédures. L’ambiguïté de la procédure permet également d’écarter d’autres arguments considérés hors sujet (l’opportunité ayant, par exemple, été tranchée dans des enquêtes antérieures, l’environnement local jugé dégradé, donc non susceptible d’une protection…) ou hors de la « juridiction » du commissaire enquêteur (évaluer la qualité des études techniques, par exemple). En outre, selon l’auteur, l’idée même de projet introduit un biais. Elle cadre un futur souhaitable et des retombées positives qui oblitèrent l’existant, les alternatives et les effets induits (par exemple les emplois promis contre les emplois détruits, les impacts irréversibles sur l’environnement). Or, par-delà ce biais, la qualité même des études en faveur du projet serait presque impossible à mettre en cause, alors même que, sous la pression de la concurrence et des exigences de maîtres d’ouvrage, elles seraient de très mauvaise qualité (p. 39 à 50 et plus particulièrement p. 46). Rien dans la procédure ne permet de les contester et les commissaires enquêteurs se définissant comme des « honnêtes hommes » plus que comme des experts, ils se refusent à évaluer la qualité des études ou à accueillir des contre-expertises.
En pratique, l’enquête publique serait donc une « simple formalité » qui « a peu d’incidence sur le projet » et « déçoit tout le monde, les citoyens comme les entrepreneurs » (p. 22). Les premiers sont déçus dans leurs espoirs d’influencer la décision, les seconds, eux, jugent que la procédure ajoute des délais inutiles, qu’elle est coûteuse et susceptible de recours contentieux. Dans une deuxième partie, F. Graber se tourne vers l’histoire de la procédure pour trouver les racines de sa longévité. Il souligne que le modèle actuel s’est stabilisé au début du XIXe siècle mais s’inscrit dans la continuité des enquêtes préalables de l’Ancien Régime. Loin des idées reçues, la participation du public n’est pas toujours liée à la démocratie. L’absolutisme use régulièrement de différentes formes de participation et de consultation. Elles font partie des rituels par lesquels le pouvoir ressource sa légitimité et réaffirme l’ordre de la société (p. 85) : « Le pouvoir royal s’appuie sur le fait qu’on en appelle à lui et encourage dans une certaine mesure ce recours pour s’imposer comme arbitre et se renforcer ». L’auteur souligne que le fondement de cette intervention est inégalitaire, la société d’Ancien Régime étant fondée sur les privilèges, sur les droits particuliers des communautés, des groupes et des individus. C’est parce qu’un projet implique « de créer un nouveau droit particulier en empiétant sur ceux des autres » (p. 86) que sont mises en œuvre des enquêtes « de commodité » (de commodo et incommodo) sur des sujets très divers, qui visent à établir si le projet est « utile pour le roi et le public » (p. 89). Ces enquêtes suivent alors un parcours qui semble familier au contemporain : confiée dans une première étape à un administrateur, celui-ci fait appel à des experts, consulte parfois des notables et des institutions ; puis la « lettre de patente » (la loi particulière autorisant les droits demandés) est soumise à l’examen d’un parlement local. Le procureur de ce parlement fait alors procéder à enquête par témoins, notables et experts réputés ne pas être parties à l’affaire mais connaissant le territoire. Il requiert également des « avis » (terme regroupant des expertises et des consultations). Enfin, le procureur sollicite le « consentement » de groupes, institutions et individus le plus souvent directement concernés, ce qui peut conduire à consulter largement, par exemple l’ensemble des communes se trouvant sur le tracé d’un projet de canal. L’expression du consentement est collective, réputée unanime, ce qui pose la question des inégalités au sein des communautés. Les demandes de consentement offrent la possibilité d’émettre des critiques ou des demandes d’aménagement. Une opposition formelle débouche sur un procès « très coûteux » pour les parties (p. 94).
L’auteur souligne que la notion de consentement est au cœur des débats de l’époque autour de l’absolutisme. Les sujets sont-ils comme des enfants qui expriment leurs opinions lorsqu’on les consulte puis obéissent à la décision du père ? Ou est-ce que, dans une vision contractualiste, il ne saurait y avoir de consentement forcé ? Son résumé des débats de l’époque résonne étrangement avec des débats contemporains (p. 95). L’enquête a en tout cas pour fonction d’établir que la décision prise est informée. Les désaccords ont été entendus, les intéressés ont pu s’exprimer, les droits de chacun reconnus. La décision, qui va inévitablement sacrifier des droits au profit d’autres, est prise en connaissance de cause par « une vue d’en haut » (titre de la partie) de l’ensemble des enjeux.
La Révolution et les régimes qui lui succèdent adaptent ce modèle en passant d’une étude des droits particuliers (que l’appel à des témoins ou des groupes restreints pouvait suffire à saisir) à l’appel à un public général. Au nom de l’égalité, « tout le monde » (p. 115) est appelé à participer à l’enquête. C’est ici que les mécanismes de légitimation par le silence de la majorité et la publicité, dénoncés dès le début de l’ouvrage, se mettent en place et permettent l’accélération du développement technologique et industriel17. L’auteur détaille alors son argument et illustre comment le silence des administrés a été théorisé au cours de cette période. La redistribution des droits qu’implique le développement industriel est alors privilégiée par des régimes d’autorisations favorables qui convergent progressivement vers un modèle d’enquête commun dans les années 1820-1830. Comme sous l’Ancien Régime, les finalités de l’enquête publique restent disputées et ambivalentes : formalité, outil de légitimation ou outil de contrôle de l’administration d’État – notamment les Ponts et Chaussées – et de la qualité des projets ? Outil du libéralisme politique permettant de contrôler les gouvernants ou procédure encadrée de consultation permettant à l’opposition de s’exprimer afin d’éviter les révoltes (p. 121) ? Les regards se tournent alors vers l’Angleterre où les libéraux français croient distinguer l’existence d’une forme de tribunal où pourraient s’affronter les points de vue à armes égales (vision idéalisée d’une procédure par témoins que nuance fortement l’auteur). En France, en 1828, une commission Molé, associant juristes, parlementaires et ingénieurs d’État va définir un régime visant à l’information du public18 par le dépôt et l’accès à une version simplifiée de son dossier (avant-projet) et à l’analyse du projet par la constitution d’une commission d’enquête chargée d’enregistrer les commentaires du public et d’étudier le dossier. Cette commission ajoute une dimension délibérative au dispositif. La nomination des commissaires enquêteurs est cependant confiée au préfet, gage de contrôle de la procédure. S’invente ainsi dans les années 1830, avec le développement industriel, la « technologie politique qui permet à la fois d’améliorer le projet et de gérer les oppositions à ce dernier » (p. 125).
Ces bases historiques posées, F. Graber s’attaque dans la dernière partie de son propos au « récit » contemporain de la « démocratisation des enquêtes publiques ». Suivant cette « version officielle » (p. 140), de multiples conflits et controverses à partir des années 1970, notamment du fait de la montée en puissance des mouvements environnementaux, auraient conduit à faire le constat que l’enquête sollicitait trop tardivement le public pour permettre son association à la décision. La réforme des enquêtes publiques en 1983 (loi Bouchardeau), la création, en 1986, de la Compagnie nationale des commissaires enquêteurs (CNCE), chargée de la formation, puis l’introduction de concertations préalables et de débat public en amont de l’enquête publique dans les années 1990, auraient profondément renouvelé l’esprit et la pratique de l’enquête publique, celle-ci contribuant pleinement aux progrès de la démocratie participative. F. Graber s’inscrit en faux contre cette vision irénique, tout juste utile à « renforcer l’identité » du groupe professionnel des commissaires enquêteurs (p. 128). Reprenant son cas d’étude en conclusion, l’auteur constate que les opposants au projet participent à l’enquête sans illusion. Pour eux, le meilleur espoir de faire échouer un projet est de le retarder, par exemple par des procédures contentieuses. Selon lui, aucun des traits fondamentaux de l’enquête publique n’a été modifié par les réformes. Les plus récentes (multiplication des consultations électroniques sans commissaires enquêteurs) apparaissent comme des retours aux sources plutôt qu’à des régressions. Certes, le dossier s’est progressivement étoffé d’éléments sur l’environnement mais il est toujours peu accessible, le cœur de l’enquête repose encore sur l’enregistrement des positions puis leur « neutralisation argumentative ». Le rôle de la participation du public, son influence sur la décision, restent flous. Les effets sur les projets et sur la décision seraient faibles. Le mythe de la démocratisation et de l’avènement de la participation du public contribuerait ainsi à entretenir l’illusion d’une conciliation possible du développement économique et de la protection de l’environnement. L’enquête publique apparaît alors comme un obstacle : « Nous abordons un monde nouveau, aux enjeux environnementaux complexes, avec des outils qui ont été conçus pour l’intensification de l’exploitation de la nature » (p. 191), conclut F. Graber. Il n’assortit cependant pas ce sombre constat de pistes de réflexions sur les outils pour aborder cette situation nouvelle. C’est sans doute la principale limite d’un travail qui réussit à rendre passionnant un sujet a priori austère.
En effet, l’auteur construit sa démonstration sévère sur la base de ses recherches historiques et sur une analyse détaillée de son cas contemporain. Il paraît cependant difficile de généraliser sur la pratique contemporaine de l’enquête publique à partir d’un cas unique sur un centre commercial. Peut-on vraiment, sur cette base, faire un état des pratiques et des effets d’une procédure qui porte sur des centaines voire des milliers de projets très divers ? Les travaux de sociologie politique mobilisés dans le livre sont souvent anciens19. Cela reflète sans doute le manque de travaux plus récents sur les pratiques concrètes des commissaires enquêteurs et leur sociologie20. Le livre, par exemple, ne rend pas compte d’évolutions plus récentes comme l’introduction de registres numériques ou la promotion de la notion de « continuité de la concertation21 ». L’auteur, il est vrai, est sceptique quant aux effets de l’introduction depuis plusieurs décennies de formes de concertation préalable, avec ou sans garant, ou de débat public en amont de l’enquête publique. L’enquête publique, en effet, est le terme de ces processus de participation du public. Prendre pour objet l’enquête publique rend peut-être plus difficile d’observer les effets des réformes sur ce qui se passe avant cette épreuve administrative ou dans le cadre des réponses aux « réserves » que peuvent émettre les commissaires enquêteurs. Ces dialogues du porteur de projet avec les parties prenantes, avec les administrations en charge d’instruire les dossiers puis avec les commissaires enquêteurs, ont peut-être tout de même des effets. Il n’est pas impossible que les projets évoluent, soient repensés, voire abandonnés avant l’enquête publique. Celle-ci retrouverait ici, via des anticipations, une de ses missions classiques d’amélioration des projets bien identifiée par l’auteur (p. 122 ; p. 125).
Le travail de F. Graber suscitera à n’en pas douter un intérêt renouvelé des chercheurs et des étudiants pour la procédure d’enquête publique et pour ceux qui la portent. Il serait intéressant d’inscrire ces travaux futurs, à la croisée de l’histoire, de la sociologie politique et de l’aménagement, dans une approche plus compréhensive de processus où la participation, la concurrence, le dialogue avec les administrations (y compris celle de l’environnement) et le recours contentieux constituent des éléments d’un système de décision qu’il convient de mieux comprendre si on a pour ambition de le réformer.
Arthur Jobert
(EDF R&D, Département SEQUOIA, Groupe de Recherche Énergie Technologie et Société, Palaiseau, France)
arthur.jobert@edf.fr
Une agriculture sans agriculteurs. La révolution indicible
François Purseigle, Bertrand Hervieu
SciencesPo les presses, 2022, 222 p.
L’ouvrage Une agriculture sans agriculteurs de François Purseigle (sociologue, École nationale supérieure agronomique de Toulouse [INP-ENSAT]) et Bertrand Hervieu (sociologue, ancien directeur de recherche au CNRS et ancien président d’INRAE) paru en 2022 aux éditions Sciences Po Les Presses, annonce par son titre une révolution en marche dans les campagnes. À renfort de données statistiques et d’éclairages fournis par l’enquête de terrain, les deux sociologues dressent un panorama de ce qui se clôt, se transforme et se renouvelle au sein du paysage agricole, tant dans les façons de mobiliser capitaux et main-d’œuvre pour la production que dans les conceptions du métier et de l’organisation du travail. La thèse des auteurs est limpide et argumentée au long de quelque deux cents pages : l’agriculture familiale n’est plus (ou presque) ; lui succèdent des modalités plurielles de salariat et de travail délégué, ces mutations prenant corps dans des dynamiques d’agrandissement, de spécialisation et de concentration des exploitations. Ainsi, des formes de tertiarisation de l’activité agricole se développent, phénomène dont la maîtrise échappe, en partie, aux agriculteurs eux-mêmes.
Après une introduction posant l’impensé des profonds bouleversements en cours, l’ouvrage est organisé en trois parties qui auscultent les différentes facettes d’une nouvelle réalité agricole, palpable dans les chiffres et les investigations plus qualitatives : la première partie (« Une population effacée », 51 pages) s’emploie à défaire la représentation commune de l’agriculture comme activité familiale ; la seconde partie (« Des entreprises éclatées », 75 pages) livre le portrait d’une agriculture transfigurée par les reconfigurations des formes d’organisation sociale et économique de la production agricole ; la troisième partie (« Des espaces disputés, des pouvoirs convoités », 54 pages) ré-encastre les transformations des mondes agricoles dans l’histoire et dans l’espace du politique et des territoires ruraux, traitant des concurrences sociales et des conflits de voisinage qui alimentent un malaise multiforme de la profession sur lequel porte la conclusion des auteurs.
Pour entrer dans la matière de l’ouvrage, considérons les diagnostics posés dans les trois parties. Les données statistiques récentes fournies dans la première partie confirment l’amenuisement de la profession agricole (les agriculteurs représentent 1,5 % de l’emploi total en 2021 selon l’INSEE) et signalent un tournant radical vers une agriculture de salariat. Le développement fulgurant des groupements d’employeurs (+ 213 % entre 2010 et 2020) et des entreprises de travaux agricoles (+ 71 % sur la même période) a pour pendant un net déclin de l’agriculture conjugale (seuls 19 % des chefs d’exploitation ont une conjointe déclarée agricultrice en 2019). Autre constat, si les familles agricoles cultivent les liens de parentèle davantage que dans les autres catégories professionnelles, elles ne se mobilisent plus dans le projet productif de l’exploitation comme avant : moins présentes dans la prise en charge du travail et encourageant souvent les enfants à poursuivre les études en vue d’une insertion hors agriculture, elles optent aussi parfois pour « la rente patrimoniale » en confiant la gestion intégrale des biens fonciers à un tiers, au lieu de céder l’exploitation à un repreneur ou de la mettre en fermage. D’autres marqueurs tels que l’importance du célibat, la grande précarité économique d’une fraction de la population agricole, le vieillissement des actifs, la détresse sociale et les taux de suicide révèlent une profession questionnée à vif dans ses orientations et sa capacité de reproduction. Considérant que « des formes atypiques d’entreprises sont appelées à émerger » (p. 65), les sociologues estiment que l’installation en agriculture dépendra largement de « la capacité des acteurs économiques (coopératives et industriels) à accompagner les repreneurs dont ils sont partenaires » (p. 64).
La seconde partie de l’ouvrage dévoile les contours de cette troisième révolution annoncée. Tandis que les exploitations de petite et moyenne taille économique déclinent en continu, les grandes exploitations représentent en 2020 une exploitation sur cinq, mobilisant 40 % de la surface agricole française et 45 % de l’emploi agricole. Les salariés (permanents, saisonniers et occasionnels) réalisent aujourd’hui 32 % du travail agricole. L’agriculture évolue vers la spécialisation et la concentration des exploitations (p. 80 à 87). Fait inédit par son ampleur, la création de sociétés agricoles précipite ce mouvement : d’après les données de la Mutualité sociale agricole de 2021, 60 % des chefs d’exploitations gèrent ou cogèrent des sociétés agricoles, lesquelles sont destinées à renforcer l’assise capitalistique et foncière des structures et/ou permettre le développement d’activités annexes, en particulier l’intégration-concentration de nouveaux métiers ou de nouvelles fonctions en leur sein. Ces sociétés aux montages devenus très complexes produisent « une disjonction entre la réalité physique de l’exploitation et l’entité juridique qu’elle constitue » (p. 87). Elles dessinent un nouveau visage de l’agriculture en la faisant évoluer vers « des modes de plus en plus abstraits d’appropriation du sol » (p. 88), mobiles et financiarisés, et en contribuant à durcir la partition entre riches et pauvres au sein de la profession : « Les 10 % des exploitations enregistrant les plus faibles revenus ont des revenus négatifs de – 4 600 euros, tandis que les revenus de la tranche la plus élevée s’élèvent à 69 500 euros par unité » (p. 97).
Dans cette seconde partie, les sociologues s’attardent sur la montée en puissance de nouvelles formes de sous-traitance, symptômes de transformations majeures dans l’exercice du métier et dans les formes de régulation du secteur agricole (p. 99-130). Ils dressent le profil des exploitations concernées, la nature des prestations réalisées, et le fonctionnement d’un marché estimé à plus de 4 milliards d’euros sur lequel se positionne une pluralité d’acteurs capables de passer des alliances stratégiques pour intervenir en lieu et place des chefs d’exploitation. D’après le dernier recensement agricole de 2020, 70 % des moyennes exploitations et 77 % des grandes font appel à des prestations de services de nature aussi bien technique, administrative que décisionnelle et stratégique. Des offres d’assistance à la maîtrise d’ouvrage apparaissent, à l’instar du secteur du bâtiment, et de nouveaux acteurs « ensembliers » occupent d’ores et déjà les segments les plus poussés de la délégation : des coopératives d’utilisation de matériel agricole (CUMA) dites « intégrales » ; des groupes coopératifs s’investissant dans le conseil et l’expertise assurantielle ; des entreprises étrangères (anglaises, belges) intervenant dans le conseil agronomique par le biais de land managers ; des opérateurs intermédiaires sécurisant la production pour le compte d’industriels de l’agrofourniture ou de l’agroalimentaire ; des plateformes à l’envergure nationale, parfois créées par les agriculteurs, visant à regrouper un ensemble d’offres de service.
Ces dynamiques conjointes d’intégration et de rationalisation de l’activité agricole, dont les entreprises agricoles aux allures de firme sont l’incarnation, engendrent des rapports sociaux inédits. Soit elles placent les chefs d’exploitation dans une relation de dépendance technique et cognitive envers des tiers, soit elles les amènent à développer leurs compétences stratégiques. Quoi qu’il en soit, la « gestionnarisation de l’agriculture induit une redéfinition exogène de la professionnalisation » (p. 135) et fait émerger de nouveaux métiers liés à l’encadrement de la production agricole.
La troisième et dernière partie aborde les mutations des mondes agricoles sous l’angle de la question identitaire et de la conflictualité en regard des dynamiques d’évolution des espaces ruraux et des métamorphoses sociales et économiques de l’agriculture. C’est sous le signe de l’ambivalence (les auteurs listent 6 paradoxes de l’agriculture française, p. 189-197) que les agriculteurs, aux conditions de travail et de vie très différenciées, font face à un ensemble d’attentes ou d’injonctions émanant des territoires et des dispositifs d’aides publiques. Ils ne sont plus « les paysans de la République » que l’histoire longue de la modernisation a pu forger. S’ils constituent indéniablement une force politique durable, leur place dans la ruralité ne va plus de soi en raison de l’impact de leurs pratiques sur la santé des populations, l’environnement, la biodiversité, les paysages. Dans des espaces aujourd’hui érigés en « communs », les prises à partie et les conflits ont tendance à se multiplier.
Efficace antidote à une vision passéiste de l’agriculture, cet ouvrage arme ses lecteurs de repères permettant de poser plus clairement les termes du débat sur le devenir de l’agriculture. Il dessille le regard porté sur ce monde professionnel que l’on savait pluriel, mais dont les mécanismes de différenciation n’avaient sans doute pas encore été démontés avec autant de précision et suivant une logique d’ensemble. Les auteurs indiquent en conclusion qu’ils ont voulu « attirer l’attention sur la rapidité et la discrétion d’un processus qui pénètre et déstabilise fortement un milieu » (p. 199) et on leur sait gré de donner en pâture un diagnostic précis dont peuvent se saisir aussi bien les organisations syndicales, le monde de la recherche, les politiques que l’opinion publique. On peut regretter toutefois que cet ouvrage, appelé à faire référence, n’aborde qu’en pointillé les pratiques alternatives qui bruissent dans les campagnes, comme celles de minorités actives faisant valoir d’autres conceptions du métier et du rapport à la nature, et renouvelant les formes du dialogue avec la population ; qu’il ne fournisse pas davantage de contrepoints à la conception dominante de la performance de la ferme France et à sa focalisation sur la puissance exportatrice de l’agriculture (p. 140) ; ou encore qu’il s’en tienne à une conception du renouvellement des générations tributaire du seul leadership des coopératives et des industriels (p. 64) quand d’autres démarches sont expérimentées à l’échelle des territoires ; qu’il n’entrevoit, enfin, les effets des politiques environnementales sur les décisions des agriculteurs qu’au prisme d’un calcul comptable, celui « du coût d’opportunité de l’investissement » (notamment « pour l’achat de matériels plus puissants ou disposant de technologies innovantes », p. 111) et celui « du coût du travail » en raison du temps requis « pour l’acquisition de nouvelles compétences ou la conduite de chantier » (p. 111-112), tandis que s’expérimente un peu partout en France une agroécologie basée, non sur des artefacts, mais sur des processus naturels. Ces réserves exprimées, l’ouvrage donne de la visibilité sur les directions empruntées par les entreprises agricoles de moyenne et de grande taille économique en France ainsi que sur l’écosystème organisationnel soutenant un tel développement. Il permet en somme de savoir où va le capital. Ce faisant, les auteurs nous tiennent en éveil sur ce qui se profile à bas bruit et invitent à débattre de l’agriculture que nous voulons.
Nathalie Joly
(Institut Agro Dijon, UMR CESAER, Dijon, France)
nathalie.joly@agrosupdijon
Protéger et détruire. Gouverner la nature sous les tropiques (XXe-XXIe siècle)
Guillaume Blanc, Mathieu Guérin, Grégory Quenet (Eds)
CNRS Éditions, 2022, 381 p.
Comment protection et destruction de la nature peuvent être les deux faces d’une même pièce ? C’est à cette question que tente de répondre l’ouvrage dirigé par Guillaume Blanc (Université de Rennes 2), Mathieu Guérin (INALCO), et Grégory Quenet (Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines), trois historiens spécialistes d’histoire environnementale. L’ouvrage est un produit du projet ANR jeune chercheur PANSER (Patrimoines naturels aux Suds : une histoire globale à échelle réduite), dirigé par G. Blanc depuis 2018, qui étudie la façon dont les « experts » en environnement et en patrimoine circulent dans l’Afrique et l’Asie du XXe siècle et y introduisent les mêmes approches des politiques de la nature et des modes de domination qui y sont associées. Ces réflexions sont très complémentaires de l’ouvrage de G. Blanc, L’invention du colonialisme vert, paru en 2020 et qui a connu un certain succès médiatique. L’approche choisie ici est davantage destinée à un public académique et surtout englobe de nombreux cas d’étude. L’équipe réunie compte 14 chercheurs de différentes disciplines (des historiens, mais aussi des géographes, un anthropologue et une politologue) qui exercent dans six pays différents (France, Inde, Pays-Bas, Angleterre, États-Unis et Singapour). Les sources sont variées, comme les correspondances, les archives d’administrations coloniales, nationales ou internationales ou encore des photographies.
Les différents chapitres donnent à voir une histoire globale de la conservation de la nature dans le Sud au XXe et XXIe siècles, qui peut commencer avec celle des réserves de chasse dans l’Afrique du début du XXe siècle. Il s’agit de comprendre en quoi la notion de protection de la nature dans les différents empires coloniaux est une arme de domination, qui se prolonge bien au-delà des indépendances, et qui justifie des politiques de prédation capitalistes qui accompagnent la colonisation, ou s’en nourrit. Quand elle ne s’y oppose pas, la protection de la nature permet à la destruction de celle-ci de prospérer. La perspective de destructions engendre des politiques d’affichage de protection. Différentes approches permettent à l’ouvrage de proposer réellement une histoire comparée. Il s’agit de comprendre des transferts d’hommes et de politiques dans différents pays du Sud, comme dans le cas de l’Irlandais Archibald Ritchie, chargé d’implanter en Malaisie des politiques de la nature telles que mises en œuvre au Kenya dans les années 1930 (chapitre 2). La connexion n’est pas seulement celle des continents asiatiques et africains, mais aussi celles qui concernent les empires coloniaux français, britanniques, portugais ou encore allemands, ce qui est depuis longtemps un angle mort des études impériales. De ces divers terrains, on retiendra cinq idées fortes :
La première idée est celle de la continuité entre l’époque coloniale et la période qui suit l’indépendance en ce qui concerne les politiques de protection de la nature. Ce lien apparaît dans l’article de Joseph Hodge portant sur la carrière de Arthur Hugh Bunting qui grandit en Afrique du Sud avant de travailler comme fonctionnaire colonial au Tanganyika puis de reprendre en 1956 la chaire d’Agricultural Botany à l’Université de Reading (chapitre 6). Cette continuité est également visible dans l’article de Raf de Bont où les discours des organisations internationales comme l’Unesco ou la FAO promeuvent des projets d’élevage « raisonnable » de gibier dans les années 1960 et s’appuient sur des idées coloniales anciennes pour préserver les espèces africaines face à l’attitude supposée destructrice des populations locales (chapitre 7). Rozenn Nakanabo Diallo, dans son article sur les politiques de conservation au Mozambique, voit quant à elle d’importantes continuités entre la période coloniale et la période postindépendance dans l’utilisation des parcs nationaux au service du contrôle social et des intérêts du pouvoir en place (chapitre 11).
La deuxième idée est celle de l’écart entre les discours de protection de la nature élaborés en Europe et leur application sur le terrain. Cet écart est montré pour l’époque coloniale par plusieurs contributions. Dans l’Empire français, Pamela McElwee et Diana K. Davis montrent que les réglementations concernant le Vietnam et le mandat syrien et libanais sont moins nombreuses qu’en Algérie, prouvant les inégalités de traitement selon les colonies et l’absence d’une politique d’ensemble (chapitre 1 et 5). Pour l’Empire britannique, M. Guérin affirme que la mission menée par Archibald Ritchie en Malaisie est largement un échec et que les réactions des populations et des autorités locales sont très différentes d’une colonie à l’autre (chapitre 2). Concernant l’époque postcoloniale, les auteurs insistent pour dire que l’idée d’un discours de protection de la nature proposé par des pays occidentaux et refusé par des acteurs locaux est bien trop simpliste. Pour les Seychelles dans les années 1970, G. Quenet montre que différents courants traversent et divisent les organisations internationales environnementales et les acteurs locaux. Les élites seychelloises promeuvent (ou non) par exemple les politiques de conservation de la nature selon les rapports de force politiques (chapitre 9). Dans un autre contexte, celui de l’Inde très contemporaine, Meera Anna Oommen montre que les acteurs locaux (notamment le mouvement écologiste de défense et de protection des animaux dans les villes) peuvent prendre appui ou non sur des réseaux internationaux selon leurs intérêts (chapitre 12).
La troisième idée est que les experts jouent un rôle prépondérant dans les politiques de conservation, en particulier en tant que vecteurs de légitimation pour les pouvoirs en place. Ces experts n’ont pas nécessairement l’oreille du pouvoir, comme dans le cas de la Syrie et du Liban sous mandat (chapitre 5). Ils constituent néanmoins des acteurs centraux tant la foi dans la science (notamment agronomique) et les technologies est répandue dans les discours sur la conservation. L’article de Raphaël Devred rend compte de la confiance et de la surestimation des zootechniciens dans leur capacité à forger un modèle animal conforme au projet politique de colonisation par le croisement du mérinos avec des races venues d’Afrique (chapitre 4). Pour le monde britannique, Joseph Hodge rappelle que les visions impérialistes et anti-impérialistes du développement partagent des points communs comme une même confiance en la science, la technologie et l’État, incarnée par Arthur Hugh Bunting (chapitre 6). Enfin Simone Schleper, dans son article sur les techniques d’observation et de surveillance des déplacements migrateurs de gnous au Serengeti, montre que l’évolution du rapport qu’ont les chercheurs avec leur terrain a une incidence directe sur leurs recommandations et les politiques publiques (chapitre 10). Ces discours d’experts sont souvent adossés à des politiques de communication qui s’affirment au fur et à mesure de la période. À ce titre, le chapitre de William Beinart autour des représentations de la nature au Kenya par les photographies de Joy Adamson est emblématique. Adamson devient une photographe animalière à succès au début des années 1960, en lien avec une certaine branche de l’écologie en Occident insistant sur la nécessité de changer de regard sur les animaux, notamment prédateurs (chapitre 8).
La quatrième idée, sorte de fil rouge dans l’ouvrage, c’est que les politiques conservationnistes échouent largement et que les logiques d’usage l’emportent. Ce sont bien au final les logiques économiques, d’exploitation des ressources naturelles ou de mises en valeur touristiques qui triomphent dans les rapports de force politiques, quand bien même les apparences d’une conservation sont sauves. Dans le Vietnam colonial, les réglementations de protection de réserves de chasse servent moins à protéger la nature qu’à assurer une présence de gibiers pour les touristes et les amateurs de chasse (chapitre 1). Non loin de là, dans le Singapour de la fin du XIXe siècle, Timothy Barnard explique que si les réserves forestières sont créées en réaction aux phénomènes de destruction de la nature par les politiques de plantation de noix de muscade, de coton ou de poivre, la reforestation de l’île vise là aussi le profit et l’exploitation. Ce ne sont pas les arbres les mieux adaptés au sol singapourien qui sont choisis, mais les bois tropicaux susceptibles de pousser le plus vite et de se vendre le plus cher (chapitre 3). Enfin, à une époque plus contemporaine, Johan Oswald montre que les arbitrages politiques concernant la nature en Côte d’Ivoire vont toujours dans le sens des déforestations. La diminution de la surface forestière entraîne une diminution de la pluviométrie qui engendre une baisse de la productivité et en retour les pouvoirs publics acceptent la conversion des espaces forestiers et l’augmentation des surfaces cultivées (chapitre 13).
La cinquième grande idée concerne le spectre très large que peuvent recouvrir les politiques de protection de la nature. Ces politiques concernent certes souvent la création d’aires protégées comme les réserves impériales à Singapour à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle (chapitre 3), ou bien les politiques de conservation au Mozambique (chapitre 11). Cette protection par les aires protégées est également présente après les indépendances, comme dans les zones de protection naturelles implantées dans les Seychelles (chapitre 9) ou dans les politiques nationales du Gabon contemporain. Dans ce dernier cas, 11 % du territoire est placé sous protection intégrale et les compagnies forestières et les populations vivant dans ou en marge du parc national se voient interdire l’accès à celui-ci (chapitre 13). Les protections de la nature sont cependant loin de concerner les seules aires protégées. Elles peuvent s’incarner à travers la notion d’animaux à exporter et à adapter à des territoires. C’est ce que montre l’histoire du transfert avorté de la race ovine du mérinos de Rambouillet vers la colonie du Cap puis vers l’Algérie (chapitre 4), qui était destiné à stimuler un élevage à destination de la métropole. Cette vision « protectrice » des animaux peut se manifester avec l’idée de promouvoir une chasse dite « raisonnable », comme ce fut le cas en Afrique dans les années 1960 (chapitre 7). Elle peut aussi se réaliser dans l’Inde contemporaine autour des débats sur l’interdiction de la chasse du tigre, de l’éléphant d’Asie et du crocodile marin (chapitre 12).
Chaque chapitre est ponctué par une conclusion d’une à deux pages qui facilite la mise en avant des idées principales. L’ouvrage a le mérite de proposer de nombreux terrains dont certains sont peu habituels dans les ouvrages d’histoire contemporaine en langue française. L’ouverture à des chercheurs internationaux et la connexion avec un monde académique globalisé sont remarquables, même si on notera la présence d’une seule contribution provenant d’un chercheur institutionnellement rattaché au « Sud ». Comme dans tout ouvrage collectif, certaines contributions sont de qualité ou de cohérence inégales avec le reste de la démonstration. Il aurait été très intéressant d’avoir également des chapitres sur la Libye ou l’Éthiopie italienne, ou sur le Congo belge, afin de multiplier encore plus les angles d’attaques impériaux. Malgré ces points de détails, une vraie cohérence parcourt l’ouvrage et tous les chapitres font le lien entre politiques de protection et politiques de destruction de la nature. L’ouvrage est complet, foisonnant, réussi, et sera utile à tous ceux qui veulent comprendre les logiques des ambiguïtés des politiques de protection de la nature depuis un siècle à l’échelle planétaire.
Nessim Znaien
(Université de Marburg, CNMS, Allemagne)
nessim.znaien@uni-marburg.de
Ethnographies des mondes à venir
Philippe Descola, Alessandro Pignocchi
Seuil, 2022, 172 p.
La forme seule de l’ouvrage Ethnographies des mondes à venir témoigne de la nouveauté qu’ont souhaité engager Philippe Descola et Alessandro Pignocchi22, en proposant un dialogue solidement charpenté et ponctué de séquences illustrées qui développent le récit d’un monde qui peut changer. Le livre s’inscrit dans ces essais contemporains désormais plus systématiques qui corrèlent à l’analyse critique et réflexive des fondements de notre ontologie « naturaliste » des propositions concrètes pour en sortir. L’objectif est bien en effet ici de « fissurer le naturalisme pour laisser émerger d’autres façons d’être au monde ». L’entreprise réflexive constitue donc un préalable. L’idée étant, pour proposer des réponses efficaces, d’« identifier correctement ce qu’il faut combattre » (p. 13) et pointer la contingence d’une pensée européenne qui, faute d’avoir opéré cette analyse réflexive, a « taillé dans le tissu du monde des vêtements à sa mesure sans se soucier de savoir s’ils habillaient correctement d’autres corps que le sien » (p. 17). Il s’agit ensuite de renouveler en profondeur notre outillage intellectuel en allant puiser à d’autres modèles. Car les schèmes et concepts que la pensée européenne a jusqu’alors mobilisés ne nous ont pas seulement rendus inaptes à comprendre le monde des autres, ils nous ont également exclus du nôtre : un monde « dans lequel nous sommes entrés avec le nouveau régime climatique, caractérisé par des frontières entre les humains et celui des non-humains beaucoup plus poreuses que celles que les naturalistes avaient tracées » (p. 17). Pour accomplir ce double geste, critique et programmatique, l’anthropologie est décisive.
« Politiser l’anthropologie de la nature »
Le livre est en cela un vrai manifeste en faveur de l’anthropologie. Perçue comme « intrinsèquement subversive », l’anthropologie permet en effet de « ressentir la relativité de nos valeurs, de nos concepts et de nos façons de faire », et devient « un réservoir d’outils de dérangement intellectuel » (p. 16). Une anthropologie plus particulièrement est pressentie pour opérer ce dérangement intellectuel d’ampleur : l’anthropologie de la nature. Les lecteurs familiers de l’œuvre de P. Descola retrouveront des développements connus : l’origine ethnographique, chez les Achuar, de son anthropologie de la nature ; les quatre modèles ontologiques qui en ont résulté. Ils y découvriront également des reliefs jusqu’alors moins visibles de ses approches et objets de recherches. Pour aborder cette part plus discrète de l’anthropologie de la nature : une part qui rend hommage aux prolongements militants, ou politiques – suffisamment marginalisés jusqu’alors pour que le titre du chapitre 1 mentionne de façon explicite le projet de « politiser l’anthropologie de la nature » –, nul doute que l’entremise de A. Pignocchi est cruciale. Le dialogue engagé entre les auteurs constitue en effet un moyen efficace de répondre aux critiques qui ont ciblé l’anthropologie de la nature, sans adopter la forme du plaidoyer. Dans un échange rondement mené, se dessinent le galbe politique et la consistance plus rugueuse d’une anthropologie de la nature qui apparaît alors comme un recours indispensable pour comprendre et démêler les racines complexes du capitalisme.
Critique du capitalisme : autopsie d’une nature muette
S’il n’en a pas été le moteur direct, le naturalisme a toutefois activement participé à rendre possible et à légitimer l’exploitation de la nature. Naturalisme et capitalisme constituent les phases complémentaires d’un même processus d’objectivation des collectifs – humains comme non-humains –, qui consiste à vider les vivants de toute intériorité en leur assignant le statut de « ressources » (p. 14). Ce qui constitue en effet le propre du modèle capitaliste est de « transformer tout ce qu’il touche en objet » (p. 82). Cet élément est crucial pour comprendre la résistance de l’économie capitaliste à reconnaître, et étendre à un spectre plus large d’entités vivantes, une subjectivité qui saperait le principe de commensurabilité et de conversions monétaires sur lequel elle repose. Un autre élément favorise également le passage à la monétarisation de la force de travail : le fait que le prolétariat ait été arraché à sa terre, au terreau d’intersubjectivités dans lequel il s’inscrivait, et auquel a été substituée une sphère sociale appauvrie, réduite à des interactions fondées sur l’exploitation et la subordination.
Dans l’expérience de la lutte, le tissu des solidarités se recompose : tous ceux qui ont été objectivés, soumis aux logiques marchandes, aliénés par elles, sont amenés à devenir des « partenaires d’oppression » et partant « des alliés de lutte » (p. 84). La lutte est donc créatrice : elle actualise et produit une « extension de solidarités » également là où elles n’apparaissaient pas avant, comme le montre l’exemple des salariés de Fleury Michon qui partagent désormais avec les cochons ou les tourbières gorgées de nitrates une problématique politique commune (p. 85). Dans la lutte, se ressoudent ou se déploient « de nouvelles alliances » entre des collectifs que la matrice productiviste naturaliste avait contraints à mettre en compétition.
Resubjectiver le vivant est donc le moyen le plus efficace pour déraciner les souches du capitalisme, mais il s’agit moins de le faire en partant de subjectivités spécifiques dont P. Descola a déjà mis en lumière le traitement inégal, que de privilégier des niveaux plus systémiques, « biocentrés » : de milieux, de séjours, d’habitats (p. 137). Ce n’est pas la première fois que P. Descola avance cette proposition qui, pour constituer une alternative forte, n’en est pas moins délicate à mettre concrètement en œuvre. Un tel changement de perspective induit en effet de revenir sur les bases de notre ontologie : la pertinence du clivage opéré en Occident entre humains et non-humains ; le bien-fondé des notions de propriété, d’individu, qui se sont sédimentées dans le droit, le monde politique et l’économie au point que leur contingence historique est devenue invisible. Ces renversements, qui constituent de « prodigieuses révolutions mentales » (p. 91), ne peuvent être engagés sans relais institutionnels.
Penser l’universel à partir de la pluralité, éprouver la pluralité par le corps
Le chapitre 7 et les suivants vont « préciser le projet politique qui commence à s’ébaucher » (p. 102) en avançant des propositions qui reposent toutes sur l’idée qu’il faudrait réinvestir la pluralité. Ce principe s’applique au niveau économique en cherchant à déconstruire la suprématie des logiques capitalistes. Pour y parvenir le geste reste le même. Il s’agit d’abord de faire apparaître le « caractère exceptionnel dans l’histoire des institutions humaines » (p. 103) du modèle capitaliste : autrement dit d’en souligner la singularité pour permettre ensuite à des « économies » qui ont précédé le capitalisme, ou en sont les contemporaines négligées, d’apparaître.
Ce qui frappe dans ces économies que la pensée actuelle a qualifiées de « précapitalistes » est le fait que, contrairement au capitalisme, les valeurs attribuées aux choses ne sont pas égales : « il (y) existe des sphères d’échanges et de valeurs incommensurables les unes les autres ». Cette incommensurabilité constitue autant un revers à l’interchangeabilité qui structure le monde dans le capitalisme qu’une source d’inspiration pour lui opposer des alternatives concrètes (p. 103).
Lutter contre la déferlante naturaliste implique donc de revaloriser l’ensemble du vivant en s’exerçant à emprunter sa perspective et de produire ainsi « une compréhension incarnée de ce que l’on observe » (p. 25). La dimension empathique d’un « perspectivisme sensible23 » qui consiste à « transposer la situation et se mettre à la place » de l’autre – humain comme non-humain – apparaît décisive et concrètement illustrée dans les bandes dessinées qui jalonnent l’argumentation. Dans la première série, le lecteur est amené à adopter le point de vue d’un anthropologue non européen qui interprète notre monde urbain et moderne à l’aune de son propre système d’inférences. La série suivante opère un jeu d’inversion entre les points de vue humain et non humain. Plus substantiellement développée que les autres et filée sur plusieurs chapitres, cette série qui relate l’itinéraire du président Macron, de l’Élysée vers les friches de l’État, indique d’emblée l’ambition radicale d’un projet qui n’entend pas se satisfaire d’un appel à la néoruralité, mais inciter chaque sujet à opérer des métamorphoses radicales.
Les possibilités de changer notre point de vue sur le monde sont toutefois réduites. Certains affects pérennisent en nous la perspective naturaliste et rendent le déplacement vers d’autres modèles, moins évident. La peur : cet affect, que j’ai moi-même analysé dans mes travaux24 comme étant le vecteur le plus efficace de la perspective située qui est la nôtre, bride les possibilités d’un tel décentrement. Les auteurs enjoignent ainsi le lecteur à mettre à distance ces affects tristes, attisés par la crise écologique, pour « réenchanter le monde » (p. 161).
Conclusion
Ethnographie des mondes à venir ne laissera personne indifférent. Le dynamisme de son argumentation, la richesse des exemples auxquels il puise pour illustrer une diversité qu’il entend faire (re)connaître et ériger en valeur universalisable ; la façon dont se rejoignent et se fécondent des formes de temporalités que nos lectures évolutionnistes ont jusqu’alors pensées dans la linéarité et le repli font de cet ouvrage une tentative audacieuse pour réinventer des liens suspendus par le naturalisme. Ce livre constitue à ce titre une pièce importante dans un paysage éditorial pourtant très étoffé sur la question ces dernières années.
Est-il pour autant, comme la bande dessinée qui l’introduit nous incite à le penser, « le livre qui a fait basculer le monde » ? Deux réserves seraient peut-être à l’issue de cette lecture à formuler. La première porte sur le contenu concret des propositions des auteurs. Si l’analyse critique y est remarquablement menée, remplissant largement l’objectif de « définir ce qu’il faut combattre », la façon de mener « ce combat » apparaît quant à elle moins aboutie. Comment procéder concrètement ? Les aspirants à un autre monde doivent-ils puiser dans l’économie capitaliste les moyens d’y remédier ? Cette démarche « autophage » est-elle féconde ? La lutte constitue-t-elle le seul terreau dans lequel renouer et faire croître des solidarités ? La seconde réserve porte sur la place à donner à ces « voies tierces » : ces modèles ontologiques autres dont la réalité et l’épaisseur sensibles, la complexité, les contradictions et les hybridations ne font finalement pas l’objet de l’attention symétrique escomptée. Ces réserves ne réduisent toutefois en rien la qualité et la nécessité de ce texte qui pointe la difficulté de la tâche à accomplir et cible l’horizon ethnographique commun à l’ensemble de ces mondes à venir, en situant dans la sensibilité – le corps et les affects – les possibilités, en même temps que les limites, à l’avènement d’un tournant véritable.
Hélène Artaud
(MNHN, UMR PALOC, Paris, France)
artaud@mnhn.fr
IPCC (Intergovernmental Panel on Climate Change), 1995. Climate change, IPCC second assessment, a report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, Genève, World Meteorological Organization. IPCC, 2023. Climate change 2023 – Synthesis report. Contribution of working Group I, II and III to the sixth assessment report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, Genève, IPCC.
Venturini T., 2008. La cartographie de Controverses. Communication au colloque CARTO 2.0, 3 avril, Paris, https://qsv.ensfea.fr/wp-content/uploads/sites/15/2017/10/2-Venturini-2008-Cartographie_Controverses_Carto2.0.pdf.
L’auteur cite cependant un travail de Cécile Blatrix et Noé Girardin qui fait un point sur l’évolution récente de la procédure et donne quelques indications sur les pratiques à travers la question des coûts (« Vers une démocratie participative low cost » in Blatrix C., Mery J. (Eds), 2018. La concertation est-elle rentable. Environnement, conflits et participation du public, Versailles, Quæ).
Voir, par exemple, « Lignes directrices pour assurer la continuité de l’information et de la participation du public », publication commune en 2022 de la Commission nationale du débat public (CNDP) et de la Compagnie nationale des commissaires enquêteurs (CNCE), www.debatpublic.fr/la-cndp-et-la-cnce-publient-un-guide-sur-la-continuite-de-la-participation-3903.
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